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Billet de blog 30 mai 2025

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Ugo Bernar, artiste du signe dynamique

Retenez bien ce nom : Ugo Bernar. Le jeune artiste présente une exposition en ligne qui prend la forme d'un roman déployant un savant jeu de signes cryptés et dynamiques.

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Illustration 1
Portrait de l'artiste Ugo Bernar au moulin, 2025. © © Léo Koroze

L'exposition numérique d'Ugo Bernar, intitulée «=», est actuellement visible en ligne sur le site du Musée Extd. Voici le lien pour entrer dans l'exposition : «=»

Réalisée en 2020 et restée secrète jusqu'à ce jour, cette œuvre est désormais accessible à tous, sans limitation de durée. L'artiste la qualifie lui-même de «roman hypergraphique et numérique», ce qui brouille d'emblée les repères habituels et rend l'œuvre inclassable. S'agit-il d'une exposition-roman ou d'un roman-exposition ? Les frontières semblent vaciller.

À travers «=», Ugo Bernar s'intéresse de près à la nature même de l'Art et en réévalue chaque échelle. Il explore d'abord les composantes fondamentales de l'œuvre d'art, signes, forme, médium et idée. Ensuite, il élève sa réflexion à l'échelle des disciplines du roman et des arts visuels. Enfin, il se hisse au niveau du système général de l'Art lui-même, avec l'idée que tout doit être repensé.

Le présent texte vise à éclaircir les liens entre ces différentes échelles et les progrès qu'ils impliquent.

Chapitre Deux masques, «=», roman hypergraphique et numérique, 2020. Pour une meilleure expérience, mettre la vidéo en 4K. © Ugo BERNAR

SIGNES DYNAMIQUES

Dès la première confrontation avec «=», le lecteur est désarçonné par son étrangeté. Ce roman ne contient ni mot, ni phrase, à l'exception de certaines descriptions. Il n'a ni début ni fin. Il ne développe aucun récit traditionnel et rejette l'impression sur papier. C’est un anti-roman.

Pourtant, la beauté formelle de ses compositions et de ses couleurs pop a de quoi séduire au premier abord. Mais, à la faveur d'une seconde lecture, le lecteur décèlera des couches de sens insoupçonnées. Il devra, pour cela, se faire l'égyptologue, l'interprète de cette nouvelle Pierre de Rosette.

Chapitre Carré divisé horizontalement, «=», roman hypergraphique et numérique, 2020. Pour une meilleure expérience, mettre la vidéo en 4K. © Ugo BERNAR

Les signes fonctionnent ici comme des entités à part entière, de véritables particules élémentaires qui structurent l'œuvre. Divers régimes de signes se manifestent et se déploient. On y trouve des mono-signes, des signes réclamant la participation des lecteurs (supertemporels), des alphabets cryptés, des signes en mutation aléatoire (polyautomatiques), et une infinité d'autres typologies étranges.

Ugo Bernar projette le signe dans le multiple. Mais, chez lui, le multiple ne se limite pas à la simple prolifération de nouveaux signes, mais également à l'introduction de la multiplicité à l'intérieur du signe. L'artiste active de nouvelles puissances dynamiques au cœur du signe, de manière à l'animer. Il crée des signes-dynamiques. C'est, sans doute, l'une des plus grandes originalités de son travail.

FORME HYPERGRAPHIQUE

Ce «roman hypergraphique» ne doit pas être confondu avec l'actuel roman graphique. Si ce dernier repose essentiellement sur l'emploi d'une bi-écriture image-texte propre à la bande-dessinée, le roman hypergraphique, lui, dispose d'une poly-écriture plus étendue et plus riche. Il convoque et combine l'intégralité des écritures et des signes de communication visuelle de l'Humanité.

Pictogrammes, idéogrammes, hiéroglyphes, alphabets, nombres, morse, tous les signes anciens, actuels et inventés sont potentiellement mobilisables à l'intérieur de cette multi-écriture artistique.

Chapitre Flèche qui tourne, «=», roman hypergraphique et numérique, 2020. Pour une meilleure expérience, mettre la vidéo en 4K. © Ugo BERNAR

Le roman est composé de 111 chapitres. Son titre «=», le signe mathématique «égale», évoque l'égalité stricte accordée à chaque chapitre par rapport aux autres, ainsi que l'équivalence entre un signe et un sens. Bien qu'il soit chapitré, l'ouvrage ne se lit pas de manière linéaire, suivant un principe de succession logique. Aucune hiérarchie ni ordre de lecture n'est ici imposé. Une totale liberté est laissée au lecteur.

Chaque chapitre offre une présentation en double page. À gauche, un système de notation inédit, créé spécifiquement pour le chapitre apparaît sobrement. Sur la page de droite se forme alors une composition inédite élaborée à partir de ces mêmes signes.

Chapitre Signe inventé rose, «=», roman hypergraphique et numérique, 2020. Pour une meilleure expérience, mettre la vidéo en 4K. © Ugo BERNAR


En introduisant le dynamisme à l'intérieur de certains signes, mais aussi dans les relations entre eux, Bernar cherche à dérégler le système hypergraphique par le mouvement. C'est ce dynamisme qui déconstruit l'hypergraphie. Ce mouvement métamorphose, efface, substitue, clignote, dissocie, disperse, anéanti. Un chaos advient.

MÉDIUM NUMÉRIQUE

Le médium désigne généralement les outils, procédés techniques et supports utilisés pour donner corps à une œuvre. Dès ses premières investigations, l'artiste s'était déjà affranchi de l'usage des matériaux traditionnels de l'art, tels que le tableau, l'installation, ou le livre imprimé.

Son travail se manifeste à travers un médium contemporain : le numérique. Chez Bernar, le numérique n'est pas utilisé de façon gratuite, il est réellement au service d'une cohérence générale, celle qui consiste à donner vie aux signes pour en révéler la nature dynamique. Seul le recours à l'animation graphique est capable de rendre, en temps réel, ce mouvement destructif des signes. L'exploration de ces potentialités dynamiques exige donc l'emploi d'une technologie numérique.

Chapitre Cercles en cercle, «=», roman hypergraphique et numérique, 2020. Pour une meilleure expérience, mettre la vidéo en 4K. © Ugo BERNAR

Toutefois, à première vue, le roman «=» évoque l'apparence d'un ouvrage ouvert, établissant ainsi un lien ténu avec ce que l'on appelle communément un livre, au sens matériel. Mais c'est là le seul repère que l'artiste concède au lecteur.

Ugo Bernar s'engage dans un secteur véritablement expérimental au sein des arts numériques.

IDÉE ET FICTION

Si les expérimentations numériques d'Ugo Bernar aboutissent à la déconstruction simultanée des signes et de leurs relations, elles ont aussi pour effet d'altérer l'idée de l'œuvre et de son principe fictionnel.

Il y a donc quatre niveaux de destruction : la destruction des signes, la destruction de la forme hypergraphique, la destruction numérique opérée par le médium et la destruction de la fiction. Cette symétrie des destructions rend impossible tout développement traditionnel d'une fiction romanesque.

Chapitre Île avec palmier, «=», roman hypergraphique et numérique, 2020. Pour une meilleure expérience, mettre la vidéo en 4K. © Ugo BERNAR

La fiction cède ici la place à une réflexion sur l'hypergraphie elle-même. L'artiste s'engage dans une recherche sur la nature du signe et sa signification. Il explore constamment les disjonctions entre signifié et signifiant. D'une manière générale, «=» est un flot continu, un système à multi-écriture qui se code, se décode et se recode perpétuellement. Il se dégage de l'œuvre un hermétisme dynamique.

ROMAN ET ARTS VISUELS

L'hypergraphie n'est pas un concept nouveau, comme en témoignent les travaux précurseurs d'Isidore Isou. Dès 1950, Isou envisageait une fusion révolutionnaire entre le roman et l'ensemble des arts visuels incluant le dessin, la peinture, la sculpture, la photographie, le cinéma et la bande dessinée. Son ambition était de transcender le roman traditionnel, basé sur les mots, pour le transformer en un véritable art visuel.

Ugo Bernar prolonge et élargit cette conception en incorporant ses fameux signes dynamiques qui ont besoin pour se développer des ressources du cinéma, de la vidéo et des arts numériques. Son système hypergraphique n'est pas seulement une réunion de signes, mais aussi une réunion de disciplines s'étendant du roman à l'intégralité des arts visuels.

Chapitre Drapeau de l'Irlande, «=», roman hypergraphique et numérique, 2020. Pour une meilleure expérience, mettre la vidéo en 4K. © Ugo BERNAR

Par le déploiement de cette hypergraphie destructive, Bernar cherche à dépasser la narration en prose du roman. Simultanément, il pousse les arts visuels au-delà de leurs objets précédents - figuratif, abstrait, ready-made - pour imposer les signes-dynamiques.

En somme, «=» peut être perçue comme une forme de «littérature plasticienne». L'œuvre d'Ugo Bernar appartient autant au domaine de la fiction qu'à celui des arts visuels. Son geste ne consiste pas à introduire le roman dans le roman. Il s'agit plutôt d'intégrer les arts visuels au roman, à moins que ce ne soit l'inverse, les arts visuels qui accueillent et transforment le roman. Cette dynamique audacieuse crée une véritable fusion où les frontières traditionnelles s'estompent.

LA NATURE DE L'ART

Pour Ugo Bernar, toute démarche créatrice est indissociable d'une interrogation fondamentale sur la nature de l'Art. Son œuvre ne se contente pas d'être un produit fini, fixe. Elle devient un système dynamique, un processus de recherche continue.

Chapitre Deux carrés superposés, «=», roman hypergraphique et numérique, 2020. Pour une meilleure expérience, mettre la vidéo en 4K. © Ugo BERNAR

L'artiste utilise ses créations pour sonder et repousser les limites intrinsèques des arts particuliers, tout en défiant les définitions plus larges de l'Art. C'est une démarche qui transcende l'expression artistique classique pour s'implanter dans une véritable exploration épistémologique. Il ne suffit pas de créer pour le plaisir des yeux ou pour exprimer une émotion, mais aussi pour produire une réflexion sur la nature de l'Art. Ses textes théoriques, élaborés en parallèle de ses œuvres, attestent de cette démarche méthodique et précise. Chez Ugo Bernar, le signe devient le dénominateur commun à tous les arts qu'il explore.

«=» est une œuvre inouïe qui fait joyeusement la guerre à presque tout le présent. Il ne faut pas s'y tromper, sous son apparence calme, discrète, c'est une œuvre de résistance contre un certain art contemporain englué dans la répétition perpétuelle des mêmes formes.

Par Eric Monsinjon

Exposition «=», roman hypergraphique et numérique d'Ugo Bernar

Ugo Bernar en quelques dates
1993 : Naissance à Beaumont (Auvergne)
2013 : Organise l'exposition Inconcevable dans son appartement parisien du 15e arrondissement
2013 : Entre dans le groupe lettriste et fréquente Roland Sabatier et Anne-Catherine Caron
2017 : Créé, avec Léo Koroze, le Musée Extd., une plateforme numérique
2020 : Commence une thèse de doctorat, «La beauté de détruire : invention de la destruction dans l’Art en général», à l’Université Paris-Nanterre, sous la direction de Marc Décimo
2024 : Quitte le groupe lettriste
2025 : Expose «=», un roman hypergraphique et numérique en ligne

Sélection bibliographique
Inconcevable, œuvres et écrits, 2014
Du Meilleur au Pire, 2015
Consortium, 2015
9 --> 0, 2022
Invitation hypergraphique pour venir fêter mon anniversaire, 2023
La Kronovomologation, 2024
Panœuvre, œuvres inachevées, achevées et en cours, version n°1, Les prééditions, 2024

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