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Billet de blog 30 octobre 2024

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Thomas Gennari, du théâtre là où il n’y en a pas !

Figure emblématique d’un théâtre pour tous, Thomas Gennari, metteur en scène et longtemps professeur de comédie au conservatoire d’Arras, défend un théâtre exigeant dans les territoires du Pas-de-Calais, éloignés des grands sites culturels. C’est la mission que s'est fixée sa compagnie Teknè Groupe-Théâtre qui fête aujourd'hui ses 30 ans. Entretien avec Odile Lefranc pour sa chronique OR DU TEMPS.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

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Hip-Hop Phèdre de Racine, musique Khalid K, mise en scène Thomas Gennari, dans un hangar agricole – Beaurainville (62), 1994. © Photo Stéphane Santini.
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OR DU TEMPS est une nouvelle rubrique de l'ANTI-ESTHÉTIQUE proposée par Odile Lefranc, autrice et chercheuse de pépites. Avec pour boussole, les marges, l'inattendu et l'insolite, Odile dévoilera sa sélection d'artistes hors norme, ou de passeurs de culture qui partageront leur vision et leur passion pour la création artistique.


Odile Lefranc  Qu’est-ce qui vous a poussé à porter le théâtre là où il n’y en a pas ?

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Portrait de Thomas Gennari. © Photo Mamat Rahmat.

Thomas Gennari – Remplir un vide... Dès le départ, j'ai créé Teknè Groupe-Théâtre pour aller là où les autres professionnels n’allaient pas, non pour faire autre chose, mais pour le faire ailleurs. Cela m'a amené à travailler autrement, influencé par ma double casquette d’artiste-enseignant, bien sûr, mais aussi par ce nouveau public, des campagnes ou des quartiers, à conquérir, à ouvrir à «ce qu’il ne sait pas encore qu’il peut aimer», comme disait Jean Vilar.

OL Teknè Groupe-Théâtre associe création théâtrale et action pédagogique. Que retenez-vous de ces 30 ans ?

ThG – D’avoir trouvé ce que j’avais envie de faire ! Et de l’avoir découvert grâce au terrain et sans idéologie. Avec seulement deux impératifs catégoriques : d’une part, qu’il n’y a pas d’art sans technique, au sens du mot grec «Teknè» qui signifie à la fois art et technique. Vous savez ce que disait Brassens : «Une passion sans technique n’est qu’une sale manie.» Et d’autre part, qu’il n’y a pas de création sans pédagogie. L’homme de théâtre n’a pas le temps d’attendre la postérité pour être reconnu. Il lui faut donc donner les clés de la représentation pour que le public puisse y rentrer et partager les règles du jeu théâtral : projet, exigence, recul.

OL Est-ce que vous pourriez nous dire ce qu’est pour vous le théâtre et ce qui a guidé ensuite votre action ?

ThG – Je peux vous dire ce qu’il n’est pas pour moi. Ce n'est pas un lieu spécialement dédié au théâtre, ça vous l’avez compris ! Le théâtre ne se résume pas non plus à l’écriture. Ma révélation devant le théâtre sans texte fut Le Regard du sourd (ndlr : spectacle fondateur uniquement gestuel et visuel de Bob Wilson présenté au festival de Nancy, 1971). Et si vous voulez savoir le fond de ma pensée sur ce qu’est le théâtre, la définition peut se réduire à la présence de deux personnes : un acteur et un spectateur. A condition que l’acteur ait un projet, et que le spectateur soit venu pour le partager. Ce n’est pas un hasard, ni même un accident, mais c’est du vivant. Avec sa part d’insécurité, d’inattendu...

OL Mais quel rapport entre cette définition du théâtre et cette volonté de le porter là où il n’y en a pas ?

ThG – Quand on intervient dans ce qu’on appelle un «désert culturel», il y a deux écueils à éviter : le «parachutage», une action toute ficelée de l’extérieur, et la «surchauffe aux racines» comme disent les sociologues parce que, quoi qu’on en juge, tout territoire a sa propre culture, ses références, ses croyances, son mode de vie. Pour éviter ces deux dérives, l’artiste doit se faire artisan et inventer des projets, en partenariat, on aime dire aujourd’hui en «co-construction», ce que j’appellerais une «haute culture», comme on dit «haute couture» : pas de prêt-à-porter, que du sur-mesure. En tenant compte de ce qui peut «aller bien» aux personnes concernées, avec bien sûr l’exigence d’un «théâtre élitaire pour tous», comme le voulait Antoine Vitez.

OL Pourquoi Arras ? Pourquoi le Pas-de-Calais ?

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Epouvantail au bébé, confectionné par les élèves de Beaurainville (62), lors de Hip-Hop Phèdre en 1994. © Photo Bruno Le Guern

ThG – C'était une opportunité. Après avoir fait tout ce qu’on peut faire au théâtre - comédien, metteur en scène, pédagogue, critique, en région parisienne et dans le Sud, Pierre-Aimé Touchard, alors directeur du conservatoire de Paris, m’a signalé un poste de professeur de comédie au conservatoire d’Arras. J’y ai rencontré le directeur - Léonce Petitot, également créateur du centre Noroit, qui m’a fasciné. Cela devait durer pour 1 an ou 2, ça a duré 34 ans. Très vite, j’ai compris qu’il fallait que je détermine mon terrain d’activité pour aller plus loin. Soit on s’étend et on devient une espèce d’entrepreneur artistique, soit on creuse et on devient un défricheur sur un champ plus limité, mais qui pour moi s’est révélé plus riche.

OL Comment le professeur d’art dramatique peut-il être metteur en scène ?

ThG – Je sais bien ce qu’on peut trouver de provocateur à se revendiquer autant pédagogue que créateur. Et l’un grâce à l’autre ! Mais j’ai découvert que je n’étais pas seul, j’étais bien dans une tradition, celle d’André-Louis Perinetti qui, en arrivant à la tête du Théâtre National de Strasbourg, doublé de l’école supérieure, avait déclaré : «Je vais traiter le théâtre comme une école, et l’école comme un théâtre.» C’est une déclaration d’intention qui s’appuie sur une pratique dramatique. Ce qui répondait en outre pour moi à la nécessité de trouver un débouché pour les jeunes comédiens que je formais, en leur offrant, au sein de la compagnie professionnelle, des travaux pratiques dans tous les domaines du théâtre : le jeu, la technique, la communication, la scénographie.

OL Mais qu’est-ce que ça apporte à des jeunes comédiens si vous ne les engagez pas pour jouer ?

ThG – Le talent du comédien, c’est d’abord un talent de spectateur. Apprendre à regarder, à écouter, à respecter la parole de l’autre, à trouver une solution pour répondre à sa question ou à son problème. Donc c’est une école de vie, pas seulement artistique mais une école de vie sociale et personnelle, car on travaille sur l’individu et le rapport à l’autre. Les «quatre jambes» de l’acteur, selon moi, sont : le rapport à soi, le rapport à l’autre, le rapport au texte et le rapport à l’environnement. Quand on répond à ces difficultés, ça a une répercussion sociale. Que ce soit dans les quartiers ou en pleine campagne, on a l’impression d’être nécessaire, d’être utile, de servir à quelque chose.

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Thomas Gennari et Kateb Yacine lors de la conférence de presse du spectacle du Bourgeois sans-culotte ou le spectre du parc Monceau, au Musée Calvet d’Avignon, en 1988. © Photo Teknè.

OL Pourquoi Le Bourgeois sans-culotte ou le spectre du parc Monceau de Kateb Yacine que vous avez mis en scène marque-t-il un tournant ?

ThG – C'est une commande que le centre Noroit m'a faite pour le Bicentenaire de la Révolution française. Mon envie, c’était de commander une œuvre à un auteur engagé pour éviter une réflexion sur la Révolution, et qui soit étranger pour échapper à la commémoration franco-française. C’est ainsi que j’ai contacté Kateb Yacine. Écrivain algérien, libre penseur et engagé radical, il vivait alors en Algérie, en butte aux islamistes. Cette commande lui a permis de revenir en France et d’écrire sur Robespierre, Arras oblige (ndlr : ville de naissance de l'homme politique en 1758) et sur la Révolution, française mais pas seulement.

OL Comment l’homme de théâtre peut-il échapper au théâtre et à la célébration du Bicentenaire ?

ThG – D’abord à travers le lieu de jeu, et ensuite grâce à des acteurs qu’on n’attend pas forcément.

OL C’est-à-dire ?

ThG – Un lieu de jeu, non théâtral, détourné, rhabillé par un artiste plasticien pointu et dérangeant comme Gotscho. Trois fois de suite pour Le Bourgeois. Vous vous rendez compte ? Robespierre au milieu des statues du musée Calvet d’Avignon en 1988, les Révolutionnaires parmi des empilements de chaises et de tables des bureaux de l’ancienne Abbaye Saint-Vaast d’Arras en 1989, ou encore Marie-Antoinette dans un wagonnet sur le carreau de mine de Loos-en-Gohelle en 1990 (ndlr : lieu qui deviendra Culture Commune, Scène nationale du Pas-de-Calais).

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Danton sous le regard des ancêtres, le Bourgeois sans-culotte ou le spectre du parc Monceau de Kateb Yacine, mise en scène de Thomas Gennari, costumes Gotscho, au Musée Calvet d’Avignon, en 1988. © Photo Andrew Paulson

OL Et s’agissant des «comédiens» ?

ThG – Faire appel, à côté des comédiens professionnels, à des jeunes plus à même pour moi de prendre en charge certains rôles du Bourgeois, comme le peuple qu’on entend mal, les ancêtres si encombrants, l’avenir imprévisible... J’aime chez eux le côté fragile, inachevé, imparfait, que le comédien professionnel a tellement de mal à retrouver. Quand j’ai intégré des élèves dans mes spectacles, c’était pour leur permettre de comprendre la réalité du métier tout en enrichissant la portée de la création.

OL Et vous en êtes resté là ?

ThG – Oui, finalement j’ai toujours fait la même chose. La création de Teknè en 1994, ce n’était pas un nouveau départ, seulement l’officialisation de ma nouvelle action qui allait durer 5 ans : Hip-Hop Phèdre en zone rurale, sur le territoire des 7 Vallées, dans l’ouest du Pas-de-Calais.

OL Hip-Hop et Phèdre, c’est contradictoire ?

ThG – C’est un oxymore. Je voulais faire entendre Racine aujourd’hui sans avoir recours à des costumes d’époque ou un environnement de conflits. J’ai rencontré Khalid K, un compositeur, qui m’a parlé du rythme et de la rime du rap, pas si éloigné finalement de la forme de l’alexandrin. Cela m’a convaincu d’associer des jeunes rappeurs, issus de banlieues, formés à l’ARA de Roubaix (ndlr : Autour des Rythmes Actuels), à des comédiennes formées en conservatoires, en interrogeant, bien avant Me Too, cette opposition monde d’hommes et monde de femmes.

OL Le projet s’est joué dans l’ouest rural du Pas-de-Calais, un hangar agricole à Beaurainville…

ThG – Malgré le maire qui m’a accueilli en me disant : «Ça tombe bien, je viens de refaire le théâtre !» Mais évidemment, j’avais envie d’un lieu plus en rapport avec la culture locale. Rien de mieux qu’un hangar agricole, même s’il a fallu adapter la scénographie et la technique. La résidence a duré plus de trois mois, ce qui peut sembler confortable aujourd'hui, mais c'était le minimum pour combiner création artistique et action pédagogique.

OL Quelle en a été la portée ?

ThG – Nous avons pu mener des ateliers-théâtre dans les collèges de Beaurainville, Hesdin et Fruges, où les élèves ont créé plus de 700 épouvantails avec des matériaux de récupération, des espèces de personnages exposés devant toutes les maisons, dans les villages des 7 Vallées. Ces sortes de totem reflétaient aussi des histoires de vie, comme celle d'une adolescente de 13 ans qui, après la perte de son père, avait conçu un épouvantail sanglant. Une nuit, une quarantaine d'épouvantails qui balisait le lieu de jeu a été saccagée. Plutôt que de tout remettre en place, nous avons transformé ce carnage en «cimetière d’épouvantails». Cette action a révélé beaucoup sur les élèves et a changé le regard des professeurs sur eux.

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Défilé d’épouvantails de Fruges à Beaurainville (62), avant leur sacrifice rituel sur la place du village, lors de Hip-Hop Phèdre en 1994. © Photo Teknè.

OL Qu’avez-vous tiré de cette expérience ?

ThG – Cet accompagnement scolaire a été reconduit au point de devenir un support de nos créations ultérieures : le théâtre peut valoriser tous les élèves, pas seulement les meilleurs. Et c’est pour ceux qui rêvent, au fond, près du radiateur, que nous travaillons ! Le théâtre est la seule discipline artistique qui a un lien direct avec l’école : écrire-lire-dire, le b.a.-ba du comédien. Ce qui a pu faire dire à un collégien : «Mais alors, vous restez un élève toute votre vie ?» Voilà qui peut changer leur rapport à l’école, de façon très concrète : attention, concentration, intérêt… Et changer le regard de certains enseignants sur leur manière à eux d’enseigner. Le travail pédagogique avec les élèves passe par un travail pédagogique avec les profs. Comme avec les parents.

OL Vous parlez de créations ultérieures… En quoi et où avez-vous rebondi avec Teknè ?

ThG – D’abord, dans le sud de la France, à la demande du Département du Var qui nous avait envoyés sur le «front» à Toulon, passé dans le giron du Front National de l’époque, pour y réaliser tout ce qu’on pouvait faire autour de ce que nous avions appelé Phèdre fait l’mur : roman-photo avec un atelier de danse, extraits de Racine avec une association de quartier, scènes interprétées par des collégiens à Châteauvallon. Puis, très vite dans le sud du Pas-de-Calais, où la région nous avait demandé d’expérimenter en lycée professionnel le lien entre artistes et enseignants à travers l’action Théâtre sous le préau. A Bapaume, les lycéens spécialisés en mécanique automobile, étaient majoritairement des garçons, un univers éloigné du théâtre. Pourtant, l'expérience a si bien fonctionné que nous avons prolongé notre collaboration pendant plusieurs années, formant un groupe hétéroclite d'élèves tous niveaux et d’adultes, du CPE à l’infirmière en passant par les enseignants, autour d’un montage théâtral. Par la suite, l’adjointe de l’établissement, devenue principale d’un collège voisin à Bertincourt, nous a sollicités pour un projet similaire. Et c’est le début d’un ancrage d’une vingtaine d’années sur le territoire du Sud-Artois (ndlr : Communauté de communes sous Arras, à la limite de la Somme) à travers des actions triennales autour d’un thème culturel qui «allait bien» aux habitants.

OL Du sur-mesure, encore ?

ThG – Bien sûr, à commencer par la langue. Il se trouve que je venais de monter la première pièce du théâtre profane français, Li Jeus de le fuellie d’Adam de la Halle, à l’Université d’Artois. Et je me suis dit qu’il n’y avait rien de mieux à faire que de reprendre cet auteur arrageois emblématique, dans le Sud-Artois. En effet, le Picard, à côté du Champenois et du Francilien, est une des trois branches d’origine de la langue française, et la seule à en conserver la trace à travers son patois. A tel point qu’un élève en lisant à la maison des extraits du XIIIème siècle, non traduits, m’a rapporté que son grand-père en comprenait l’essentiel. Belle revanche pour le patois à l’école !

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Représentation de Molière Thérapie dans une grange à Morchies (62), village de 150 habitants, avec la participation des élèves de six établissements scolaires du Sud-Artois, en 2022. © Photo David Penez

OL Et ensuite, quand on a travaillé sur la langue, que peut-on trouver de mieux ?

ThG – Tout naturellement la guerre. En arrivant dans cette région, j'avais été frappé par une singularité que je n’arrivais pas à identifier. Il me manquait quelque chose : c’était tout simplement des maisons en pierres. J’ai rapidement appris que cette zone était la ligne de front de la Première Guerre mondiale et que tout avait été reconstruit en briques et béton après 1918. Deux nouvelles actions triennales ont donc porté sur la notion de guerre, d’abord celle de 1914-1918, puis des formes contemporaines comme le racisme, le patriarcat, l’intolérance, tous ces avatars de conflits.

OL Et vous faites ça tout seul ?

ThG – Dites-moi, le logo de Teknè, c’est Groupe-Théâtre ! Un groupe à géométrie variable, qui évolue selon les actions, et avec un noyau dur selon les affinités. C’est justement grâce à l'un de ses membres, l'artiste multi-casquettes Lou Ysar que nous avons pu mener ensuite deux autres actions triennales à partir de 2015. D’abord sur le thème de l’enfance. Avec comme obsession : le théâtre, ça sert à quoi aujourd’hui quand on est jeune ? Ça a été l’occasion d’élargir le partenariat des établissements scolaires au primaire et même à la maternelle. Jusqu’à faire avec un plasticien un atelier d’écriture où les enfants de 3-4 ans écrivaient leur nom avec leurs doigts sur de la glaise. Ensuite, c’est grâce aux recherches de Lou Ysar que le personnage de Pierrot s’est imposé, cet exclu, cet inutile, dans de véritables concerts théâtralisés, comme Pierrot, de la Lune à la Terre.

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Pierrot (Lou Ysar), sur le chemin du kiosque à musique de Martinpuich avant le spectacle de Pierrot, de la Lune à la Terre, (action triennale de Teknè dans le Sud-Artois-2018). © Photo Sabrina Dambrine.

OL Qu’entendez-vous par concert théâtralisé ou théâtre chanté ?

ThG – Je ne sais pas trop. Tout ce que je peux vous dire, la voix au théâtre a toujours été pour moi pas seulement parlée, mais chantée, psalmodiée, je pense à la comédienne, tragédienne Dolores Gonzalez avec qui tout a débuté… Ce qui était nouveau ici, avec Pierrot, c’est l’ouverture à des musiciens en scène, je pense à Benoît Urbain ou Timothée Couteau, et à l’ouverture à un public plus large, avec des mélodies connues ou des comptines. 

OL Et il y a une place pour l’auteur dans votre travail ?

ThG – Ah ! La place de l’auteur ! Je refuse de réduire le théâtre à l’écriture. Le drame du théâtre, c’est de pouvoir être catalogué comme une branche de la littérature. Parce que le XVIe siècle a pu lier, génialement, le théâtre au texte. Ce qui nous a privés de toute l’histoire théâtrale non liée à la littérature : il ne nous reste rien du théâtre de la Révolution pourtant si prolixe, comme l’assure Patrick Berthier (ndlr : Président de Teknè, Professeur émérite des Universités), le XIXe siècle se réduit souvent à la Bataille de Hernani, qui n’est qu’un scandale de quelques représentations à la Comédie-Française. Mais votre interrogation me permet de dire combien le compagnonnage avec un auteur contemporain tel que Luc Tartar est important pour Teknè depuis 2008.

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Dolorès Gonzalez dans le rôle de Phèdre, Hip-Hop Phèdre (Racine, Khalid K), mise en scène Thomas Gennari, Théâtre d’Arras, en 1996. © Photo Stéphane Santini

OL Encore un projet de territoire ?

ThG – Oui, en liaison avec le futur canal Seine-Nord Europe qui va traverser le Sud-Artois. A partir de témoignages recueillis sur le canal du Nord appelé à disparaître, Luc Tartar, auteur d’origine arrageoise et de renommée internationale, a écrit la pièce Voix d’eaux, en y intégrant des problématiques qui lui tiennent à cœur comme l’écologie, la désertification, les migrations, l’avenir… Et il avait accepté de mener des ateliers d’écriture avec une dizaine de classes du Sud-Artois. Ce qui était pour moi une école du spectateur, que j’ai essayé d’aboutir par ailleurs dans la représentation, par la projection, en lever de rideau, des témoignages dont était parti l’auteur pour écrire sa pièce. Ça aussi, ça fait partie de développement culturel ! En allant plus loin cette fois-ci avec le dévoilement du travail de l’auteur, en montrant la distance entre les témoignages initiaux et le résultat qu’est la pièce.

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Lou Ysar et Talou Calvet dans Voix d’eaux de Luc Tartar, mise en scène de Thomas Gennari, dans la salle des fêtes de Bucquoy, en 2024. © Photo David Penez

OL Quinze ans plus tard, vous avez décidé de reprendre Voix d’eaux de Luc Tartar, également dans le Sud-Artois. Pourquoi ?

ThG – Parce que les travaux du canal Seine-Nord Europe ont enfin commencé. Le paysage va complètement changer. Et que le dérèglement climatique est d’une actualité plus brûlante que jamais. Il était temps d'explorer l’univers de 2060 de Luc Tartar, ce monde sans eau où les personnages creusent pour atteindre les nappes phréatiques et retrouvent le monde actuel.

OL C’est aussi la signature de Teknè de recréer des spectacles. Pourquoi ?

ThG – Je vais le dire avec un peu de provocation. Moi, je n’ai rien à dire. J'ai envie de laisser parler l’auteur, l’acteur, le lieu. Après chaque représentation, j’ai encore des idées. Cela me permet de me remotiver et de recontextualiser la mise en scène dans un nouvel environnement. J’ai réalisé des mises en scène spécifiques dans différents lieux, hangar agricole, musée, cour d’école, église, grange… Mais je n’ai pas boudé mon plaisir à reprendre Hip-Hop Phèdre sur une Scène nationale ou à la Grande Halle de la Villette (ndlr : Premières rencontres des cultures urbaines en 1997).

OL Quelle est l’actualité de Teknè ?

ThG – Outre la re-création de Voix d’eaux en 2025, Lou Ysar a proposé de reprendre les concerts sous forme de création participative et inclusive. Il a initié un projet autour de sa chanson Êtr’ange, en se concentrant sur les difficultés des personnes en situation de handicap. Nous allons collaborer avec des instituts spécialisés.

OL – Au bout du compte, est-ce facile de porter le théâtre là où il n’y en a pas ?

ThG – Faire du théâtre à la campagne demande du soutien et du temps. Donc, des moyens financiers… A l’heure où après la DRAC, la Région se désengage des actions locales, et où le Département est dans le rouge, l’avenir n’est pas au vert ! Malheureusement. Parce que le spectacle vivant révèle, à la campagne ou dans les quartiers, qu’on respire tous pareil, même si sur scène, on vit autrement. Il y a quelque chose de sacré, je ne dis pas religieux, dans l’acte théâtral, une dimension symbolique qui prend du temps à découvrir. Je le vois chez les élèves, chez les comédiens, comme chez les spectateurs, ce n’est pas juste une question de décor, mais de cœur, de corps, et d’esprit. C'est une révélation qui n'est pas toujours immédiate.

OL – Si vous deviez juste dire un mot pour inaugurer cette rubrique OR DU TEMPS ?

ThG – Il faut trouver les moyens de faire ce qu’on a envie de faire… même si ça se paye ! Parce que, s’il y a dans le monde quelque chose de durable, à la fois inépuisable et toujours recyclable, c’est bien la culture.

Thomas Gennari en quelques dates
1967 Rencontre la comédienne Dolorès Gonzalez au cours Dullin/TNP et le plasticien Gotscho au cours Balachova/Odéon
1969  Commence ses activités liées au théâtre : comédien (TNP, Essaïon, Cité Universitaire…), critique dramatique (Planète-Louis Pauwels), metteur en scène (Cocteau, Musset, Ionesco…)
1974  Est nommé professeur de comédie au conservatoire national d'Arras
1984  Expérimente des mises en scène de spectacles avec ses élèves : Molière, Marivaux, Hugo, Luc Tartar
1988  Commande et met en scène la dernière pièce de l'auteur algérien francophone Kateb Yacine (1929-1989), Le Bourgeois sans culotte à Avignon, Arras, Loos-en-Gohelle
1994  Fonde Teknè Groupe-Théâtre avec le soutien du Ministère de la Culture, du Département du Pas-de-Calais et la Région Nord-Pas de Calais. Crée Hip-Hop Phèdre (Racine-Khalid K) à Beaurainville
2004  Débute des actions triennales dans le Sud-Artois / Pas-de-Calais pour apporter le théâtre dans les zones éloignées des sites culturels
2009  Commande et met en scène dans le Sud-Artois la pièce Voix d'eaux de Luc Tartar sur le dérèglement climatique
2015  Développe avec le comédien-chanteur Lou Ysar un format participatif de concerts-spectacles 
2019  Est élu président du Théâtre du Mouvement-Claire Heggen
2024-2025 Nouvelle version de Voix d'eaux de Luc Tartar et concerts-spectacles inclusifs de Lou Ysar avec des établissements spécialisés - ESAT, IME, MAS, MEM 

RESSOURCES

Teknè Groupe-Théâtre
11, place de l'Ancien Rivage
62000 ARRAS
tekne-groupetheatre.com

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