On se souviendra de la session 2019 du baccalauréat comme un festival de fausses notes en tout genre. Sur fond de mobilisation sans précédent des enseignant·e·s, deux événements a priori sans rapport méritent de retenir notre attention. D’une part, la fuite de certains sujets, minimisée par le ministère alors même qu’elle était massive. D’autre part, l’attribution aux candidats au baccalauréat dont les résultats n’étaient pas complets en raison de la grève de notes issues du contrôle continu voire tout simplement inventées. Mêmes cause, mêmes effets, ces deux événements sont révélateurs des transformations profondes de l’Éducation nationale et de la fonction publique qui ne cessent de s’amplifier.
Revenons d’abord sur la redoutable consigne proposée par Jean-Michel Blanquer pour contrer la grève des enseignant·e·s. Formulée dans la presse, elle s’est accompagnée d’une consigne écrite sans en-tête ni signature, invitant les jurys, en cas de notes manquantes, à utiliser les notes obtenues par les candidats au contrôle continu ou, en l’absence de livret scolaire, à inventer des note cohérentes au regard des résultats obtenus dans les autres disciplines. Si certain·e·s professeur·e·s ont refusé de participer aux jurys dans ces conditions, si certains jurys ont refusé d’appliquer ces consignes, elles ont été acceptées par un certain nombre d’agents. Des professeur·e·s membres des jurys à leurs présidents, beaucoup ont reporté sans vraiment hésiter les notes de contrôle continu des élèves en lieu et place des notes de baccalauréat. Il faut dire que celles et ceux qui osaient refuser ou qui, tout simplement, s’interrogeaient sur la légitimité de cette pratique, ont subi des pressions intenses quand ils n’ont pas été menacés de sanctions. Quant aux jurys qui n’avaient pas siégé ou qui avaient refusé de statuer sur le cas des élèves n’ayant pas toutes leurs notes, quelle ne fut pas leur surprise de voir des personnels administratifs ou les chefs de centre eux-mêmes entrer les notes à leur place et valider les résultats en se substituant au jury pourtant souverain !1 C’est ainsi que vendredi matin, les résultats de la grande majorité des candidat·e·s au baccalauréat étaient affichés dans les établissements et sur internet.
Jeudi dernier, des professeur·e·s membres des jurys, des universitaires présidents de jurys et des chefs de centre ont ainsi accompli un ou plusieurs actes illégaux en obéissant à des consignes qui n’avaient aucune existence réglementaire. Pourtant, l’article 28 de la loi du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires précise que « tout fonctionnaire […] doit se conformer aux instructions de son supérieur hiérarchique, sauf dans le cas où l’ordre donné est manifestement illégal et de nature à compromettre gravement un intérêt public ». L’article 122-4 alinéa 2 du Code pénal dispose même que « n’est pas pénalement responsable la personne qui accomplit un acte commandé par l’autorité légitime sauf si c’est cet acte est manifestement illégal ». Les fonctionnaires ont donc le devoir de s’interroger sur la légalité des consignes qui leur sont données.
Mon propos n’est pas de blâmer les personnels en question mais bien de m’interroger sur les conditions qui ont pu amener des fonctionnaires à appliquer ces consignes2. De fait, il devient de plus en plus courant, dans l’Éducation nationale, d’appliquer des consignes en l’absence de tout cadre réglementaire. Pensons à la mise en place des seconds professeurs principaux dans les classes de terminale, annoncée dans la presse et appliquée dans la foulée alors même qu’il existait aucun texte réglementaire. Pensons à la mise en place de Parcoursup dont l’ouverture de la plateforme a précédé le vote de la loi ORE. Depuis quelques années, le ministère a donc donné aux agents l’habitude d’agir au gré des déclarations du ministre dans la presse et en fonction d’écrits sans valeur réglementaire. De multiples facteurs peuvent expliquer ce phénomène : le souci des agents de vouloir agir au mieux, au nom de l’intérêt de général, en permettant à cette grosse machine qu’est l’Éducation nationale de fonctionner, mais aussi les éventuelles pressions directes ou indirectes de la hiérarchie, les nouvelles méthodes de management public ou encore, pour certains, la précarité croissante. Nous pouvons y ajouter le recul des organisations syndicales et, d’une manière plus générale, le degré moindre de politisation des individus, y compris chez les fonctionnaires, qui ne permet plus aux agents de disposer de grilles de lectures et de cadres collectifs pour interroger les consignes qui leur sont données et éventuellement refuser de les appliquer. Que dire, ainsi, de certaines sections du SNPDEN-UNSA, syndicat majoritaire des personnels de direction, qui, plutôt que de les appeler dès jeudi soir à ne surtout pas appliquer ces consignes, ont préféré sur Twitter féliciter les personnels qui les ont appliquées ?
Cette dérive du fonctionnement de l’administration de l’Éducation nationale devrait nous alerter. Elle préfigure ce qui deviendra son fonctionnement normal avec la remise en cause du statut de la fonction publique qui, jusqu’alors, était censé protéger les personnels des pressions hiérarchiques et des consignes arbitraires. Ces garanties statutaires sont la cible du gouvernement. Non seulement avec le fameux article 1 de la loi dite « pour une école de la confiance » ou loi Blanquer, qui remet en cause la liberté d’expression des enseignant·e·s au nom de leur exemplarité. Mais aussi et surtout avec la réforme de la fonction publique ou loi Dussopt qui devrait être adoptée d’ici à quelques jours. Celle-ci prévoit notamment de généraliser le recours aux contractuels qui, compte tenu de la précarité de leur statut, sont moins susceptibles de remettre en cause les consignes de leur hiérarchie, s’ils comptent sur le renouvellement de leur contrat. Fait nouveau, des contractuels pourront également être amenés à occuper des postes de direction. On imagine alors, comme ce fut le cas dans diverses entreprises, comment pourront être recrutés temporairement des managers aux pratiques plus agressives encore que celles en vigueur aujourd’hui afin de mettre au pas un service en particulier. En outre, en ce qui concerne les enseignant·e·s, les pouvoirs des chefs d’établissement en matière d’évaluation, de carrière, de mutation et même de sanction seront renforcés. Là encore, ce pouvoir discrétionnaire ouvrira la porte aux pressions et à l’arbitraire. On ne saurait que trop conseiller la lecture de l’article d’Anicet Le Pors à ce sujet, « Fonctionnaire : citoyens ou managers ? », qui résume parfaitement l’enjeu3.
Intéressons-nous maintenant à la fuite des sujets du baccalauréat. C’est l’origine de ladite fuite qui mérite de retenir toute notre attention. Un surveillant du lycée Ozar-Hatorah de Créteil a été mis en examen vendredi dernier. Il est suspecté d’être à l’origine de la fuite du sujet de mathématique du bac, ainsi que nous l’a appris la presse le jour-même4. Or, l’établissement en question n’a rien d’anodin. Il s’agit d’un lycée privé particulièrement renommé, dont les résultats au baccalauréat avoisinaient 100 % jusqu’en 2017 mais avaient connu une chute notable l’an passé. C’est précisément ce souci quant à la renommée de l’établissement qui serait le mobile de cette fuite selon la presse :
« Mon client a été pris en tenaille entre la situation d’un établissement privé qui a besoin de résultats, et des élèves avec qui il cultive une proximité au quotidien et qu’il peut facilement contacter », confie Me Samuel Habib, avocat du surveillant. Durant sa garde à vue, F. aurait, selon nos informations, glissé aux enquêteurs qu’il s’était senti acculé par sa hiérarchie. Pour perpétuer les habituels très bons résultats de l’établissement de Créteil – qui frôle ou atteint tous les ans les 100 % de réussite, à l’exception notable de l’année 2018 – son employeur lui aurait fait comprendre, sans parler frontalement de triche, qu’il serait bon de donner un coup de main à quelques élèves en difficulté. « Mon client n’est mis en examen que pour la complicité, c’est notable, glisse Me Habib. Les enquêteurs vont désormais pouvoir travailler en toute sérénité sur les suites de cette affaire. » [...] « C’est toute la complexité de ces lycées privés qui organisent le bac et fondent leur réputation sur les résultats, glisse un proche du dossier. Jusqu’où vont-ils pour aider leurs élèves ? »
L’article ne saurait être plus explicite. C’est bien la concurrence croissante entre les établissements qui aurait amené la direction d’un grand lycée privé d’Île-de-France à organiser la fuite des sujets. Cette affaire révèle l’un des dangers de la mise en marché de l’éducation, cadre dans lequel des acteurs privés, guidés par leurs propres intérêts, sont prêts à tout pour conserver leur attractivité. Ainsi, ce n’est plus seulement une fuite de sujet. C’est un scandale majeur qui éclabousse tout le système de l’enseignement privé et ses défenseurs.
Il ne faudrait pourtant pas croire que les établissements publics sont tout à fait à l’abri de telles dérives. Contraints de jouer le jeu de la concurrence entre eux et face aux acteurs privés, ils pourraient être tentés de suivre le même chemin. Une fois encore, la remise en cause du statut de la fonction publique va dans le même sens puisque jusqu’à présent, le statut éloigne les fonctionnaires de telles considérations et les protège des pressions.
Mêmes causes, mêmes effets, la remise en cause des cadres collectifs au profit de la concurrence de tous contre tous qui éclaire toutes les réformes en cours en matière éducative notamment explique à la fois comment un ministre a pu contraindre des agents publics à appliquer une consigne illégale et pourquoi un surveillant d’un établissement privé a fait fuiter des sujets du baccalauréat. De fait, la raison néolibérale contient en elle-même l’autoritarisme le plus arbitraire et les dérives les plus frauduleuses.
1À titre d’exemple, le site internet « Comment est votre Blanquer » recense de nombreux témoignages à propos des illégalités qui ont émaillé les jurys : <https://commentestvotreblanquer.fr/>
2C’est la question que se pose un proviseur qui a témoigné dans un article publié dès le lendemain, le 5 juillet, sur le site internet de Libération : <https://www.liberation.fr/france/2019/07/05/resultats-du-bac-apres-coup-je-me-suis-dit-ce-n-est-pas-vrai-on-n-a-pas-fait-ca_1738207>
3Voir l’article sur le Blog d’Anicet Le Pors : <http://anicetlepors.blog.lemonde.fr/2019/02/19/a-lheure-du-new-public-management-a-paraitre/>
4Voir « Bac 2019 : la fuite venait d’un des meilleurs lycées d’Île-de-France », publié le 5 juillet 2019 sur le site internet du Parisien : <http://www.leparisien.fr/amp/faits-divers/bac-2019-la-fuite-venait-d-un-des-meilleurs-lycees-d-ile-de-france-05-07-2019-8110869.php>