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Billet de blog 23 mai 2018

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Le piège du clivage “pro/anti” Europe

Contre le discours ambiant de désignation des classes populaires comme élément réactionnaire antieuropéen, Espaces Marx veut proposer une vision plus nuancée des débats sur l'Europe. Contre le clivage artificiel "pro/anti", cet article se propose de questionner les jugements sur l'Europe, notamment au sein des classes populaires.

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Le débat sur l’Europe soulève les passions sur les plateaux télés et chez nos politiciens au moment même où il ne semble pas émouvoir les populations. Les élections européennes sont désertées par les citoyens européens et les référendums de 2005 ont laissé le souvenir amer de l’arrogance des élites prêtes à blâmer “ceux qui n’ont pas compris”. Rappelons les propos du commissaire européen Pierre Moscovici, “Le référendum n'est pas l'alpha et l'oméga de la démocratie. Depuis 2005, on sait qu'il s'agit d'une machine à tuer l'Europe.”[1], salauds de pauvres qui votent mal !

Le nouveau élément de langage “gagnants/perdants” de la mondialisation, de l’Europe semble gagner du terrain chez nos politiques et quelques chercheur/se.s peu avisé.e.s. Derrière le nouveau vocable, les réalités bien plus complexes du rapport à l’Europe sont sacrifiées au bénéfice de la volonté légitimatrice d’une UE qui s’enfonce dans une crise économique, politique et sociale et qui laisse sur le carreau de plus en plus de citoyens. C’est notamment au moyen des Eurobaromètres que l’UE tente par l'artificialité de ses enquêtes d’opinion de faire croire que l’Europe a la côte pour ne rien changer de son cap et de ses politiques publiques désastreuses.

Pourtant, l’enjeu transnational n’a jamais été aussi important lorsque le redéploiement de la classe capitaliste à l’échelle continentale condamne toujours plus les individus à payer les pots cassés. L’enjeu de la crise écologique appelle lui aussi à trouver une solution globale qui n’a pas de sens à l’échelle nationale. La migration s’est aussi imposée à l’agenda européen. Montée en épingle comme une crise terrible au courant de l’année 2015 pour cacher le manque d’humanité de sociétés qui se refusent de voir dans ces terribles départs les conséquences désastreuses de nos rapports au Sud à qui l’on propose bombes ou exploitation, la question migratoire est une preuve supplémentaire du devenir international de la politique. La réplique de la Commission Européenne est imparable : faire porter la responsabilité à “ceux qui ne sont rien”, pour reprendre les mots du président français, pétri de son mépris de classe. A qui la faute donc? Aux pauvres, aux “perdants”, ces réactionnaires xénophobes et autoritaires. L’indécence n’empêche pas la bêtise et c’est au travers de ce cours article que nous proposons de redevenir sérieux et proposer quelques réflexions scientifiques pour briser le faux débat que nous imposent les eurobéats satisfaits.    

 Entre accusation d'euroscepticisme et surévaluation positive de l’Europe

            C’est avec des questions proches d’être vides de sens que les Eurobaromètres[2] tentent de voir l’existence non seulement d’une opinion européenne mais également le jugement positif qu’elle exprimerait. Il semble tout indiqué de juger de l’obséquiosité de ces questions : “L’appartenance de votre pays est elle…? une bonne chose; une mauvaise chose; une chose ni bonne ni mauvaise; ne sait pas”[3]. Il faut soulever ici à quel point le mot “chose” permet de retracer avec précision l’enjeu européen. La liste de questions déconnectées de tout contexte politique, appelant à des réponses abstraites et qui ne peuvent qualifier les intérêts des enquêté.e.s est interminable. Personne ne s’étonne par exemple que la question “Êtes-vous pour ou contre l’élargissement de l’UE?” mette sur le même plan les débats de l’intégration de la Turquie et celle de certains pays de l’Est. Il ne s’agit pas ici de prendre position sur l’entrée de ses pays mais plutôt de montrer que la question ne permet pas de mettre en valeur les raisons sous-jacentes à la réponse. Répondre “Non” vous permettra d’être d’ailleurs repeint en réactionnaire. Ainsi, l’intérêt de questions à la banalité grossière est d’effacer les raisons des désamours ou du soutien à l’idée d’Europe. La réification des jugements positifs ou négatifs de l’Europe est avant tout une volonté de mettre en lumière artificiellement une opinion positive agrégée sans aucune cohérence.

Sans rentrer dans les détails ici des raisons du jugement négatif par rapport à l’Europe, il nous faut souligner la capacité de surrévaluation positive du jugement positif. Sur de nombreux sujets, l’entreprise de légitimation de l'intégration communautaire par la CE a marché ou fait sens pour de nombreux européen.ne.s. Ainsi, on se déclare volontiers pro-Européen également lorsqu’on voit d’abord dans l’Europe la paix et ou la liberté de circulation ou que l’on est attaché à l’adage de sens commun “l’union fait la force”, une expression qui revient souvent lorsqu’on discute de questions plus géopolitiques avec des enquêté.e.s (rapport aux puissances mondiales, euro vs dollar, etc) au travers d’une approche qualitative. Cela ne correspond pas nécessairement à un soutien aux politiques publiques européennes en soit. La confusion Europe (en tant que construction continentale) et Union Européenne (construction institutionnelle communautaire) permet d’assigner de nombreux réfractaires au processus d’intégration à une vision favorable de l’Union : si les Eurobaromètres posent bien des questions sur “l’Union”, elles sont englobantes et ne permettent pas de juger a posteriori le regard porté sur la politique de l’Union, mais engage plutôt un questionnement général sur les attentes européennes des citoyens. Nous donnerons pour exemple cette question dans un Eurobaromètre plus récent[4] : “Quelle est votre opinion sur chacune des propositions suivantes? Veuillez me dire, pour chaque proposition, si vous êtes pour ou si vous êtes contre.” La liste de propositions associée contient des questions de tout domaine (économique, sécuritaire, social,...), formulées de telle manière qu’il semble difficile d’être contre. Peut-on être vraiment être contre “Travailler, étudier, faire des affaires partout dans l’UE”? Nous ne soulignerons même pas que mettre sur le même plan l’échange universitaire et le fait de travailler à l’étranger n’a pas beaucoup de sens pour comprendre les raisons qui motivent la réponse. Lorsqu’on parle de “travailler partout dans l’UE”, s’agit-il de faciliter la mobilité professionnelle ou de valider l’installation du dumping social avec la directive Bolkestein? Au moyen de cette indistinction volontaire, les Eurobaromètres arrivent ainsi à trouver sur tout un tas de sujet des “opinions favorables” qui oscillent entre 60 et 80%. Dans cette même question, seule une réponse n’obtient pas de “majorité positive” : “l’élargissement de l’UE dans les années à venir”. C’est une constance, puisque si 15 années séparent les deux Eurobaromètres dont nous nous sommes servis comme exemples, la réticence à l’élargissement est restée majoritaire. Nous noterons que cela n’a pas empêché l’entrée de nouveaux pays en 2004 puis 2007. Cette réponse n’a pas non plus empêché les commentateurs politique peu éclairés d’associer cette réalité de l’opinion au contexte politique de montée des extrêmes droites européennes qu’elle préexiste.

Les études produites par la Commission Européenne ont pour but de produire de la légitimité au processus d’intégration mais ne posent pas (ou plus[5]) la question de l’évaluation a posteriori de ses politiques publiques. Nous n’avons donné certains exemples de l’absurdité de la prétention scientifique d’enquêtes aux questions qui n’appellent qu’à la validation de généralités ou dont l’ambivalence permet de classer les uns et les autres dans deux sous-catégories (eurosceptiques/europhiles) de façon plus qu’aléatoire. Le jeu politique fait ensuite le reste, calquant sur des données peu exploitables un nouvel élément discursif (gagnants/perdants de l’Europe) pour mieux continuer d’ignorer les avertissements répétés des populations envers l’UE néolibérale (désertion des élections européennes, référendums, vote pour des partis nationalistes etc…). 

L’Europe libérale : les vraies raisons du désamour 

Dans des enquêtes plus “qualitatives”, principalement à base d’entretiens, certains chercheur/se.s nous montrent par exemple que les assigné.e.s à “l'euroscepticisme” de gauche comme de droite, se déclarent facilement “pro-européen” mais reprochent à l’Europe son dogme néo-libéral (Gaxie 2011). Les enquêté.e.s qui se déclarent de gauche se disent ainsi “favorables” à l’Europe mais attendent d’elle qu’elle soit “sociale”. A droite on peut voir dans l’Europe également alternativement “le cheval de Troie de la mondialisation, des multinationales et de l’immigration massive”. Pourtant, même chez les nationalistes existe une revendication d’une “Europe des Nations”, qui prendrait sens au travers d’une cohérence continentale culturelle et historique. 

Nous noterons que si les deux camps se positionnent au travers de prismes très différents (internationalisme et altermondialisme, nationalisme et l’Europe des Nations), le premier motif de rupture ou de méfiance est la question sociale, opposée au caractère néolibérale de l’institution communautaire. Si à gauche, la revendication d’une politique sociale est inscrite dans la tradition politique, les entretiens proposés par exemple par D.Gaxie permettent de mettre en évidence que le sentiment de voir sa citoyenneté nationale coïncider avec des droits sociaux n’est pas forcément l’expression d’un repli national intégral. Il s’agit plutôt d’une d’inquiétude quant à la disparition ou l’abaissement de certains droits sociaux. Un phénomène d’ailleurs plutôt localisé dans les pays de l’Europe de l’Ouest et du Nord, et dans une certaine mesure au Sud (Italie), tandis que dans les pays plus récemment entrés dans l’UE, de nombreuses classes populaires voient au contraire dans l’Europe une opportunité pour s’atteler à l’amélioration des droits sociaux ou des services publics, comme c’est le cas en Pologne. Dans l’ouvrage collectif L’Europe des Européens, les études qualitatives comparatives montrent que pour les non initié.e.s à la politique européenne par intérêt scientifique, militant, professionnel ou scolaire, l’“Europe s’impose avant tout comme économique”. En soit, il est évident que l’euro en tant que monnaie commune est un des principaux ambassadeurs de l’UE. Ceux qui ont l’impression d’avoir subi une baisse du pouvoir d’achat et de la hausse des prix après son introduction expriment ainsi plus facilement une réticence à l’égard de la construction européenne. L’Europe économique semblant être le coeur du sujet pour nombre de ses détracteurs. L’ouvrage collectif montre que de nombreuses personnes ont tendance à se positionner au sujet de l’UE en fonction du rapport personnel qu’ils entretiennent à l’institution communautaire, que ce soit sur le plan sectorielle (agriculteurs, pêcheurs, chefs d’entreprises évoluant à l’échelle continentale, etc) ou scolaire/culturel (Erasmus, voyages, histoire familiale, multilinguisme). L’évaluation de la situation personnelle vécue forge alors une partie du jugement positif ou négatif. Reste dans le rapport à l’UE, la prudence voudrait qu’on le qualifie d’ambivalent la condamnation ou le soutien à telle ou telle politique ne signifiant pas une condamnation ou soutien à l’idée générale de “l’Europe ou même de l’UE”.   

On peut noter, pour souligner l’inquiétude face à la logique libérale de l’UE, l’enquête de Claire Dupuy et Virginie Van Igelgom. Si sur certains sujets, l’action européenne est plébiscitée (environnement, énergie) par 70% de l’opinion européenne, sur d’autres (l’éducation, politiques de santé) une majorité ne souhaite pas voir l’Europe s’en charger. Au sujet de la politique économique, l’enquête montre que seule une courte majorité (autour de 50%) se dégage au début des années 2000 et culmine lors de la crise de 2008. Cet élément conjoncturel a eu sans doute un impact sur le rôle à accorder aux institutions supranationales dans la gestion des conséquences désastreuses de l’effondrement d’une partie du système bancaire.

Contre les visions globalisantes et le piège de l’enfermement du débat entre pro-européen.e.s et sceptiques, l’analyse des politiques européennes au cas par cas permettrait d’ajouter de la rigueur à l'analyse. Il existe ainsi non seulement des sujets où les désigné.e.s à l'euroscepticisme s’accordent à la nécessité d’une construction ou d’une action à l’échelle communautaire mais également des sentiments partagés de façon majoritaire quant à certaines réussites européenne (paix, rapport euro/dollar, nécessité de peser sur la scène géopolitique face à la compétition internationale de la Chine, des Etats-Unis etc...). Quant au mystère de l’absence de volonté d’une majorité d’Européens de voir l’UE se charger des problématiques sociales (ici au sens large comprenant ainsi la politique culturelle au sens non identitaire du terme, l’éducation, la lutte contre le chômage, les services publics de la santé et de l’éducation, retraites...), il est le grand oublié de l’analyse : les Eurobaromètres l’évoquent à peine. Pas besoin d’être devin pour comprendre que sans volonté de mettre un processus d’harmonisation par le haut des logiques sociales européennes, peu de personnes sont prêtes à laisser l’UE s’en saisir et que le cadre national semble recevoir les préférences des Européens car la Commission Européenne ne leur avait proposé jusque-là qu’austérité et déconstruction sociale.    

S’il fallait encore un argument pour démontrer que l’opposition à l’UE est le fruit du déversement dans le champ politique des inquiétudes socio-économiques face à l’orientation libérale de la construction européenne, nous prendrons un nouvel exemple. Deux chercheurs, Pullano et Teresa se sont intéressé.e.s au référendum organisé en Grèce au sujet de la ratification du troisième mémorandum de la Troïka. Au moment où 90% des citoyens déclarent avoir une opinion négative du triptyque Commission Européenne/ Banque Centrale Européenne / FMI, l’UE reçoit tout de même 61% d’opinions favorables. L'identification de la Troïka à la politique d’austérité imposée à la Grèce a fait de la consultation un référendum “Pour ou contre l’austérité” bien plus qu’un “pour ou contre l’Europe” et il faut se rappeler que les partisans d’un Grexit étaient avant tout les banquiers et ministres allemands. 

Arrêtons donc de poser le débat sur le caractère pro-européen ou non des populations excédées par les politiques économiques européennes qui leurs sont défavorables. L’Europe est une partie de leur réalité, l’UE et ses politiques publiques une autre. L’échelle transnationale s’est imposée à tous, et même chez les plus nationalistes (qui, il est vrai, font preuves d’une xénophobie totale), ce paradoxe est bien présent. A écouter Marine Le Pen et ses congénères, l’Europe est le rempart contre le reste du monde, ce qui signifie bien que l’échelle supranationale s’est imposée dans une certaine mesure à eux. Reste à savoir pourquoi les partisans d’une Europe sociale qui n’a jamais eu lieu n’ont pas le vent en poupe dans une contexte d’austérité généralisée et de dégradation systémique des services publiques accélérée par la mise en concurrence et les libéralisations imposées avec fracas par une Commission Européenne acharnée et un Parlement Européen proche de l’inutilité totale.

 
Paul Elek, pour Espaces Marx

[1]https://www.lexpress.fr/actualite/monde/europe/pierre-moscovici-l-europe-doit-changer-ou-mourir_1850877.html

[2] Nous prenons à titre d’exemple l’Eurobaromètre 57, datant de 2002.

[3] Ibid

[4] Eurobaromètre Standard 88, 2017

[5] Daniel Gaxie, Nicolas Hubé, Marine De Lassalle, Jay Rowell (dir.), L'Europe des Européens. Enquête comparative sur les perceptions de l'Europe

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