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Billet de blog 9 juin 2023

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Annecy, le printemps poignardé

Les arbres se taisent soudain, et la brise printanière et tous les oiseaux du lac. A une image de rêve, en ce 8 juin, vient se surimpressionner une vision d'horreur. Mais la haine ne guérira rien. Ne pas hurler avec les loups. Ne pas ajouter de la nuit à la nuit. Juste un bouquet de roses, de mots, comme une petite bougie dans l'obscurité.

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                               Là, tout n’est qu’ordre et beauté,
                                  Luxe, calme et volupté.

Charles Baudelaire, L'Invitation au voyage

*

Annecy, disent les nouvelles.

Face au pont des Amours, la haine meurtrière...

Au bord d'un lac qui comme nul autre inspire la paix et l'harmonie - l'horreur absolue.

Non, je ne peux pas, je ne veux pas penser que ... précisément ...

Partout, cette noirceur qui sidère aurait été abominable. Mais lorsque ces visions de l'impensable viennent se superposer, se surimpressionner à ces images de douceur et de sérénité profonde que vous inspirent ces lieux depuis des décennies, c'est encore plus terrible, si j'ose dire.

Combien de promenades rêveuses au Pâquier, de regards glissant sur les arbres majestueux, se perdant dans les lointains, caressant les montagnes, les nuages, chaque rive, l'eau claire sur laquelle s'élancent des voiliers et voguent cygnes, canards, foulques et grèbes huppés, combien de sourires se posant tour à tour sur les passants paisibles, les enfants rieurs, les jeunes chiens courant éperdument dans l'herbe, la vie insouciante et libre, combien d'heures à se sentir réconciliée avec la terre entière, juste à être présente ici, sous ce ciel immense, à respirer sous le soleil, dans ce coin de paradis sur terre ?

Annecy.

On aimerait que la sagesse et la grâce des lieux touchent chaque être de passage ici. Que tout ne soit qu'ordre et beauté, comme le rêve le poème. Que la vie infinie déborde dans les cœurs en vagues irrépressibles et tendres, invitation au voyage lancée chaque nouveau matin par le lac aux flâneurs et aux oiseaux de passage. On aimerait que les paysages intérieurs des êtres soient le fidèle reflet de ce qui n'en finit pas d'éblouir le regard.

Je repense à la si belle chanson de Nino Ferrer : ce n'est certes pas l'Italie, l'Espagne ou la Provence, mais On dirait le Sud...

Ici aussi, il fallut bien qu'il y ait la guerre. La guerre près du pont des Amours. La vie poignardée en plein cœur de l'innocence. L'enfance grièvement blessée, au seuil même d'une vie à vivre sur cette terre. Et puis cet homme de soixante-dix printemps dont l'un fut volé, au détour d'un matin de juin.

Les arbres se taisent soudain, et la brise printanière et tous les oiseaux du lac.

Larmes au bord de l'eau douce dont tout le bleu ne peut rien aux folies humaines.

Est-ce la guerre que portait cet homme en lui, celle que portent à jamais dans leurs tréfonds les rescapés et rescapées de Syrie, d'Irak, d'Ukraine et de tous les lieux du drame au long cours, qui au lieu de l'amour a pris toute la place en lui, jusqu'à déborder dans l'innommable ? Est-ce son cauchemar intérieur, dont nul ne sait rien encore, qui a déferlé, au cœur même du rêve, avec une infernale violence sur les innocents ? Est-ce la seule soif de mort, au nom d'un Dieu qui, s'il existe, se bouche les oreilles pour ne pas entendre cette invocation justifiant l'injustifiable - ou au nom du néant ?

Qui pourra le dire ?

Certains crieront qu'ils savent, bien sûr. Comme ceux venus au soir du drame pour déverser leur haine réflexe : "L’immigration assaille notre territoire." Ou les politiques les plus tristement prévisibles, au discours affûté de longue date à droite toute. L'occasion était trop belle. Celle de vociférer des généralités nauséabondes, sans réaliser que ce qui nous fait sombrer toujours plus profondément dans la nuit, c'est cette obscurité rituelle, qui fait de l'autre l'ennemi à abattre, par définition, et de notre humanité, un continent à la dérive.

Ne savent-ils pas qu'on ne vainc pas la nuit avec encore plus de nuit, mais avec encore plus de lumière ?

Celle du silence, si les seuls mots qu'on est capable de prononcer sont des injures et des appels à la vengeance.

Ou juste, plutôt que de maudire l'obscurité, allumer une petite bougie dans la nuit, comme le disait ce dicton chinois. Déposer un bouquet de roses blanches, pour ne pas laisser le dernier mot à la noirceur.

Et pour demain, travailler, chacun et chacune, qui que nous soyons, d'où que nous soyons, à la mesure de nos forces et de notre courage, et sans la facilité destructrice de la haine, à faire de ce monde, à l'image du lac d'Annecy avant ce funeste 8 juin, un lieu de paix et de beauté, enfin.

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