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Billet de blog 9 octobre 2024

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Et pourtant, le 7 était un si joli nombre

7 Octobre. Au retour d'une date indélébile, malgré tous les désastres passés ou annoncés, continuer à chercher le Visage de l’autre. Quel autre choix ?

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           Ouvre l’œil et regarde,

           tu verras ton visage dans tous les visages.

           Tends l’oreille et écoute,

           tu entendras ta propre voix dans toutes les voix.

                                                 Khalil Gibran

*

7.

Les sept jours de la semaine.

Les sept cieux, dans la Bible comme dans le Coran.

Les sept sœurs des Pléiades.

Les sept poètes de la Pléiade.

Les sept notes de musique.

Les sept films de fiction d’Andreï Tarkovski.

Le Septième sceau, d’Ingmar Bergman.

Les sept Merveilles du monde.

Les villes aux sept collines : Istanbul, Paris, Rome, Lisbonne…

Les sept couleurs de l’arc-en-ciel.

Les sept chakras hindous, aux couleurs de l’arc-en-ciel.

Les sept divinités du bonheur au Japon.

La menorah, le chandelier à sept branches du judaïsme.

Les sept versets de la première sourate du Coran.

Les sept étapes alchimiques.

Le principe de la 7e génération, chez les Indiens Haudenosaunee (Iroquois). Ou comment penser à ceux qui après nous viendront, dans toutes les décisions à portée collective.

Les sept générations au long desquelles peuvent persister, selon la tradition de nombreuses cultures – et l’épigénétique transgénérationnelle moderne –, caractéristiques physiques et mémoires inconscientes.

7. Chiffre sacré s’il en fut. Omniprésent dans la Bible, le judaïsme, le christianisme, l’islam, l’hindouisme, et maintes autres traditions religieuses, ésotériques, philosophiques, sur tous les continents. Chiffre mystique, infiniment spirituel. Chiffre-respiration qui module la musique du monde.

Et pourtant.

Sept. Le chiffre du mal. Le nombre où Dieu ramène,
Comme en un vil cachot, toute la faute humaine.
[…]

Les cercles de l’enfer sont là, mornes spirales ;
Haine, hiver, guerre, deuil, peste, famine, ennui.
[…]
La nuit donne l’assaut à la lumière. Un cri
Sort de l’astre en détresse, et le néant a ri.
[…]
Tous les yeux inconnus ouverts dans l’infini

S’étonnent ; qu’est-ce donc ? Quoi ! la clarté se voile !
Un long frisson d’horreur court d’étoile en étoile.

[…]

De nouveau, dans l’horreur, dans la nuit, dans l’orage,
On cherche l’astre. Où donc est-il ? Quel guet-apens !
Et rien ne continue, et tout est en suspens ;
La création sent qu’elle est témoin d’un crime ;
Et l’univers regarde avec stupeur l’abîme
Qui, sans relâche, au fond du firmament vermeil,
Jette un vomissement d’ombre sur le soleil.

Victor Hugo, L’Année terrible

7, chiffre maudit depuis un certain mois d’octobre. Il y a un an, déjà. Une éternité d’horreurs successives, ici, là-bas, toutes frontières piétinées, un temps lourdement suspendu dans l’innommable dont plus rien ni personne ne semble pouvoir retenir l’expansion mortifère.

Le malheur, dans certains lieux de cette minuscule planète perdue dans l’espace qui n’en revient pas de tout ce que les hommes peuvent s’infliger mutuellement tandis qu’elle continue tant bien que mal à faire le tour du Soleil, le malheur n’a plus d’âge.

Qu’est-ce alors qu’une ombre sur un calendrier, au milieu de toute cette nuit ?

Pourtant il est parfois des dates qui déchirent plus violemment encore la trame du temps, et figeant en un instant dans le désastre les nombres les plus beaux, ouvrent une infernale boîte de Pandore. 11 septembre 2001. 24 février 2022. 7 octobre 2023. Soudain un mur se dresse entre toute beauté, toute espérance et nous. Un mur où la date funeste vient s’inscrire, indélébile, une date d’effroi que nul ne pourra prétendre écarter du revers de la main, ni d’un côté, ni de l’autre – comme s’il fallait toujours se définir d’un côté, ou de l’autre, comme s’il fallait qu’il y eût toujours un côté face à un autre, et en dehors de nos divisions savamment entretenues, point de salut.

Nous. Eux. Eux toujours contre nous. Nous toujours contre eux. Tenez-vous à distance, entre vous et nous la terre brûle, plus que des flammes qui consument tout, l’incendie général, toujours alimenté de bois nouveau par vous, par nous, par tous jeté. Ivresse de la haine, cracheurs de feu partout, brasier sans espoir et sans fin.

Mais il est plus simple, c’est ainsi chez l’étrangement dénommé homo sapiens sapiens, qui possède somme toute une vision périphérique malencontreusement limitée, de voir le bras incendiaire de celui qui me fait face, que de réaliser qu’en cet instant même, je suis moi aussi en train de brandir une torche que je m’apprête à jeter sur l’autre, mon éternel ennemi. Mon autre moi-même. Qui, dans la même fraction de seconde, est en train de percevoir, hagard, le double parfait de l’image que je me pensais pourtant seul à saisir ; qu’il se pense, lui aussi, au même moment, seul à saisir. Jeux de miroirs à l’infini qui ne sont pas un jeu, mises en abyme qui sont des mises en abîme – et un gouffre entre les deux bords, qui éloigne autant qu’il rapproche dans un seul et même précipice.

Pourtant c’est le geste de l’ange qu’il faudrait. Celui de l’ange Damiel, dans Les Ailes du désir de Wim Wenders, surplombant puis franchissant le no man’s land et le Mur, à Berlin encore coupée en deux, enjambant toute division, passant d’un monde à l’autre au nez et à la barbe des gardiens du statu quo infernal.

On aimerait pouvoir appuyer sur un bouton invisible, pour faire de cette promesse permanente d’un champ de ruines général un arrêt sur image, un simple arrêt sur image. Dans lequel les protagonistes, sortant de leur somnambulisme guerrier comme d’un très long cauchemar, se regarderaient, une seule seconde, et pour la première fois peut-être, verraient l’autre, vraiment. Et le voyant, croiraient même – comme c’est étrange – reconnaître leurs propres traits dans ce visage leur faisant face. Pour la première fois l’autre, sortant de la nuit noire des chiffres anonymes, morts, blessés, vaincus, vainqueurs, aurait un visage – un Visage, écrivait Levinas ; et le Visage toujours m’oblige, me rend responsable de l’autre dès que mon regard s’est posé sur lui. Et ce visage me ressemblerait. Jusque dans la haine il me ressemblerait. Mais aussi, en y regardant bien, en le regardant vraiment – dans sa souffrance, sa terreur, ses désirs, ses espoirs malgré tout. Cette manière, si semblable à la mienne, d’aimer ce soleil, cette mer, cette terre, ces oliviers, cet oiseau qui passe dans le ciel juste au-dessus, et qu’il suit longtemps du regard. Cette vie, pareillement précieuse, pareillement unique, méritant pareillement de s’attacher au vol des oiseaux, et non à la trajectoire des missiles.

Si tu es blessé par autrui,

tu peux oublier la blessure.

Mais si tu le blesses,

tu t’en souviendras toujours.

Autrui n’est autre que ton propre être,

plus semblable encore,

habitant un autre corps.

Khalil Gibran1

C’est sans doute pour ne pas découvrir son propre Visage dans le miroir tendu par l’autre que toujours le miroir est brisé, par l’un, par l’autre, en mille morceaux. Rêve éclaté. Vies en pièces. Sept ans de malheur. Sept octobre. Huit octobre. Jusqu’où ? Tous les calendriers saignent depuis trop longtemps.

Et si le monde est témoin chaque jour de plus d’un Golgotha, je note avec fierté le fait que le premier Golgotha eut lieu en Palestine. Avoir cela en mémoire aiguise ma conscience personnelle, m’arme d’une grande force morale, ouvre devant moi un vaste horizon humain et dissipe par là même l’épais brouillard qui pourrait cacher les peines et les espoirs des autres.

Mahmoud Darwich2

L’Autre en son Visage, ce n’est pas seulement le Palestinien, l’Israélien. C’est chacun, chacune de nous quand il ou elle refuse de considérer pleinement son propre geste incendiaire, quand, sur ou sûre de son bon droit – persuadé.e d’être, évidemment, du bon côté de l’Histoire, forcément ce côté, et forcément un côté –, il ou elle exerce à l’égard d’autrui cette violence, qu’elle ou il croit anodine, infinitésimale, ou à tout le moins justifiée et justifiable, dans le geste, le mot, et même dans la pensée. Comme si la pensée n’était pas le lieu même où s’invente le monde à venir, déchirure, chaos et destruction, ou justice, accueil de l’altérité, paix ; et qu’un mot – sur lequel bien des violences on ne peut plus tangibles ont depuis toujours été bâties – ne pouvait, en soi, être blessant comme un couteau affûté. Sous l’empire des réseaux sociaux, la pensée venimeuse et le verbe insultant sont d’autant plus faciles à manier que l’on peut avancer masqué – sans visage – et c’est alors la haine qui est mise en réseau, s’auto-alimentant sans cesse, et ajoutant un peu plus de violence encore à ce monde qui en est saturé. Et on pleure les morts là-bas, sans assumer ici ce qui peut, en nous, depuis le pôle émetteur que nous sommes aussi, nourrir la guerre, même incognito, même, croit-on, en quantité négligeable. Mais en matière de violence il n’est pas de quantité négligeable. L’océan n’est fait que de gouttes d’eau. Et de gouttes d’eau qui ont voyagé si loin, depuis, peut-être, un ruisseau oublié, à des milliers de kilomètres.

Un beau jour, je parlai de la mer au ruisseau,

et le ruisseau me considère comme un fabulateur.

Khalil Gibran

Depuis le 7 Octobre j’ai vu fleurir – fleurs vénéneuses et tristes à mourir – de tous côtés, ici même, aux premières loges, et ailleurs, indifférence, mépris, cynisme au mieux, violentes attaques voire harcèlement au pire, contre l’autre camp, allant, en un processus prévisible mais toujours effarant, jusqu’à nier non seulement la souffrance ou les aspirations légitimes de l’autre, mais son droit même d’éprouver souffrance et désirs. Ainsi, pour certains, les massacres et exactions du 7 Octobre perpétrés par le Hamas, le Jihad islamique et d’autres commandos palestiniens – pour mémoire, près de 1200 morts, majoritairement civils, 251 otages, dont de très jeunes enfants et des personnes âgées, ainsi que des viols au caractère systématique et particulièrement barbare – n’étaient que de la résistance contre un éternel ennemi dont on ne voulait même pas prononcer le nom, préférant ainsi le dénommer entité sioniste, oubliant au passage que l’ennemi en question était en l’espèce, dans la réalité la plus tangible de cette journée atroce, incarné par des citoyennes et des citoyens d’Israël innocent.e.s et sans défense, le plus souvent pacifistes et soutiens de la cause palestinienne, comme au festival de musique de Reïm et dans les kibboutzim attaqués. Mais quand on fait d’un être, sans autre forme de procès, a fortiori par le biais d’une monstrueuse « justice » instantanée – et quelles que puissent être d’ailleurs les convictions philosophiques et politiques de l’être en question –, par définition, en l’essentialisant, le représentant de l’ennemi, et donc un ennemi lui-même forcément à abattre, quand on ravale ainsi chaque singularité au rang de fragment – considéré de facto comme forcément solidaire, forcément comptable et coupable – d’un tout prédésigné, à quoi est-on en train de se livrer, en toute bonne conscience, sinon à du racisme pur et simple – et en l’occurrence, de l’antisémitisme –, qui fait toujours de l’autre autre chose que lui-même, qui annihile son altérité et son humanité, pour le fondre dans une masse où plus rien ne le distingue d’une autre conscience, d’une autre présence singulière ?

Mais tout cela vaut, bien entendu, et dans une totale symétrie des intentions – toujours réduire le multiple à l’Un, totalitarisme désingularisant les êtres pour les fondre en un bloc unique et déshumanisé qu’il sera dès lors plus facile d’attaquer, torturer, violer, assassiner –, tout cela vaut pour chacun des deux clans. Car tandis que les uns sont occupés à appeler résistance ou actes de libération les atrocités commises en masse au petit matin sur des innocentes et des innocents qui, cherchant dans leur immense majorité ardemment la voie d’une paix avec le peuple palestinien, étaient pourtant les alliés objectifs de celui-ci – à la différence flagrante du Hamas –, d’autres, justifiant tout autant l’injustifiable, s’évertuent à qualifier de légitime défense les opérations militaires massives et indistinctes ayant conduit au massacre de plus de 40 000 Palestiniens et Palestiniennes – dont 14 000 mineurs – et de milliers de civils libanais, toutes victimes collatérales, comme on dit dans le jargon si délicatement cynique de la guerre, qui avaient le seul tort d’être au mauvais endroit au mauvais moment, pris en étau entre les fascistes d’un bord et les fascistes de l’autre bord, entre deux fondamentalismes instrumentalisant toutes les causes pour leur vision glaçante du monde. Quand la vie d’un être, d’un seul être, unique, irremplaçable, irréductible à autre chose que lui-même, ne pèse pas plus lourd qu’un simulacre de regret chez les uns – « C’est malheureux, mais ils sont pris en otage par le Hamas / le Hezbollah, ce sont des boucliers humains. Mais, voyez comme nous sommes bons : nous nous donnons la peine de les avertir avant chaque bombardement, pour qu’ils puissent évacuer ! » – et qu’un prétexte de résistance chez les autres – comme si être Israélien ou Israélienne et, par extension encore plus douteuse, juif ou juive, constituait déjà, en soi, un crime à venger –, qui peut sortir vainqueur de tout cela, sinon la haine, en miroir, et donc la souffrance, le désespoir et la mort entretenus sur des générations et des générations ?

La haine est un cadavre ambulant.

Qui d’entre vous désire être une tombe ?

Khalil Gibran

Certains se réjouiront du massacre d’autres êtres humains, de l’autre côté, au nom de mots qu’ils saliront à l’instant même – libération, résistance, justice, légitime défense. D’autres iront jusqu’à nier l’existence même des événements : circulez, il n’y a rien à voir : pas de responsabilité du Hamas et de ses alliés dans le 7 Octobre, d’ailleurs pas de 7 Octobre comme on l’entend, pas de viols, pas de massacres – victimes imaginaires, vous avez rêvé ce qui vous est arrivé ! et, hélas pour vous, témoignages ou pas, on ne vous croit pas ; ce qui bien sûr ne nous empêche pas de nous sentir de nobles âmes à proclamer, ici, dans n’importe quel autre contexte de violences, « victimes, on vous croit ! ». Pas d’exactions donc... si ce n’est, nous éclaire-t-on, du seul côté israélien, en fait organisateur caché des événements, mis en scène avec l’appui « réel » et secret de la hasbara - et cause véritable, si si ! du massacre de ses propres citoyens, quoi qu'en disent les vidéos d'horreur glorieusement tournées par les membres du Hamas eux-mêmes et la parole des survivant.e.s. Ah, comme c’est commode, l'art de la dénégation tortueuse face à ce qui n'alimente pas le narratif choisi.

Tout aussi effroyablement commode, cette décision de faire passer par pertes et profits toute une population civile, à Gaza, en Cisjordanie, au Liban, immeubles d’habitation, écoles, universités, marchés, hôpitaux, camps de réfugiés, organisations humanitaires, quartiers et villages bombardés et affamés sans répit ni état d’âme, parce que, nous répètent inlassablement sans ciller l’état-major de Tsahal et le gouvernement d’extrême-droite de Netanyahou, quel que soit le degré de mépris du droit international et du droit de la guerre, quelles que soient les conséquences humaines, nous avons le droit de nous défendre. Si se défendre est réduire à néant, et à une échelle monstrueuse, la vie innocente de l’autre – qui avait tout autant un Visage et le droit de vivre que moi –, et par là même s’assurer un avenir tout aussi, si ce n’est davantage, désastreux et violent que le passé, alors en quoi cette violence diffère-t-elle de celle qui m’a été infligée, et à laquelle je prétends répondre ainsi – par la loi du talion la plus aveugle ? Y a-t-il une violence plus légitime que l’autre ?

Chacun, depuis son bord, parmi les siens, s’empressera de crier Oui !

Parce que je n’ai pas de bord – double allégeance ! double traîtrise !… ou deux fois la liberté de rester fidèle à soi, tout simplement –, parce que les miens, c’est toute l’humanité, et tout le vivant même, je m’empresse de crier Non !

Tout le mal vient de là. De ces yeux toujours fermés sur la souffrance de l’autre, braqués sur la sienne seule. Mais qu’on m’explique, qu’on m’explique, de grâce, en quoi la négation de la souffrance qui me fait face allègera la mienne.

En quoi la justification des atrocités du 7 Octobre fera-t-elle avancer la juste cause palestinienne ?

En quoi la justification de la mise à feu et à sang de Gaza et à présent du Liban fera-t-elle avancer le juste droit à l’existence et à la sécurité d’Israël ?

Chacun se raconte l’histoire comme cela l’arrange, comme cela arrange ses présupposés, ses préjugés, ses théories, ses théorèmes, ses anathèmes et ses fidélités aveugles.

Mais qui racontera l’histoire commune ? Celle qui, demain, peut-être, ou après-demain, ou dans cent ans, dira tout ce qui aura été oublié, oublié jusqu’à ce qu’il ne soit plus possible, à force de sang et de larmes, de l’oublier : l’histoire d’une possible réconciliation, d’une possible fraternité, par-delà tout ce mal. Qui aura la force de faire taire la haine et la vengeance en lui, pour éclater tous ces murs qui voilent le Visage de l’autre, et commencer, en s’avançant chacun un peu sur le chemin à la rencontre de l’autre, à écrire ensemble un tout nouveau chapitre sur ce bout de terre à partager sous les étoiles – malgré tout ?

Nous allons devoir apprendre à vivre ensemble comme des frères, ou périr ensemble comme des imbéciles.

Martin Luther King

Peut-être les funambules habitués à danser, et parfois simplement tanguer, entre les mondes, entre les pôles, par-dessus tous les gouffres, sur la corde raide : peut-être les artistes.

J’aimerais pour ma part construire des ponts au lieu de les brûler. Nous, les réalisateurs, mais aussi tous les artistes en général, nous ne devons pas, je crois, nous résigner aux divisions. A la veille du 7 octobre, je savais que nous étions dans une situation explosive en Israël, mais cette prise de conscience n’a pas amorti le traumatisme pour quelqu’un comme moi, qui essaie depuis longtemps de faire parler les Israéliens et les Palestiniens à travers l’art, les films et les œuvres théâtrales. Dans l’Antiquité, le rôle traditionnel des artistes était d’être des guérisseurs. De guérir les âmes. J’aimerais adopter l’idée que le cinéaste ou l’artiste est un guérisseur.

Amos Gitaï, cinéaste israélien3

Alors, c’est à un autre artiste, lui aussi à la croisée des mondes et des possibles, esprit allié de longue date qui m’a accompagnée à travers temps et espace tout au long de ces réflexions, depuis ce pays du Cèdre, plus que jamais « pays de la Cendre et du Sang où sévit l’innommable, le Liban »4, que revient le mot de la fin – qui n’est qu’un début :

Voilà sept siècles, sept colombes blanches prirent leur envol d’une vallée profonde vers les cimes enneigées de la montagne.

Khalil Gibran

*

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1. Toutes les citations de Khalil Gibran sont extraites de son livre d’aphorismes, Le Sable et l’Ecume, trad. de l’anglais par Jean-Pierre Dahdah et Marÿke Schurman, Albin Michel éd., coll. « Spiritualités vivantes ».

2. Mahmoud Darwich, La Palestine comme métaphore. Entretiens, trad. de l’arabe par Elias Sanbar et de l’hébreu par Simone Bitton, Babel éd.

3. Amos Gitaï, « Nous ne sommes pas condamnés à la guerre », in Le 1, n° 515, « Du 7 octobre à l’offensive au Liban, jusqu’où la guerre ? », 02.10.2024.

4. Jean-Pierre Dahdah, préface à Le Sable et l’Ecume de Khalil Gibran.

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