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Billet de blog 16 février 2025

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L’aube perdue. In memoriam Alexeï Navalny

16 février 2025. Alexeï Navalny, il y a un an déjà, jour pour jour… Nous ne céderons rien à la nuit. Elle précède toujours l’aube.

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Jamais les crépuscules ne vaincront les aurores.

Guillaume Apollinaire

Alexeï Navalny : son message au peuple russe. #Navalny © france tv

Ne pas abandonner.

C’était il y a un an déjà.

Le 16 février 2024, la nouvelle de ta mort nous atteignait en plein cœur comme une rafale de vent glacé venu de ta Russie natale.

Nous redoutions cet instant, depuis longtemps. Nous savions toutes ces tentatives passées de te réduire au silence, puis à néant. Nous savions que tu étais l’obsession de celui que nous ne nommerons pas, dont le nom mérite d’être effacé de toutes les pages de l’Histoire, ou alors inscrit en lettres capitales rouges de honte, aux côtés de tous ceux qui nous ont fait désespérer de l’humanité. Lui qui n’a été capable de te nommer qu’après ta mort.

Nous savions, et pourtant nous espérions qu’un rien, une lueur, nos appels ici, les pensées secrètes d’une foule d’anonymes pour qui tu étais un repère dans la nuit, là-bas, s’élevant en silence jusqu’à ta prison lointaine, parviendraient tout de même à conjurer le sort.

Mais cette fois-ci nous n’aurons pas vaincu l’obscurité.

Il y eut ce jour de février où tu n’as plus revu le jour. Un jour de jour absent pour toujours. Soudain, dans l’enfer polaire d’une colonie pénitentiaire au fin fond de la Sibérie, plus de matins à venir, et toute la place pour la nuit. Pour ton absence. Comme avant toi Anna, ou Boris.

Anna Politkovskaïa, l’inoubliable, journaliste radicalement humaniste à Novaya Gazeta¹, assassinée dans sa cage d’escalier, devant l’ascenseur de son immeuble moscovite de la rue Lesnaïa, un 7 octobre – le jour de l’anniversaire du même commanditaire mafieux que celui qui t’a volé ta vie. Il y aura vingt ans l’année prochaine.

Boris Nemtsov, soutien déjà de l’Ukraine ², qui lui aussi faisait de l’ombre au tsar néo-stalinien – sérieuse menace de concurrence démocratique pour ce dernier, et donc assassiné en plein cœur de Moscou, devant le Kremlin, sur le Grand Pont de pierre. Lui aussi un jour de février, il y aura dix ans dans quelques jours.

Votre absence envahit tout, Boris, Anna, Alexeï.

Mais l’absence est une lumière noire qui traverse les murs et les silences les plus denses. De l’autre côté, c’est déjà le grand jour irréductible, qui répète votre nom, reflète votre regard, rayonne votre sourire, porte au loin votre voix.

Contre cela, aucun vampire du Kremlin assoiffé de nuit sanglante ne pourra rien. Votre empire à vous est ailleurs, et il n’écrase personne, ne tue personne.

Contre cela, tous les mauvais génies de la Russie ne pourront rien, quels que soient leurs simulacres, leurs ruses obsolètes, leurs mensonges qui défigurent la vie, et même leur mise à mort rituelle de l’espérance, la mise en pièce de l’Autre, leurs victoires apparentes sous les applaudissements des somnambules – toujours avant la chute. Toujours la nuit avant l’aube.

L’aube que tu ne verras pas, Alexeï.

L’aube que vous ne verrez pas, Anna, Boris.

L’aube que vous ne verrez peut-être longtemps qu’au travers des barreaux d’une geôle, vous les avocats d’Alexeï Navalny, Alexeï Lipster, Vadim Kobzev et Igor Sergunine, et vous toutes et tous, ces centaines, ces milliers de justes, qui ne vouliez pas de la nuit sur votre pays, sur l’Ukraine par lui attaquée - mais pas en votre nom. Ni sur le Bélarus – Ales Bialitski, Maria Kalesnikava, Viktor Babariko, et tous vos noms qui nous parviennent ici et nous hantent, à l’heure où l’internationale autoritariste étend son influence et répand son venin à travers le monde comme jamais, de l’Atlantique au Pacifique, en passant par l’Oural…

Au moins ceux qui ne peuvent plus participer à l’aube auront contribué à la faire naître, par-delà tout le mal. Au moins ils n’auront pas participé à la nuit.

Mais les vampires meurent à l’aube…

Courage. Patience.

Le tas de fleurs va bientôt monter jusqu’au ciel, Alexeï !

Adiós, compañero.³

*

New flowers placed on Navalny's memorial in Russia after old ones removed #shorts © CBS News

L’éternel retour… Ou quand il n’est pas dit que les fleurs n’auront pas le dernier mot…

Et l’élan n’est pas près de tarir…

*

Russie. Un an après la mort d’Alexeï Navalny, nous réclamons la vérité et l’établissement des responsabilités 

(communiqué d’Amnesty International)

« L’État russe n’est pas parvenu à briser Alexeï Navalny, malgré son emprisonnement injuste, la torture et les placements répétés à l’isolement. Même après sa mort, ce qui subsiste de sa résistance continue d’inspirer celles et ceux qui croient en un avenir meilleur. Nous honorons sa mémoire en nous montrant solidaires de toutes les personnes qui, malgré la répression croissante, continuent de rechercher la vérité, la justice et la liberté. »

Agnès Callamard, secrétaire générale d’Amnesty International, le 16.02.25

 *

***

*

 « Ils se sentent concernés. Ce sont les rêveurs. Ainsi parle-t-on de ces gens-là.

Ils se montrent plus sensibles que les autres à l’injustice et perçoivent avant les autres le besoin de changer les choses. Ils refusent de considérer le mal comme la norme. Par nature, ils ne peuvent s’empêcher de vivre autrement. Dès qu’ils apprennent que quelqu’un est dans la souffrance, ils culpabilisent et brûlent d’agir.

Quand leur nombre atteint un seuil critique, ils forment une vague, et celle-ci commence à influencer l’histoire. Même s’ils pensent avoir échoué, la vague continue sa course en rivières souterraines, en flux invisibles. Ça finit par changer le monde. […]

Vous en êtes aussi, de ces réfractaires à l’indifférence, membres actifs de cette société qui vit indépendamment des frontières ? Mais que peut faire un homme seul parmi des milliers d’autres fatigués, paresseux ou désespérés ? Savoir qu’il n’est pas seul l’aidera peut-être. Savoir que les gens comme lui sont plus nombreux qu’il n’y paraît. Quand on a cru être seul de longues années durant, on éprouve du plaisir à trouver de la compagnie.

Et à se sentir partie prenante d’une société secrète que j’appelle la société secrète de l’imagination.

« L’imagination », parce que ces gens-là ont foi dans le changement, même quand il est difficile d’y croire. Cette foi les rapproche. « Secrète », au sens où cette société s’ignore peut-être. Car elle est composée de gens seuls, ou qui se pensent seuls.

Il importe donc de voir la forêt derrière l’arbre et d’en faire partie. Alors commencera l’ascension, et l’imagination vaincra. Une fois encore.»

Filipp Dzyadko, Radio Vladimir4

 *

***

*

Leonard Cohen "The Partisan" | Archive INA © Ina Chansons

There were three of us this morning
I'm the only one this evening
But I must go on
The frontiers are my prison

Oh, the wind, the wind is blowing
Through the graves the wind is blowing
Freedom soon will come
Then we'll come from the shadows

*

Nous étions trois ce matin
Je suis le seul ce soir
Mais je dois continuer
Les frontières sont ma prison

Oh, le vent, le vent souffle
A travers les tombes le vent souffle
Bientôt la liberté viendra
Alors nous sortirons de l'ombre

Leonard Cohen, The Partisan

*

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1. « Remembering Anna. In memory of Anna Politkovskaya, our colleague who was murdered 17 years ago today », in Novaya Gazeta Europe, 07.10.2023.

2.  Le rapport Nemtsov. Poutine et la guerre. Solin/Actes Sud, 2016. ISBN 978-2-330-05720-6 (Boris Nemtsov, dirigeant du parti Parnas, l’un des principaux opposants russes, préparait un rapport sur « Poutine et la guerre » dans lequel il entendait montrer comment le maître du Kremlin avait préparé la guerre contre l’Ukraine.)

3. Comme le disait Wim Wenders dans Si loin, si proche !, en un ultime salut à Willy Brandt…

4. Filipp Dzyadko, Radio Vladimir, Stock, « Des nouvelles du réel », 2025. ISBN 978-2234096530

Petite bibliographie de résistance à l'air irrespirable du temps...

  • Alexeï Navalny, Patriote. Mémoires, Robert Laffont éd., 2024. ISBN 978-2221256589
  • Anya Stroganova, Ces Russes qui s'opposent à la guerre, Les petits matins éd., « Essais », 2024. ISBN 978-2363834140 [Quinze récits-portraits de mouvements et d'activistes russes opposés à la guerre en Ukraine.]
  • Olga Medvedkova, Dire non à la violence russe, A l'Est de Brest-Litovsk éd., 2024. ISBN 978-2487964006
  • Filipp Dzyadko, Radio Vladimir, Stock, « Des nouvelles du réel », 2025. ISBN 978-2234096530

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