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Billet de blog 17 mai 2025

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La paix orwellienne de Poutine. En attendant Godot, fin de partie à Istanbul

« Much ado about nothing »... Pourparlers Ukraine-Russie à Istanbul, bis repetita. Une fin de partie prévisible pour la paix sur les rives du Bosphore, en cette mi-mai. Les dés étaient pipés, le sens des mots n'était pas le même pour tous. Et pendant ce temps, à Silivri, dans la grande banlieue d'Istanbul, les prisonniers politiques sont les grands oubliés… On attend Godot partout.

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Illustration 1
Istanbul, en attendant Godot... (Tour de Léandre - Kız Kulesi) © Şahin Sezer Dinçer/Pixabay

Voilà. Fin de partie pour les "négociations" de paix, une fois de plus, à Istanbul - mais avaient-elles jamais commencé ? Quand, et ce avec constance depuis les premiers pourparlers de 2022, quand la Russie a-t-elle jamais eu l'intention de négocier ? Sauf évidemment à donner un nouveau sens, en usage seulement au Kremlin, au verbe négocier, qui signifierait alors, dans son acception poutinienne, imposer ses conditions et sa vision du monde à l'exclusion, par avance et par définition, de celle(s) de l'autre. En d'autres termes, une exigence de capitulation, de démembrement et de démilitarisation quasi complète du pays agressé : sa soumission totale. On ne saurait être plus clair sur les buts de guerre de Vladimir Poutine.

Il n'y avait donc strictement rien à attendre de ce qui était posé sur des bases aussi minées et minables. Rien à attendre de ce qui est et ne reste qu'un simulacre voulu ainsi par la Russie, un exercice de mauvaise foi absolue d'un Poutine aux abonnés absents : tandis que la délégation ukrainienne prenait les choses au sérieux, emmenée par le ministre de la défense en personne, Rustem Umerov, la délégation russe quant à elle - pendant que la porte-parole du ministère russe des affaires étrangères Maria Zakharova était plutôt occupée à insulter le président ukrainien en le traitant de "clown, de loser, de personne sans aucune éducation" - avait pour négociateur en chef... l’ex-ministre de la culture Vladimir Medinski et conseiller de second plan de l'autre Vladimir, déjà présent aux pourparlers de 2022 et "qui n’a retenu aucun coup pour repousser les demandes ukrainiennes. Les exigences de Moscou « vont bien au-delà de ce qui a été discuté précédemment », a dénoncé la délégation ukrainienne à l’issue des discussions, visiblement sous le choc."

Much ado about nothing, donc. Ah, si - presque nothing : l'échange de 1000 prisonniers, ce qui n'est certes pas rien, quand on sait les traitements infligés aux prisonniers ukrainiens par leur geôlier russe. On ne peut que se réjouir pour les 1000 détenus ukrainiens qui vont enfin pouvoir échapper à l'enfer. Mais au-delà, c'est business as usual pour la Russie, qui vient ce matin de tuer neuf nouveaux civils dans une frappe de drone sur le minibus où ils se trouvaient. Voilà le langage de la "diplomatie" russe : du sang et des larmes, encore et toujours. Le mot "paix", dans le langage orwellien de Poutine, veut dire "guerre", une guerre aussi longtemps que ses exigences maximalistes ne seront pas assouvies :

"Selon différentes sources, la partie russe aurait martelé que Moscou n’accepterait un cessez-le-feu que si l’Ukraine retirait ses troupes des quatre régions occupées plus ou moins totalement par la Russie (Donetsk, Louhansk, Zaporijia et Kherson). « Nous ne voulons pas la guerre, mais nous sommes prêts à nous battre pendant un, deux, trois ans, aussi longtemps que nécessaire. Nous avons combattu contre la Suède pendant vingt et un ans [entre 1700 et 1721, sous le règne du tsar Pierre Ier]. Combien de temps êtes-vous prêts à vous battre ? », a demandé Vladimir Medinski à ses interlocuteurs en lâchant : « Peut-être que quelqu’un à cette table perdra encore plus d’êtres chers. La Russie est prête à se battre pour toujours. »

*

Illustration 2
Mouette stambouliote & Mosquée bleue (Sultanahmed Camii) © vedat zorluer/Pixabay

J'ajoute une chose dont personne il me semble n'a parlé. Et qui me tient particulièrement à coeur, puisqu'elle est liée au lieu même de ces "négociations", en 2022 comme aujourd'hui. Un lieu certes pas anodin à mes yeux, puisqu'il fait partie de mon histoire personnelle ; j'y ai mes racines. Mais qui devrait aussi perturber toute conscience simplement attachée à la démocratie.

La Russie, 171e pays sur 180 au dernier classement RSF de la liberté de la presse, a demandé au 159e pays, la Turquie, de servir d'hôte et de médiateur à cette rencontre. En d'autres termes, Poutine, président d'un pays comptant au bas mot 1500 prisonniers politiques d'après le média indépendant russe OVD-Info, a demandé à Erdoğan, président d'un pays en comptant 80 000 (dont 20 000 Kurdes), d'héberger ces pourparlers. 

Affinités électives. Un même sens aiguisé de la démocratie. 

Tandis que des dizaines de milliers de détenu.e.s croupissent à quelques dizaines de kilomètres de là, dans la tristement célèbre prison de Silivri, dont le maire d'Istanbul Ekrem Imamoğlu, incarcéré le 23 mars dernier, et alors même que des milliers de personnes, dont de nombreux.ses jeunes étudiants.e.s, ont été arrêtées et continuent de l'être lors des manifestations de protestation qui se succèdent depuis bientôt deux mois, se tiennent des pourparlers pour un cessez-le-feu, comme si le lieu choisi était neutre, une sorte de Genève sur Bosphore. Evidemment la Turquie est de plus en plus perçue comme le médiateur idéal par les Européens aussi, de par sa situation géostratégique - au carrefour de l'Europe et de l'Asie, entre Orient et Occident, dans les voisinages de l'Ukraine, membre de l'OTAN mais sans être en mauvais termes avec la Russie (malgré des désaccords politiques sur plusieurs dossiers internationaux, et jouant d'une ambiguïté certaine - sans oublier le fait que 56 % de la population turque considère la Russie comme un ennemi). Mark Rutte, le secrétaire général de l'OTAN, a ainsi estimé qu'elle était un "lieu sérieux" pour des pourparlers, et d'ailleurs, en parallèle de ceux-ci, se tenait à Antalya une réunion informelle des ministres des affaires étrangères des pays de l'OTAN... Quant à la Turquie, elle sait tirer son avantage de la situation internationale, ici comme ailleurs : le conseiller d’Erdoğan Mesut Caşın le soulignait le 22 février : « Les alliés européens ont compris que, sans la Turquie, il est impossible de poursuivre la défense du continent européen et de la sécurité euro-atlantique. Est-ce que la Turquie est prête à soutenir la sécurité européenne et la capacité de défense européenne ? La réponse est oui ».

Se rendre indispensable sur la scène internationale... pour mieux tirer le rideau sur tout ce qui, à l'intérieur, gagne à rester dans l'ombre ?

Les dirigeants européens, en tout cas, ne semblent pas pris dans la tourmente d'un dilemme shakespearien.

Derrière cette normalisation inespérée aux allures d'éternelle Realpolitik de leur part, il y a encore et toujours des oubliés, des sacrifiés. A Silivri, dans la vie suspendue de la prison de haute sécurité, on attend toujours que le monde se souvienne des valeurs démocratiques qu'il prône, de l'autre côté des murs.

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