La dernière étoile fraîche de l'aube
annonçait le soleil le plus radieux ;
aucun nuage, aucune nappe de brume
ne traversait quelque partie du ciel.
Venue de là, la brise
soufflait si tendrement sur le visage,
si délicatement, qu'elle semblait
murmurer au plus profond du cœur :
« La vie est douce et la mort est ténèbres. »
"Jour de Pâques", Dionysios Solomos

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Il y a bien des années de cela, j’écoutais soir après soir la voix qui, du fond du petit écran, égrenait des chiffres, tandis qu’une guerre, au cœur de l’Europe déjà, faisait rage.
Ces chiffres, c’était le sommet froid de l’iceberg, ce qu’il nous reste à dire de l’indicible, ce qu’on peut encore nommer de l’innommable qui est un continent englouti, sombrant chaque jour un peu plus dans les abysses de l’absurdité.
Ces chiffres, répétés comme un mantra glaçant soir après soir, c’était ce qu’on pouvait ramener à la surface des vies broyées, avant qu’elles ne sombrent dans l’oubli. Mais ces chiffres étaient déjà un oubli, une perte irréparable. L’oubli des regards, des sourires, des larmes, des voix, des vies volées qui se perdaient déjà dans le sillage de la sombre étoile filante qui traversait la nuit démultipliée, et à laquelle ils restaient accrochés quelques secondes à peine, le temps de ne pas savoir qui étaient les êtres singuliers cachés dans les tréfonds de ces chiffres-fulgurances.
Comment peut-on être une femme, un homme, un enfant, infiniment uniques, avec à chaque seconde tant de détails qui débordent de l’espace et du temps et que seuls ceux et celles qui les aiment remarquent peut-être – cette façon d’appuyer la tête sur la main, de regarder longuement par la fenêtre le soir, ce rire clair, cette voix grave, cette fossette sur le menton, cet amour immodéré des chats ou des longues marches dans le Sarajevo d’avant, la petite robe à fleurs, le pantalon en lin clair l’été, le violoncelle posé contre le mur, le cahier ouvert à la page des problèmes de maths qu’on peine à résoudre… comment peut-on être chacun, chacune ce qui n’existera qu’une seule fois dans tout l’univers, cet océan de vie qu’aucune description ne pourra jamais circonscrire – et se retrouver soudain réduit, réduite à un chiffre, non, pas même un chiffre, mais un fragment invisible dans un chiffre qui ne peut que balbutier indistinctement le drame collectif ?
C’est parce que je ne pouvais pas, à l’époque déjà, répondre à cette question, que j’avais écrit, dans l’un des poèmes de mon recueil dédié à la Bosnie, ces quelques mots :
… vous savoir pris là-bas dans le feu de toute la haine qu’ils déversent sur vous et dont ne nous parviennent plus, ici, que des chiffres effaçant lentement vos visages : « Aujourd’hui, huit morts à Sarajevo ».
Trente ans plus tard, rien n’a changé.
Trente-cinq morts et cent-dix-neuf blessés à Soumy, ce dimanche matin.
Toujours la mort qui frappe aveuglément partout, seul le lieu n’est plus le même. La mort voyage beaucoup. Avec beaucoup de chiffres désincarnés dans ses bagages, pour alimenter le mantra sans fin. Les morts vont vite, disait Gottfried August Bürger dans sa "Lenore". A la vitesse des drones et des missiles balistiques. Aujourd’hui la nomade à la faux, douée du don d’ubiquité, a de nouveau posé ses valises en Europe, mais d’Asie, d’Afrique, elle n’est jamais partie. Ukraine, Gaza, Soudan, et tant d’autres macabres domiciles qu’elle-même n’arrive plus à suivre la cadence.
Toujours la voix qui égrène les chiffres qui ne disent rien des êtres.
Toujours les questions sans réponse, le gâchis irréparable qui vous hante, nuit après nuit.
Alors parfois, dans tout ce tourbillon de mort – tenter de retenir un regard, une histoire. Mettre un visage sur un chiffre, ou plutôt, puisqu’il n’en sera jamais qu’une partie, l’y surimpressionner. Pour qu’il en reste une trace, un écho, un murmure, un cri.
Dire que la guerre d’agression contre un peuple, c’est ça. La courbe perdue d’un visage tendre qui hier encore vivait. La trame déchiquetée d’une vie, tissée jour après jour de milliers de pensées, de souvenirs, d’élans, de liens. Un chemin singulier qui plonge soudain dans l’abîme, un vol arrêté un matin de printemps par un missile balistique. Des doigts qui courent sur un clavier dans le temps suspendu d’une église et qui ne joueront jamais plus.
Elle s’appelait Olena Sergiyevna Kohut, et était une talentueuse pianiste et organiste soliste de l’Orchestre philharmonique de l’oblast de Soumy, membre de l’orchestre du Théâtre national de Soumy et enseignante appréciée au sein de la Faculté des Arts et de la Culture. Elle est morte un dimanche des Rameaux, lorsque les rues du centre-ville étaient pleines de gens venus respirer l’air d’un matin de printemps et acheter des branches de saule à chatons pour le Shutkova Nedilia.
Elle célébrait la vie dans son sourire et dans le geste dansant de sa main qui faisait chanter l’orgue.
Son regard clair s’est éteint et l’orgue s’est tu parce que quelqu’un, quelque part, célébrait jour après jour la mort.
*
Olena Kohut, assassinée le 13.04.2025 à Soumy, Ukraine,
par Vladimir Vladimirovitch Poutine.
Pour de nombreux étudiants, Olena était devenue non seulement une enseignante, mais aussi un véritable mentor, une conseillère avisée et un soutien sincère. Son amour de la musique était infini, sa foi en ses élèves sans limites. Elle révélait le potentiel de chacun, allumait des étincelles de créativité et les aidait à croire en leurs propres capacités. Ses leçons ne se limitaient pas à la transmission de connaissances, mais étaient aussi des leçons d'humanité, de bienveillance et d'optimisme.
Un témoignage de la Faculté des Arts et de la Culture de Soumy où elle enseignait