Esra*Rengiz (avatar)

Esra*Rengiz

Poète, nouvelliste, essayiste (littérature & cinéma), citoyenne du monde

Abonné·e de Mediapart

15 Billets

0 Édition

Billet de blog 26 février 2022

Esra*Rengiz (avatar)

Esra*Rengiz

Poète, nouvelliste, essayiste (littérature & cinéma), citoyenne du monde

Abonné·e de Mediapart

La mémoire qui flambe

Ukraine, février 2022. Souvenirs lancinants d'anciens désastres soudain ravivés. Regarder dans les yeux un pays sous les bombes sans détourner le regard ni la pensée. Ne pas transiger avec sa révolte. Ne surtout pas oublier. Maintenant et pour toujours, je veux me souvenir de ce que c'est qu'un être humain sacrifié à la folie guerrière d'un homme.

Esra*Rengiz (avatar)

Esra*Rengiz

Poète, nouvelliste, essayiste (littérature & cinéma), citoyenne du monde

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

                         Je parle de nous. Nous qui nous sommes tous habitués au système totalitaire, nous qui l'avons accepté comme un fait intangible, donc entretenu par nos soins. Autrement dit : nous tous - naturellement chacun dans une mesure différente  - sommes responsables de la dérive de la machinerie totalitaire. Personne d'entre nous n'en est une pure victime, nous sommes tous en même temps ses cofondateurs.

                Václav Havel, "Vœux pour la Tchécoslovaquie" (1990), in L'amour et la vérité doivent triompher de la haine et du mensonge

*

                                                                         N'incitez pas les mots à faire une politique de masse. Le fond de cet océan dérisoire est pavé des cristaux de notre sang.

                                              René Char, "Faire du chemin avec..."

*

Je me souviens de l'écrasement de la Tchétchénie sous les bombes. De Grozny rasée, de Poutine qui voulait "buter les Tchétchènes jusque dans les chiottes".

Je me souviens d'Anna Politkovskaïa, journaliste et militante des droits de l'homme, opposante à Poutine, qui avait dénoncé les exactions commises contre le peuple tchétchène par le pouvoir russe et son allié local Kadyrov. Assassinée un jour d'automne dans son immeuble. Le jour même de l'anniversaire de celui auquel elle ne voulait pas faire allégeance.

Je me souviens des horizons caucasiens meurtris. Je me souviens de la Géorgie, elle aussi envahie par les chars russes, cet été-là, il y treize ans déjà.

Je me souviens d'autres voisinages hantés de souvenirs lancinants. Je me souviens du nom qui me faisait rêver, là, juste de l'autre côté de la Mer Noire. Odessa. Comme ce nom était doux, malgré l'escalier infernal du Cuirassé Potemkine d'Eisenstein. Ville-monde, sous le signe d'un Ulysse au féminin, ville au carrefour de l'Est et de l'Ouest, déjà méridionale, bruissante de mots dans toutes les langues, d'arts, de lettres, de musique, toutes les musiques du multiple, désormais à portée de frappe des canons de l'envahisseur.

Je me souviens de la Crimée. L'antique Tauride.  La croisée des chemins. La rencontre des peuples entre mer et steppes. Yalta. Les accords, oui, mais surtout Tchekhov soignant sa tuberculose sous son ciel clément, et La Dame au petit chien longeant à jamais la promenade du bord de mer dans le sillage de son créateur. Mais je me souviens de l'écho lointain des guerres, dont j'entendais parler depuis l'enfance. Guerres russo-turques. Je me souviens de la déportation des Tatars. Massacres, conflits sans fin, et toujours la mort des innocents.

Je remonte le temps à la vitesse de la pensée, et c'est soudain comme si rien au fond n'avait jamais vraiment changé.

Je me souviens de la Crimée. Je me souviens de l'annexion de la Crimée par Poutine, de la vague d'indignation qui avait suivi, devenue peu à peu froncement de sourcils, puis haussement d'épaules, puis soupir résigné, puis silence gêné. Ouvrant étrangement la voie à ce qui restait encore à advenir. Qui est désormais advenu. 

Je me souviens de la place de l'Indépendance à Kiev, de la révolution orange à, une décennie plus tard, l'Euromaïdan et cet hiver de manifestations contre le pouvoir pro-russe, qui avait fini dans un bain de sang, mais précipité la chute de Viktor Ianoukovitch... Je me souviens d'un court-métrage ukrainien projeté dans un festival international du film étudiant, et qui, depuis l'atelier d'un sculpteur, donnait à voir elliptiquement, et avec d'autant plus de force, les manifestations. Manifestations ? Coup d'Etat, avait rectifié le maître du Kremlin. Il suffisait au fond de trouver le bon angle d'attaque, la bonne désignation pour s'octroyer un droit de regard et se dédouaner par avance de toute annexion ou occupation à venir, que ce soit en Crimée ou dans les territoires de l'Est de l'Ukraine.

Je me souviens aussi des lointains échos de Budapest 56, Prague 68, et du regard douloureux de mes amis tchèques chaque fois qu'ils me parlaient de cette sinistre page de leur histoire, qu'ils l'aient vécue directement ou pas, et de toutes les années à l'ombre du "Grand Frère" soviétique qui suivirent. J'imagine aujourd'hui l'inquiétude qui doit de nouveau traverser leur regard. Inquiétude à l'idée que l'Histoire bégaie, ou "simple" traumatisme ancien remontant à la surface d'un présent hors de contrôle. Inquiétude que j'imagine habiter pareillement les Slovaques, les Polonais, les Baltes, les Bulgares, les Roumains, les Moldaves... tous les peuples qui ont dû vivre un jour sous la tutelle d'un pouvoir absolu et décidant de leur destin, et qui craignent de devoir resombrer dans le cauchemar, hier au nom d'une fausse fraternité écrasant les Printemps, demain peut-être pour assouvir les rêves de grandeur et d'expansion d'un homme traversant la vie torse nu sur un cheval ou en treillis, mais toujours le fusil à la main. Tous les "Petits frères" d'Europe de l'Est se demandent peut-être en cet instant même s'ils parviendront à fermer à temps la porte au loup, si l'envie d'entrer dans la maison comme chez lui devait le reprendre.

Ils se souviennent.

1968 (Karel Kryl: Bratříčku, zavírej vrátka) © Klip Fun

Karel Kryl - Bratříčku, zavírej vrátka1 

(Ferme la porte, petit frère)


Petit, ne pleure pas !
Ce ne sont pas des monstres effrayants
Maintenant tu es grand…
Ce sont seulement des soldats.
Ils sont arrivés dans leurs mécaniques
Aux formes cubiques.


Avec une larme à la paupière
Nous nous regardons mutuellement.
Petit, reste près de moi
Je suis préoccupé pour toi.
Sur les sentiers tortueux,
Petit avec tes petites chaussures…


Il pleut ; dehors, le soir tombe.
Cette nuit ne sera pas brève.
Au loup, l'envie d'un agneau est venue
Petit, as-tu fermé la porte ?


Petit, ne pleure pas,
Ne gâche pas tes larmes.
Repousse les outrages
Épargne tes forces.
Et ne me jette pas la pierre
Si nous n'arrivons pas.


Apprends la chanson,
Ce n'est pas si difficile.
Appuie-toi, petit,
Le sentier est détruit.
C'est très dangereux
Mais nous ne pouvons plus revenir sur nos pas.


Il pleut ; dehors, le soir tombe.
Cette nuit ne sera pas brève.
Au loup l'envie d'un agneau est venue
Petit, ferme la porte !
Ferme bien la porte !

*

Plus que tout autre élément à mes yeux, c'est notre complaisance, voire notre attente, notre demande aussi exaltée que suicidaire d'une figure d' "homme fort" à la tête de l'Etat, exigence de plus en plus affirmée au fur et à mesure que croissaient la menace terroriste, puis la panique irrationnelle générée par la situation sanitaire et savamment entretenue par des gouvernants et leurs relais politiques, médiatiques, scientifiques, intellectuels, culturels - qui se trouvaient ainsi renforcés dans leurs petits et grands pouvoirs -, oui, c'est cette disposition paradoxale de nos démocraties à l'égard de ce type de gouvernance qui en a rendu possible l'émergence. Des démocratures et autres démocraties illibérales et leur poigne de fer, avec ou sans gant de velours, au basculement dans la dictature et l'affirmation glorieuse de la loi du plus fort, de la coercition, de la domination, il n'y a qu'un pas, ou la seule barrière de nos paupières opportunément closes face à un pouvoir de plus en plus abusif et répressif, qui croit de plus en plus ouvertement indiscutable le fait que les devoirs des citoyens passeraient nécessairement avant leurs droits - pourtant inscrits de haute lutte dans la Constitution -, dès lors qu'il en aurait décidé ainsi. Comme si Poutine n'était finalement que l'incarnation de la forme la plus assumée, la plus radicalement manifestée, la plus "aboutie", la plus cohérente au bout du compte, de ce dont nous avons non seulement appris à nous satisfaire, mais que nous n'avons eu de cesse de réclamer toutes ces dernières années. Nous servant dès lors de repoussoir, cette manifestation-là de notre inconscient collectif nous ouvrira-t-elle enfin les yeux sur ce qu'il nous en coûte d'être dans une logique qu'il faut bien qualifier de viriliste ?

Alors oui, ma mémoire est en feu tandis que je vois les chars avancer, les bombes tomber et les yeux des Ukrainiens se poser pleins d'angoisse sur le ciel au-dessus de Kiev, qui pourrait être le ciel au-dessus de Berlin ou de Paris. Me faudrait-il tempérer ma révolte d'un mais immédiat - "oui, bien sûr, Poutine est un épouvantable tyran, mais quand même", etc. etc.-, et avant de m'indigner, passer au crible toutes les théories, hypothèses, publications généralistes ou spécialisées possibles et imaginables, me perdre en soupèsements d'égarements, comparaisons de crimes, bémols à contretemps et justifications plus ou moins hasardeuses de l'injustifiable?

Chercher des circonstances atténuantes à l'innommable, en somme, et finir par renvoyer dos à dos agresseur et victimes d'un drame en temps réel, à l'heure où il ne s'agit pas de dresser des bilans comptables de l'Histoire, mais d'être en totale solidarité avec le peuple ukrainien ?

La mémoire vive, l'intelligence intuitive des événements, l'éthique personnelle et le cœur ne suffiraient-ils donc plus à se positionner immédiatement en tant que citoyens du monde solidaires de nos semblables dans le désastre qui les frappe ?

A nous morceler ainsi, nous allons finir par devenir des puzzles vivants, des humains en pièces détachées, ferraillant, tergiversant, relativisant et temporisant tandis que les bombes pleuvent ; et non plus les êtres entiers, libres de toute idéologie, que nous n'aurions jamais dû cesser d'être. Qu'il serait tellement temps d'apprendre à être.

Je pense aux quelque 1800 manifestants contre la guerre arrêtés dans une cinquantaine de villes en Russie. Descendus spontanément dans la rue, sans avoir au préalable compulsé et comparé tous les livres d'histoire, tous les articles de journaux et tous les essais politiques disponibles. Ne faisant le jeu de personne, n'ayant de comptes à rendre à personne, si ce n'est à leur conscience. Je pense à leur courage sans calcul, à la générosité d'un élan qui pousse à se réunir, au péril de sa vie et en tout cas de sa liberté, pour se risquer à crier à la face de Poutine leur refus de cette violence, de cette abjection. Pour simplement dire : Pas en notre nom. Est-il si insensé d'espérer sous nos latitudes au moins le début d'une esquisse d'un courage semblable pour assumer pleinement son indignation, sans arrière-pensée idéologique ?

Est-il si inconcevable de se montrer en totale solidarité et empathie avec un peuple ukrainien qui souffre, des citoyens russes qui manifestent contre la barbarie, d'appeler un chat un chat, et un tyran indéfendable un tyran, sans régler au préalable des comptes avec ceux qui ne sont pas ce tyran-là ?

Je lis ici ou là des commentaires conspuant tour à tour l'Occident, l'Otan et les Etats-Unis à la faveur du drame ukrainien. Je n'oublie pas non plus les forfaits de ces derniers, qu'on se rassure. Oh que non. Mais il y a un temps pour tout. Un temps pour condamner clairement une agression innommable, et un temps pour réfléchir aux tenants et aux aboutissants. Un temps pour soigner les blessures immédiates, et un temps pour espérer guérir enfin l'Histoire de ses réitérations morbides. Au regard des victimes ici-maintenant, il y a quelque indécence à voiler la pleine participation à leur sort de considérations qui nous éloignent de l'urgence de l'extrême présent. Tandis que les snipers tiraient sur les passants de Sarajevo du haut des collines, il ne s'agissait pas de se demander autre chose que comment voler à leur secours et arrêter ces crimes. Il y aura bien sûr des nostalgiques d'une Yougoslavie pourtant exsangue et vidée de tout son sens pour contester la nature et l'ampleur de l'agression subie par les habitants de la Bosnie-Herzégovine, et renvoyer dos à dos victime et bourreau. Mais ceci est une autre histoire. Et pourtant toujours la même, qui tient en trois mots : n'oublions pas.

*

Je me souviens de Sarajevo. Je me souviens de la Bosnie.

Je me souviens de la Tchétchénie, d'Anna, de la Géorgie, de Budapest, de Prague, de l'Afghanistan, de la Crimée.

Je veux me souvenir en cet instant et pour toujours de ce que c'est qu'un être humain frappé à mort par une balle ou une bombe en Ukraine, en février 2022. 


1 Cette chanson de Karel Kryl a été composée le 22 août 1968, au lendemain de l’invasion de la Tchécoslovaquie par les armées du Pacte de Varsovie, qui a mis fin à la belle expérience du Printemps de Prague. Aussi inévitablement qu'immédiatement censurée par le Parti, elle va cependant continuer à circuler sous le manteau. Et sera reprise au moment de la Révolution de Velours, qui porta l'écrivain, dramaturge et essayiste Václav Havel au pouvoir.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.