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Billet de blog 28 mars 2023

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Le sceptre et la matraque

Quand, ici ou là-bas, la démocratie se retrouve nassée au bord du gouffre, et que le sceptre et la matraque entament, un bandeau sur les yeux, leur pas de deux macabre, sommes-nous condamnés à les laisser nous entraîner dans l’abîme ?

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A la mémoire de Malik Oussekine et Rémi Fraisse

de Mahsa Amini, de Neda Agha-Soltan

de toutes celles et tous ceux qui avaient un visage, une vie et des rêves

Aux êtres disparus, aux êtres à jamais blessés

A toutes les victimes, à Paris, Sainte-Soline, Saint-Pétersbourg, Gênes, Téhéran, Alep, Istanbul,

ici et ailleurs, hier et aujourd’hui,

des violences policières systémiques

*

On m’appelle Emmanuel. Ou plutôt on ne m’appelle pas. On baisse les yeux en ma présence, c’est tout le langage que je tolère. On s’incline en présence des deux corps du roi[1], devant le mortel qui incarne l’immortel royaume.

Je ne suis pas un, je suis l’Un. J’avance masqué. Dieu se cache derrière moi, ou plutôt en moi. Et je n’en suis que plus grand. Seul votre silence tremblant, ô foule bruyante, peut répondre à ma grandeur.

Silence ! On trône.

*

On m’appelle Paul, Antoine, Sébastien ou Fred. Ou plutôt on ne m’appelle pas. On se protège les yeux en ma présence. On ne sourit pas. Ce sont les seuls gestes que je tolère. On évite, en ma présence tout entière dévouée au roi et à son royaume, d’être Noir, ou étranger, ou pire, les deux à la fois, on évite d’être du Tchad ou des Philippines, de s’appeler Souleymane ou Miguel. Ou d’ailleurs, Salomé ou Adam[2]. Le mieux, c’est d’éviter de manifester. De penser, c’est encore le plus simple. De passer dans une rue ou d’être attablé à un café un jour de manifestation. Ou tant qu’à faire, d’exister. Puisque votre existence n’est pas un miroir dans lequel le double corps du roi pourra longuement s’admirer, ô foule ingrate.

Je ne suis pas un, je suis l’un de l’Un. J’avance casqué. Je n’ai pas de visage, mais « je peux te dire qu’on en a cassé, des coudes et des gueules ». Je suis le bras armé du roi et du royaume. J’ai une mission. J’ai donc tous les droits. Je ne suis pas la foule, donc je suis légitime. J’ai des ordres, des ordres divins face au désordre. Je ne pense pas, je fonce. Y compris à moto. La fin justifie les moyens. Innocents ou pas, tous coupables par définition : je ne fais pas dans le détail, car au fond qu’importe. Qui est en face est déjà du mauvais côté. Est déjà l’ennemi. C’est tout ce que je sais et veux savoir du monde. Je ne pense pas, ma matraque pense pour moi. Et le bon roi pense pour tous.

Silence ! On cogne.

*

A peine quelques pas plus loin.

Qu’est-ce qui sépare un pays de l’abîme, sinon quelques pas ? Il suffit d’une danse macabre au bord du gouffre, d’hommes-robots harnachés de noir ayant laissé leur humanité au vestiaire, de quelques insultes, quelques obscénités, quelques interpellations injustes, quelques gardes à vue absurdes de trop, de quelques coups, de poing, de pied, de matraque, de quelques nasses, quelques grenades lacrymogènes, assourdissantes ou de désencerclement, quelques flashballs de trop, de tout ce qui n’existe qu’en vue de faire mal, faire peur, blesser et mutiler, si ce n’est tuer, pour y sombrer. Basculer dans l’innommable. Qu’on ne nous dise pas, de grâce, que cela n’a rien à voir. Qu’ici est et sera toujours fondamentalement différent de là-bas. Le premier pas sur un chemin est bien celui qui peut conduire au bout de ce chemin. En ce sens, il est déjà celui de trop. Combien de pas avant le point de non-retour ?

*

On m’appelle aussi parfois Vladimir, Bachar, Tayyip, ou le Guide Suprême Ali. Qu’importe mon nom, qu’importe mon visage : je suis l’Un.

Les pieds de mon trône sont portés à bout de bras par mon peuple, afin que ma couronne touche le ciel. Je ne regarde jamais en bas ceux que, c’est inévitable, j’écrase de tout le poids de ma surhumaine splendeur. Je n’entends pas leurs misérables cris, je suis trop occupé à deviser avec l’éternité. Et si d’aventure la lointaine rumeur me gêne, je sais à qui confier le soin de ramener le silence.

 *

Hier voltigeur, aujourd’hui brave parmi les BRAV-M en ville ou garde mobile dans les champs, je suis aussi parfois membre de la polis, ou de la Politsiya, je suis Bassidji, chabiha, ou baltaguia. Qu’importe mon nom, qu’importe mon visage : je suis l’un de l’Un. J’installe tranquillement le fascisme partout où je passe. Il suffit de repeindre la façade et de changer d’enseigne pour effacer le souvenir, et les traces de sang. J’avance masqué et casqué. Ce n’est pas là le moindre de mes titres de gloire.

Je suis le bras armé du roi et du royaume. Des républiques exsangues, des théocraties, des autocraties, des démocratures, des dictatures, des tortionnaires en habits du dimanche à la mode anti-occidentale, des faux révolutionnaires et faux prophètes à barbe, des vrais fossoyeurs de la beauté de vivre et de la liberté, des nouveaux empereurs, des post-tsars et des néo-sultans.

Je suis le bras armé de qui veut bien penser pour moi. De ce côté-ci du bras il n’y a plus moi, mais tout un panthéon de divinités qui me libèrent de la charge de devoir décider de ce qui doit se passer à l’autre bout. Qui m’allègent de ma pesante humanité. Réduisent à néant mon encombrante sensibilité. Font taire ce qu’il me restait d’âme et de conscience. A l’autre bout, ma légitimité. Mon obéissance. Mon petit pouvoir. Ma toute-puissance. A l’autre bout, le droit supérieur de cogner ou de tirer sur tout ce qui bouge. La pulsion de mort. A l’autre bout la matraque. Et après elle le déluge.

*

Le déluge de violence gratuite, Agathe, médecin urgentiste présente à la manifestation de Sainte-Soline contre les mégabassines ce 25 mars, en a été un témoin direct, elle qui a porté secours à de nombreuses personnes blessées par les forces de l'ordre, et en particulier au manifestant actuellement toujours entre la vie et la mort :

« Combien de temps s’est écoulé ? Depuis combien de temps était-il au sol avant mon arrivée ? Comment peuvent-ils assumer un tel niveau de violence pour quelques mètres cubes de béton ?

Je pense à Rémi Fraisse.

[…] Je pense à cet homme. À ses amis. Aux miens. Je me demande où ils sont. Y en a-t-il d’autres comme lui ? Je pense à tous ceux qui ont été blessés ces dernières années par les armes de la police. À la zad, au Chefresne, au Testet, pendant la loi Travail, les Gilets jaunes. À ceux qui ont perdu des doigts, une main. Un œil. Ceux qui ont perdu la vie. À lui. »

 *

Que faudra-t-il pour arrêter le sceptre et la matraque ?

Une baguette magique ?

Une simple fleur, comme celle que tient, à Washington en 1967, en pleine guerre du Viêtnam, face aux fusils à baïonnette des soldats, la fameuse jeune manifestante du si poignant cliché de Marc Riboud ?

Un bâton de pèlerin, gravé du mot désuet démocratie ?

Je rêve d’un filmage à l’envers, comme dans un film de Jean Cocteau, lorsque les fleurs piétinées pouvaient revenir à la vie. Pour que les coups et les tirs qui meurtrissent et tuent retournent, avec leur expéditeur – en chef, ou « simple exécutant » (car c’est toujours la banalité du mal dont parlait Hannah Arendt) –, dans l’enfer qui les a fait naître. Pour que les corps ensanglantés, mutilés, inertes se relèvent et marchent à nouveau, sains et saufs, sans peur, un sourire aux lèvres, vers cet autre avenir qui faisait battre leur cœur. Remonter le temps. Arrêter les balles en plein vol, comme en rêvait le barde dissident russe Vyssotski. Honorer enfin la vie.

A défaut d’avoir trouvé le bouton de rembobinage, il nous reste nos consciences, nos cœurs et notre furieuse envie d’un monde où l’on n’aurait plus à risquer sa peau pour réclamer un autre monde, où nos voix ne seraient plus condamnées à s’éteindre sur la muraille du mépris de nos sinistres gouvernants regardant s’agiter, du haut de leur place forte, la foule illégitime en contrebas, ou être recouvertes par le vacarme assourdissant de toutes les forces de répression qu’ils laissent se déchaîner contre leur propre peuple. Il nous reste tout ce qu’ils ne pourront pas nous prendre, pour continuer d’avancer, même dans le brouillard des lacrymos et le chaos désespérant dont ils portent désormais la responsabilité devant l’Histoire.

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[1] Cf. également Sa majesté Macron ou le paradoxe de l’immaturité | Mediapart

[2] « La prochaine fois, tu montes en ambulance » : l’enregistrement qui prouve la violence et le racisme des BRAV | Mediapart

[3] Une pétition essentielle à signer sur la plateforme de l'Assemblée nationale : Pétition pour la dissolution de la BRAV-M - Pétition pour la dissolution de la BRAV-M - Plateforme des pétitions de l’Assemblée nationale (assemblee-nationale.fr), et celle de la Ligue des Droits de l'Homme : Pétition · Stop à l’escalade répressive · Change.org

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