Au pays de Sisyphe, il y a Sisyphe. Au pays de la République, il y a François et tous les autres. Les autres qui l’entourent. Les autres qui l’ont précédé. Et ce rocher que l’on hisse à l’horizon républicain pour le laisser tomber et le regarder rouler jusqu’aux ténèbres de l’indifférence (au nom de la République) – la Charte européenne des langues régionales (1992).
Que ceux qui craignent le communautarisme plurilingue, symptôme de la désobéissance/dérive/conquête (in)civile, se rassurent. Ils n’ont apparemment même pas lu le premier article de la Charte qui « n’inclut ni les dialectes de la (des) langue(s) officielle(s) de l’État ni les langues des migrants ». Ni le ch’ti du Nord ni le norrois normand n’ont vocation à concurrencer la langue française officielle. Depuis que Dany Boon a fait de deux langues un film, on sait que les Ch’tis resteront chez eux pour accueillir et souhaiter la bienvenue aux parleurs débarqués d’ailleurs. Quant aux Vikings, ces migrants-conquérants d’antan, ils ne reviendront (normalement ?) pas en Normandie. Et d’ici demain, les langues des migrants (on ne dit plus « immigré » ou « exilé » ?) polonais, portugais ou pakistanais ne seront pas inscrites au programme des collèges et lycées. Le reste est débat parlementaire, truffé d’escarmouches et d’attaques, de vérités et de contre-vérités.
Que ceux qui craignent l’idéologie du bilinguisme accru, une idéologie sournoise qui empêcherait la pratique du français, se rassurent. Cette politique-là est déjà en place, et ce, depuis des décennies, au gré des alternances droite-gauche. En France, tout le monde apprend l’anglais, veut apprendre l’anglais, regrette de n’avoir pas appris l’anglais. Que l’on se rassure : en France, très peu de francophones parlent anglais. Par bonheur, et pour préserver l’honneur (dans l’aire linguistique européenne et à l’échelle mondiale), il y a les slogans publicitaires qui anglicisent la syntaxe française. Il y a les journalistes qui captent et reprennent à leur compte les expressions de leurs confrères anglophones. Il y a les produits de consommation, en nombre croissant pour l’instant, que l’on désigne par leur terminologie nord-américaine. Il y a également les jeunes apprenants de l’école républicaine qui traduisent The evening was cool (« La soirée était fraîche ») par « La soirée était cool/sympa ». Le reste est débat entre parlementaires qui aimeraient convoquer d’Artagnan et ses Trois Mousquetaires contre les Milady de France.
Ratifiera ? Ratifiera pas ?
Pour ériger un mur invisible contre toutes les langues étrangères qui pourraient devenir envahissantes et se positionner comme légitimes sur le territoire de l’Europe, on définit les langues régionales ou minoritaires comme celles qui sont ancrées « historiquement » dans l’aire géographique de l’Europe. La question est de définir l’adverbe « historiquement » dans toutes les langues et réalités européennes. Où commence et s’arrête le « historiquement » correct ? Autrement dit, où commencent et s’arrêtent le politiquement rentable et l’économiquement envisageable ? Questions annexes : Est-ce qu’une communauté linguistique conduit nécessairement au communautarisme tant redouté? Est-ce qu’on peut effacer la mémoire d’une langue ? Est-ce que les penseurs français postmodernes, reconnus de par le monde, n’ont eu aucun effet en France ? Est-ce que tout dans une société est affaire d’argent, une histoire de priorités budgétaires, en somme ? Pourquoi les Français sont-ils si fiers qu’en Louisiane on parle le cajun ? Dans Stranger Than Paradise (1984) de Jim Jarmusch, pourquoi Béla/Willie Molnar refuse-t-il de parler en magyar à sa tante, une immigrée de longue date, ainsi qu’à sa cousine à peine arrivée de Budapest ?