Le comparatisme avec l'Allemagne
Dans cette époque qui prend les données pour des faits, celles-ci font de l'Allemagne un cas à part dans la lutte contre la pandémie de coronavirus. En effet, l'Allemagne enregistre un nombre de cas élevés (environ 161 000) pour un nombre faible de décès (environ 6 500 morts). La France - qui a un nombre de cas similaire (environ 166 000) - compte bien plus de décès (environ 24 000)1, à vrai dire plus de trois fois plus de décès ! Le ratio cas/décès y est donc faible comparativement aux autres pays européens d'égale dimension comme la France, l'Italie ou le Royaume-Uni.
À observer la politique de santé publique allemande, certains commentateurs ont conclu que le fédéralisme allemand a une incidence directe dans la lutte contre la pandémie. En effet, si le gouvernement fédéral a pour rôle la régulation et la définition de la politique de santé publique, il délègue son exécution au comité fédéral partiaire et aux Länder. Ces mêmes Länder assurent le suivi du risque épidémique, de même qu'il leur est confié la détection des cas.
Si le fédéralisme allemand est pris comme un modèle dans sa gestion de la crise, remarquons que la régionalisation de la santé connaît, elle, de vives critiques et de piètes résultats si l'on suit les exemples de l'Espagne et l'Italie (États unitaires), mais également des États-Unis d'Amérique ou la Suisse (États fédéraux).
Fédéralisme vs. centralisme
Dans un article, Benjamin Morel, Alexis Fourmont et Benoît Vaillot démontrent bien que la décentralisation n'est pas un remède miracle contre le COVID-19. Les auteurs mettent en perspective que la régionalisation de la santé profitent aux territoires les plus riches, alors que les régions pauvres sont plus enclines à compter un grand nombe de malades. Face à la pandémie, ce serait donc une centralisation qui aurait été opérée : ''l’Allemagne fonctionne aujourd’hui dans sa gestion de crise de manière bien plus centralisée que nombre d’États unitaires européens''.
Si les auteurs ont probablement raison : la décentralisation n'est pas un remède miracle et peu s'avérer inefficace en bien des aspects, voire même inégalitaire, la centralisation n'est pas plus miraculeuse et comporte bien des errements. Décider sans consulter, décider contre les réalités locales, un centralisme déraisonné comporte ses germes de despotisme2.
À vrai dire, si le modèle allemand semble réussir à contrecarrer la pandémie, ce n'est pas tant grâce au fédéralisme ou à la régionalisation en tant que tels, mais bien aux mécanismes qu'ils comportent dont le principe de subsidiarité, la coopération et l'autonomie locale. Benjamin Morel et les cosignataires de l'article peuvent bien repousser du revers de la main ces aspects, les traitant avec insignifiance, ils manquent cruellement dans tous les contre-exemples de régionalisation ratée de la santé publique qu'ils avancent ; mais également en France.
Subsidiarité, coopération, autonomie locale
En effet, le fédéralisme allemand repose sur un principe de subsidiarité. Pour résumer à grands traits, la subsidiarité confie la responsabilité d'une action publique à l'entité compétente la plus proche de celles et ceux qui en sont directement concernés. Le débat en France sur le principe de subsidiarité est largement faussé par une confusion entre décentralisation et subsidiarité. Ainsi perçu comme une application de la décentralisation, les responsables publics y voient un mouvement descendant entre échelons d'intervention, lequel établit une hiérarchie latente contre les principes républicains :
Union européenne > État > Région > Département > Commune > Quartier
Pourtant, le principe de subsidiarité ne crée pas de hiérarchie. Au contraire, c'est là un mouvement ascendant qui habilite les différents échelons et renforce la démocratie locale. Qui plus est, il permet une forme de réactivité en temps de crise qui ne contredit pas les institutions puisque les acteurs se substituent à l'État seulement lorsque celui-ci défaillant, mais également prennent des décisions au plus près - et donc qui sont conformes - aux réalités locales.
Ce principe va de paire avec la coopération entre les Länder et entre les Länder et l'État fédéral. Cette coopération est d'autant plus primordiale en tant de crise qu'elle facilite une mutualisation des moyens, mais également la répartition des risques. S'il existe des institutions qui administrent la coopération, elle est également question d'une mentalité - ou plus spécifiquement d'un ethos3 - partagée chez les décideurs publics. Cette mentalité encline à la coopération procède de la solidarité entre les territoires, mais également des interactions apaisées entre les autorités fédérées et l'autorité fédérale.
Subsidiarité et coopération vont de paire avec l'autonomie locale, conférant aux entités subétatiques la compétence de leur compétence afin d'oeuvrer au mieux. De plus, elle concrétise la démocratie locale et fait utilement contrepoids contre les forces centripètes qui - en Allemagne comme en France - ont les mêmes travers : élitisme, entre-soi, hégémonie culturelle et idéologie dominante. Même s'il existe une autonomie administrative en France garantie par la Constitution, sans la possibilité de légiférer les collectivités paraissent bien démunies face à une pandémie.
L'exemple alsacien
Il faut donc que les collectivités territoriales se substituent à l'État central pour qu'elles accédent a minima à ce que leurs homologues allemands ont de jure. C'est le cas des départements du Bas-Rhin et du Haut-Rhin - lesquels devraient fusionnés au 1er janvier 2021 pour former la Collectivité européenne d'Alsace - dont les actions créent un balbutiement de politique locale de santé publique.
Si la situation en Alsace a appellé les collectivités territoriales à prendre des initiatives en santé publique, notamment par le transfert de patients vers l'Allemagne et la Suisse, c'est pour deux raisons. Premièrement, l'État s'est montré défaillant dans sa gestion de la crise sanitaire, notamment car la situation locale a été négligée. Secondement, l'Alsace - par son ancrage rhénan - a développé des coopérations. Si ces coopérations s'articulent ordinairement sur plusieurs institutions, elle appartient également aux mentalités locales. Mieux, elle fait partie intégrale du particularisme alsacien, au même titre que le bilinguisme. Dès lors, elle s'établit naturellement, également en cas de crise sanitaire.
Si la culture politique alsacienne explique la réactivité des élus locaux face à la pandémie et ses conséquences, il ne faudrait pas réduire l'autonomie locale et la coopération à des traits culturels. En effet, d'autres collectivités ont acheté des masques, soutenu l'économie locale pour produire du gel hydroalcoolique, coopéré avec leurs homologues en France et à l'étranger afin de désengorger les hôpitaux, etc. Néanmoins, avec une ampleur moindre car se substituer à l'État français exige un capital symbolique très fort. Si l'Alsace expérimente cette légitimité européenne et une autonomie relative sur le plan de la coopération depuis plusieurs décennies, la chose est moins vraie pour d'autres régions.
Si l'autonomie s'acquiert en tant de crise, si la coopération se forge en Europe, la subsidiarité dépend d'un critère encore plus volatile, bien plus incertain : le bon vouloir du législateur français. Le droit à la différenciation promu par le gouvernement devrait - du moins si on en croit le Conseil d'État - étendre l'application du principe de subsidiarité. Toutefois, l'auteur de ses lignes est réservé sur cette éventualité puisque la différenciation ressemble davantage à une application à la décentralisation des théories managériales qu'à une dévolution des compétences. De plus, la subsidiarité sans autonomie demeurera symbolique, sans coopération restera vaine. Les trois principes s'enchevêtrent. À retenir pour un après-pandémie qui exigera de repenser cette organisation kafkaïenne qui a entraîné la défaillance du système publique de santé au point que la petite Alsace s'autorise l'autonomie.
1Chiffres arrondis, actualisés au 29 avril 2020. Ils émanent du site de Radio Canada.
2J'ai écris un billet sur le risque dictatorial dans la gestion de l'épidémie, voir ''La dictature sanitaire, ou l’autoritarisme par temps de pandémie''.
3Par ethos, j'entends l'ensemble des pratiques et représentations partagées par les acteurs généré par une expérience singulière, laquelle incline les acteurs à une manière d'être et d'agir, voire à une socialisation particulière.