Pour près d’un télétravailleur européen sur deux, travailler à domicile était quelque chose de totalement nouveau. La pandémie a contraint de nombreuses entreprises à implémenter ce mode d’organisation du travail du jour au lendemain, sans expérience préalable. Une transition brutale qui ne s’est pas fait sans heurt : équipement inadéquat, attentes irréalistes et manque de soutien de la part de la hiérarchie sont autant de préoccupations communément rencontrées par les télétravailleurs durant la pandémie.
Et pourtant, force est de constater que le travail à distance séduit de plus en plus d’employeurs européens, que ce soit pour réduire les coûts ou lutter contre l’absentéisme. 80% d’entre eux envisagent de poursuivre le télétravail au-delà de la période de crise. Une ambition partagée par la Commission jusqu’en son sein, qui a récemment annoncé une réduction de la superficie de ses bureaux de 25 à 30% au cours des prochaines années. Nous sommes donc arrivés à une période charnière. Il s’agit de tirer les leçons des dysfonctionnements et de repenser le télétravail, non comme une solution provisoire mais comme une évolution pérenne des modalités du travail.
Démarche volontaire
S’il y a bien une chose que la pandémie a révélé, c’est que le télétravail n’est pas une panacée, une solution miracle aisément applicable à toutes les situations de travail. Un certain nombre de conditions doivent être remplies pour que cette pratique soit vertueuse, aussi bien pour la productivité que la qualité de vie des travailleurs. La première et probablement la plus évidente est celle du volontariat : le télétravail doit rester une option au seul choix du salarié. C’est notamment lorsque le télétravail n’est plus un choix qu’il devient vecteur de risques psychosociaux. De même, le distanciel ne convient pas à toutes les activités professionnelles. En Europe, seulement 37% des emplois peuvent être efficacement réalisés à distance – c’est le cas des métiers où l’autonomie du travailleur est restreinte et donc aisément contrôlable, ou au contraire des professions laissant une grande place à l’autogestion. Un autre critère de compatibilité est celui de l’environnement du télétravailleur. Des voisins bruyants, la présence d’enfants en bas âge ou un espace de travail inadéquat sont autant de sources de stress qui peuvent peser sur le télétravailleur. Dernier point, et non des moindres, les bénéfices du télétravail dépendent de la façon dont il est organisé par l’employeur. À cet égard, la recherche souligne l’importance d’une culture organisationnelle privilégiant l’autonomie et la confiance plutôt que la surveillance permanente.
Ce n’est que lorsque les conditions relatives à ces quatre piliers sont alignées que le télétravail sera bénéfique pour le travailleur, et donc pour l’entreprise. Au contraire, le télétravail sera d’autant plus dommageable pour le travailleur que sa situation s’éloigne de ce scénario idéal. Le distanciel ne sera plus vu comme une ressource mais deviendra une contrainte, s’ajoutant aux autres difficultés liées à la sphère du travail.
Force est de constater que le niveau d’alignement entre ces facteurs était loin d’être idéal durant la crise. Durant le premier confinement, plus d’un travailleur français sur quatre considéraient le télétravail comme une contrainte, dont 72% se trouvaient dans un état de détresse psychologique. Une grande partie de ces dysfonctionnements peut être attribuée à la crise elle-même, dès lors que la plupart des entreprises n’auraient pas implémenté le télétravail de façon si massive et précipitée en l’absence de contraintes gouvernementales. Cela étant, le risque que représente cette expérience grandeur nature est de voir se généraliser un modèle du télétravail qui s’est avéré dysfonctionnel – modèle qui, par ailleurs, est l’unique point de référence de nombreux employeurs. Le recours au télétravail doit maintenant revenir à un mode plus cadré pour éviter les dérives vécues et relevées dans de multiples enquêtes.
Vers un cadre législatif européen
En Europe, de nombreuses initiatives sont en cours pour lutter contre l’effacement des frontières entre la vie professionnelle et la vie personnelle en limitant l'accès au travail en dehors des heures de bureau. Toutefois, ce droit à la déconnexion n'est pas explicitement réglementé dans le droit communautaire et la situation varie considérablement d'un État membre à l'autre. La Belgique, la France, l'Italie et l'Espagne s'appuient sur une approche "équilibrée de promotion et de protection" qui met l'accent sur les avantages et les risques du télétravail, notamment en introduisant un cadre juridique pour le droit à la déconnexion. Le second type d'approche se concentre uniquement sur les avantages sans traiter spécifiquement des éventuelles conséquences négatives, comme en République tchèque, en Lituanie, en Pologne et au Portugal. Dans 13 autres États membres, il n'existe qu'une législation générale réglementant la possibilité de télétravailler, sans mention directe des questions d'équilibre entre vie professionnelle et vie privée. Les 6 États membres restants n'ont pas de législation spécifique régissant le télétravail. Ces catégories illustrent les différents degrés de maturité des initiatives déployées par les États membres pour faciliter un équilibre sain entre vie professionnelle et vie privée. Reconnaître à la fois les avantages et les risques du travail flexible et à distance est donc d'une importance capitale.
Un des leviers pour inciter les employeurs à reconsidérer leur politique de télétravail est d’avancer groupé. L’accord-cadre européen signé par les partenaires sociaux en 2002 constituaient une première avancée dans ce sens. Toutefois, de par son caractère non contraignant, cet accord se révéla n’être qu’un guide de bonnes pratiques aisément contournable. C’est pourquoi nous avons besoin d’une réglementation coercitive au niveau européen portant sur l’ensemble des questions relatives au télétravail. Au début de l’année, le Parlement a préconisé une législation européenne qui accorde aux travailleurs le droit de se déconnecter de leurs outils numériques professionnels en dehors de leurs heures de travail – le droit à la déconnexion. Il s’agit très certainement d’un pas dans la bonne direction mais la route est encore longue. Encadrer la charge de travail, sécuriser la notion de volontariat, garantir la prise en charge par l'employeur des frais liés au télétravail et intégrer les risques liés au télétravail dans la démarche de prévention sont autant d’initiatives indispensables pour une transition socialement juste vers le nouveau monde du télétravail. La Confédération européenne des syndicats œuvre en faveur d’une approche plus globale, notamment à travers l’adoption d’une directive dédiée aux risques psychosociaux. Une telle directive serait une grande avancée pour les télétravailleurs, dans la mesure où les risques auxquels ils sont exposés sont principalement de nature psychosociale, et permettrait également de lutter contre la flambée de stress touchant tous les milieux professionnels.
Auteur : Pierre Bérastégui, chercheur à l'Institut syndical européen (ETUI)