[Cet article est un prolongement à mon article "L'audience d'Assange ou la mascarade du 21/10/2019 - Assange : "This is inequitable"]
[Lire aussi l'article du 4 novembre par Jérôme Hourdeaux Julian Assange en danger de mort selon le rapport spécial de l'ONU]
Lors de l’audience d’Assange du 21 octobre on a beaucoup écrit - tout est relatif, bien sûr, moins que sur les sujets vraiment importants - sur l’état d’Assange. On a dit, par exemple, qu’il avait du mal à se rappeler son nom et sa date de naissance (comment on le sait ? On sait qu’il y a eu de longs silences, mais peut-on les attribuer à un problème de mémoire ? De mémoire, vraiment ?) ; on a aussi dit qu’il avait retenu des pleurs (comment on le sait ? J’étais la personne du public la plus proche de lui et je ne voyais pas ses yeux : il y a deux baies vitrées qui nous séparaient. Est-ce à sa voix ? Il n’y avait pas de sanglot dans la voix). D’autres ont dit qu’Assange était très digne. Enfin une dame a insisté au contraire sur le fait qu’il se tenait la tête courbée... Personne n’a vu la même chose.
Bref.
Au niveau des faits, Assange s’est effectivement tenu bien droit, il a bien levé le point gauche pour nous saluer, il a bien pris du temps entre chaque bout de réponse lorsqu’on lui a demandé de se présenter. Il a bien parlé d’une voix faible, comme d’ailleurs son avocat, Summers, voix en total contraste avec celle de la juge. (Pour parler en termes sociologiques, on peut dire qu’il y avait une claire relation de dominants et de dominés et que le volume de la voix et les intonations de celle-ci le traduisaient de manière tellement évidente que cela en était presque caricatural).
Concernant mes impressions, Assange, pour moi, était un zombie. Il est arrivé dans un état de défonce à l’audience, comme celui dans lequel on décrit les « terroristes » qui arrivent au procès complètement détruits par la torture psychologique (et pas que psychologique) comme cette scène du personnage de Salvatore dans le film Au Nom de la rose. Ou encore comme l’état de personnes sous haute dose médicamenteuse à l’attention du système nerveux.
Ma sensation personnelle - qui vaut ce que valent les autres - c’est qu’il n’est plus la personne que nous avions connue du temps où il était interviewé depuis l’ambassade de l’Equateur. Est-ce que c’est l’effet des médicaments, est-ce que c’est l’état de solitude, est-ce que c’est la dépression, est-ce que c’est la résultante d’une forme d’acceptation ? Tout cela à la fois ?
Pour le dire simplement, j’ai eu l’impression qu’en six mois de détention, Assange avait fait le deuil de sa vie. J’ai aussi eu le sentiment qu’il a accepté que sa vie ne lui appartient pas parce qu’il est aussi - et surtout - une cause, un fils, un papa, un frère, un ami... Là, sa vie est devenue la propriété de l’Humanité. Donc, par empathie et par altruisme encore, il nous soutient, nous, dans la cause qu’il est devenu et dont il se meurt. Au tribunal, il y avait ainsi des gens qui n’avaient rien à voir : toutes les personnes qui n’ont en commun que l’accusé.
Lorsqu’il a pris la parole la seconde fois pour dénoncer le caractère inéquitable du procès, il l’a fait de façon directe en deux phrases concises, et avec le détachement de celui qui parle pour une personne qui n’est pas lui.
Cet état de détachement par rapport à sa propre vie est fréquent chez les personnes condamnées de longue date. J’avais ainsi un membre proche de ma famille qui était, elle aussi, à vivre chaque jour comme un jour de plus depuis de longues années et qui vivait comme l’a déclaré Chelsea Manning « au jour le jour » (1). Le corps de cette personne vivait encore un peu et elle était dedans ; et elle faisait ce qu’on lui disait, davantage par politesse, pour ne pas nous laisser tomber, nous sa famille qui avions plus besoin d'elle qu'elle de nous...

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Pour moi l’état actuel d’Assange c’est celui-là. Je veux faire comme avec ce membre de ma famille continuer à le soutenir jusqu’au bout, lui écrire, écrire comme on jette une bouteille à la mer, sans attendre de réponse, sans savoir s'il reçoit mes lettres, mais en lui laissant la liberté de nous quitter.
(Il est aussi difficile de savoir quoi dire à une personne qui n’est pas dans la même ligne temporelle que les vivants, écrire à Assange et à Manning, ce n’est pas facile).
Je ne sais pas - on ne sait pas - ce qui s’est passé pendant les trois mois où son courrier aurait été égaré. Combien de temps a-t-il passé dans la cellule de santé ? Il y a des hypothèses.
Peu importe : l’état lamentable dans lequel il est n’est malheureusement pas une hypothèse. Je ne sais pas s’il sera encore en vie en février pour son procès d’extradition - un procès illégitime, voire, je crois, illégal.
Eva Rodriguez
Lire aussi mes autres posts sur ce même sujet sur ce blog.
(1) Lorsque la journaliste a demandé à Manning l'effet que cela lui avait fait de savoir que le verdict état de 35 ans de prison, Chelsea Manning a répondu qu'elle n'avait pas, à l'époque, la capacité de se projeter, qu'elle vivait au jour le jour.