1973, les « Trente Glorieuses » du menuisier
Georges avait appris le métier de menuisier avec son père qui lui avait transmis le culte du bois associé à l'amour du métier. Pendant son apprentissage, Georges avait entendu le récit des quatre années de combat que son père avait menées dans les tranchées puantes de 1914-18. Les copains tués, les obus, la boue, la vermine, le mépris des gradés.
Puis, la seconde guerre mondiale était à nouveau venue tout bouleverser et Georges avait été mobilisé en 1940. Les Allemands l’avaient gardé prisonnier pendant cinq ans, période honnie dont il parlait rarement.
À son retour de captivité, confiant dans son métier et dans l’époque, Georges s'était installé à C… une commune de bord de mer proche de Granville où il avait trouvé un atelier à un prix raisonnable. Il avait épousé Thérèse, plus jeune que lui de cinq ou six ans et fille de petits paysans de l’Avranchin. Ils habitèrent d’abord dans un baraquement puis, ils trouvèrent un appartement dans une vraie maison. Pas très grand, le deux-pièces cuisine, sans confort, mais on ne pouvait pas être exigeant dans cet après-guerre où sévissait une sévère crise du logement.
Thérèse et Georges formaient un couple uni. Ils avaient deux jeunes enfants et, rapidement, ils se lièrent d’amitié avec mes parents. Les deux femmes passaient des après-midis ensemble ; tout en cousant et tricotant, elles chantaient à l’unisson et faisaient « la-la-la » quand elles avaient oublié les paroles.
Georges était un taiseux mais personne ne doutait de sa bienveillance. C'était un homme bon, d’humeur égale et sa présence seule était réconfortante. Modeste, il avait la passion du travail bien fait et n’était pas avare de son temps. Toujours vêtu d’une salopette bleue et, l’hiver, d’une canadienne, il fabriquait des huisseries dont le bâtiment avait grand besoin en ces temps de reconstruction. Il construisait aussi des meubles qu'il avait appris à décorer de motifs traditionnels. Concevoir une armoire normande était pour lui un bonheur en même temps qu’une fierté.
Je passais ma vie dehors une fois sortie de l’école et j’aimais son atelier. La température y était agréable pendant la saison froide. Et comme il sentait bon ! J’appréciais le parfum chaleureux du bois qu'on travaille. J’avais soin de me cantonner dans la partie sans machine de l'atelier pour qu’on m’y tolère. De là, j'observais la grande scie à ruban aussi effrayante que fascinante : dans un bruit strident, et en un rien de temps, elle débitait des planches impeccables. Quand le menuisier utilisait son rabot, les copeaux aux courbes variées s’amoncelaient sur le sol et la sciure vibrait dans les rais du soleil.
À l’extérieur, sous un hangar, on trouvait le bois qui avait besoin de vieillir quelques années avant d’être utilisé et un antique camion qui avait échappé aux destructions tous azimuts de la guerre et rendait encore beaucoup de services à l’artisan.
Lorsque Georges ou son apprenti déjà bon menuisier, sculptaient un motif fleuri sur une armoire, j'admirais la dextérité avec laquelle ils maniaient le ciseau à bois. Les courbes douces semblaient jaillir sous leur outil. Je sentais leur application et la fièvre du travail en train de s'accomplir.
Un jour qu'il fabriquait une table que je trouvais magnifique, Georges me dit : « Tu vois, petite, ce bois, c’est du chêne. Je l'ai travaillé et poli et il est bien blond. Regarde ses veines, je les suis du doigt. Les nœuds donnent du relief, même si j'ai choisi un chêne qui en a peu. C'est tout cela qui fait la beauté du meuble. »
Mais, à la fin des années cinquante, les commandes sont devenues plus rares. La reconstruction était presque terminée et la frange huppée des maisons secondaires préférait acheter chez les grandes marques de meubles. L’artisan résista, un an, deux ans. En 1960, la mort dans l'âme, Georges dut se résoudre à fermer l’atelier. Thérèse et lui, envisagèrent alors, comme plusieurs hommes du village avant eux, le départ pour Paris. Tous ceux qui étaient partis travailler à la capitale, disaient qu’on y gagnait mieux sa vie.
« On n’a plus le choix, a dit Georges, l'artisanat, c’est cuit. »
À reculons, ils préparèrent le départ. Ils allaient s’éloigner de leur famille et de leurs amis, abandonner leur jardin, vivre loin de la mer, renoncer à la pêche à pied et à la plage pour les enfants, bref, tout ce qui faisait leur mode de vie. C’était un arrachement. Et puis, redémarrer de zéro, ce n’était jamais simple…
« Pas question, dit Thérèse, que tu ailles seul à Paris ! On partira ensemble. »
Elle reprit alors contact avec une cousine partie là-bas quelques années plus tôt et lui demanda de lui trouver une loge selon le schéma bien rodé des provinciaux arrivant à Paris avec trois francs six sous. Thérèse devint alors concierge dans le dixième arrondissement, assurant ainsi le gîte pour toute la famille. Le logement était minuscule, sombre, bas de plafond, sans salle de bains. Ils allaient pourtant y rester une dizaine d’années.
Thérèse échangeait un courrier régulier avec ma mère qui nous lisait ses lettres à table sitôt reçues : « Georges s'est embauché dans une usine qui fabrique des portes et des fenêtres à la chaîne. Il fait toujours les mêmes gestes, lui qui sait fabriquer des huisseries de A jusqu’à Z. Mais on va pas se plaindre. Maintenant que Georges est ouvrier, on a la sécurité sociale, l’assurance vieillesse et le chômage. Les enfants vont à l’école pas trop loin. »
« Je ne peux pas me l’imaginer dans une usine, à la chaîne, dit mon père qui avait travaillé deux ans dans l’industrie automobile parisienne. Le bruit, l’agitation, la putain de pointeuse et cette saloperie de chronomètre… Et puis se faire traiter comme un moins que rien par les petits chefs gueulards… Comment il va tenir le coup ? »
Lettre après lettre, Thérèse racontait le salaire de Georges vite devenu insuffisant pour subvenir aux besoins de la famille. En plus de l’entretien de son immeuble, elle avait pris un travail à domicile, payé à la pièce. Elle devait fabriquer un nombre impressionnant d’anses de sac et poignées de valises pour toucher ce qui s'apparentait à un demi-salaire d'ouvrière.
« En travaillant comme ça tous les deux, on y arrive, mais juste, juste. Jamais la plus petite fantaisie, même pas pour les enfants. Maintenant qu’elle grandit, mon aînée m’aide à la fabrication en rentrant de l’école. Mais ça nous use. »
Georges tomba malade : on lui diagnostiqua un diabète. Avec le traitement d'usage, il put reprendre le travail, mais un an plus tard, il s’effondrait.
« Georges est en dépression, écrivit Thérèse, le travail à l’usine, c’est pas un travail pour quelqu’un qui a un vrai métier. Pour les autres non plus d’ailleurs… Il dit que ce qu’il fait n’a aucun sens et moi je trouve que c’est pas humain. On les chronomètre, on les fait travailler de plus en plus vite… Et le métro, matin et soir… Quand il rentre de sa journée, il est épuisé. »
Sur une autre lettre : « Georges a été arrêté deux mois puis il a repris le travail. Moi, je prends le maximum de fabrication à domicile. Le problème, c’est que je ne gagne pas assez pour les heures que j’y passe. Georges, je sais bien que c’est l’usine qui le mine mais il n’y a que les usines qui embauchent ! Qu’est-ce qu’on peut faire ? Une fois de plus, on n’a pas le choix. »
Plus le temps passait et plus la santé de Georges, se dégradait. À l’usine, il s’accrochait, le temps que les enfants grandissent. Mais les nouvelles envoyées par Thérèse devenaient de plus en plus inquiétantes. Puis, ses lettres s’espacèrent.
Un jour de novembre 1973, un faire-part arriva chez mes parents : Georges venait de mourir.
C’est lui qui aurait été surpris s’il avait eu le temps d’apprendre qu’on appellerait désormais ses trois dernières décennies de vie et de travail « Les Trente Glorieuses. »