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Billet de blog 8 novembre 2024

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De la lutte contre les discriminations

A l'heure de l'élection de Trump et de la montée des discours d’extrême droite, il est important de pouvoir lutter contre les discours discriminants ou violents. Dans cette lutte sociétale nécessaire, pourquoi et comment les Éducateurs Populaires doivent-ils jouer un rôle dans l’éducation de la jeunesse pour l’égalité et à la lutte contre les stéréotypes?

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Souvent induits par la « sagesse populaire », le milieu culturel, et/ou les discours familiaux, les préjugés sont depuis longtemps légions dans nos sociétés. Tous différents sur la forme, ils sont tous pareils sur le fond : ils partent d'une image simplifiée d'une personne pour justifier son appartenance à un groupe. Groupe sur lequel on « colle » un jugement préalable (pré – jugé). Ainsi la personne est classée, avant même qu'on ne vérifie la pertinence de cet automatisme. Ces préjugés sont produits par notre cerveau, quand celui-ci est en mode "économie d'énergie" comme l'a démontré M. Daniel Kahneman (petit extrait vidéo de la RTS à ce sujet) avec son "système 1".

Mais nos cerveaux ne sont pas aidés par la société moderne, dans un temps où les préjugés sont renforcés par l'accélération des échanges sur l'internet (réseaux sociaux) et de ses débats rapides, abrégés, lapidaires. Sans oublier que nous vivons dans un monde d'image où règnent souvent les stéréotypes des reportages télévisés, quand le montage ("effet Koulechov") n'est pas tout simplement manipulatoire (merci à Cnews de nous le prouver quotidiennement).

Or, les préjugés ont toujours existé et existeront toujours, tant ils sont nécessaires à l'esprit humain pour ne pas mobiliser trop de ressources dans les discussions voire même ses apprentissages. 1 Il ne faut donc pas les "combattre" mais les admettre comme faisant partis de notre fonctionnement inconscient pour ne pas en être la marionnette. C'est pourquoi, il faut les prendre pour ce qu'ils sont vraiment : des moyens de communications rapides, et jamais au grand jamais l'énonciation d'une quelconque vérité : dans le meilleur des cas, c'est une généralisation.

Alors comment permettre à nos jeunesses de prendre conscience de ces mécanismes intellectuels, et de « mettre au travail » leurs préjugés, leurs stéréotypes, sources de discriminations, de harcèlements, de violences ?

Lorsque j'étais animateur d'un espace jeunes dans un petit village des Vosges -2003-2006), j'ai eu l'expérience de la parole raciste, pour y être régulièrement confronté… C'était même le cœur de nos discussions, moi porteur de valeurs de tolérance républicaine et les jeunes, en déshérence, avec un discours issu de l’extrême droite. Enfin quand je dis discussion… Il n'y en avait pas, mais pas de la manière dont vous l'imaginez. Car je ne débattais pas avec eux, ma posture était tout autre : je leur posais des questions, j'essayais de suivre leur raisonnement. Cela leur permettait de libérer leur parole, de se sentir écouté, mais aussi de dérouler leur raisonnement jusqu'à…

Ben justement jusque pas grand chose… Parmi un multitude d'exemple, j'en ai choisi un pour illustrer mon propos (on pourrait trouver de mêmes échanges sur le sexisme ou l'homophobie) :

" Déjà ils n'ont qu'à vivre comme nous, les bons français ! 

– Ah bah toi qui dit en être un, tu va pouvoir me dire comment on devient un bon français… ?

– Bah déjà ils ont qu'à manger du porc !

– Mais là tu me parles de religion, on peut être français musulman, égyptien catholique… La religion ne fait pas la nationalité… si ?

– oh tu fais chier avec tes questions !"

Et voilà... On était arrivé au point nodal. Leurs argumentations s’arrêtaient souvent là mais la question demeurait, en suspend. Car je leur demandais des arguments rationnels, de faire fonctionner leurs "système 2", pour réfléchir à la question, en dehors de leurs pensées réflexes et stéréotypées. Des fois, on reprenait la conversation à partir de ce point, plus tard. Mais dans tout les cas, je pense qu'elle faisait son chemin, à sa vitesse, dans leur réflexion sur le monde. Peut être suis je trop optimiste me direz vous. Mais pour moi, tout être humain veut convaincre, et la demande d'arguments est certes plus longue et fatigante pour les participants, mais la seule manière à même de faire basculer les discours du système 1 vers la mise en œuvre du système 2, et donc de convaincre par des arguments rationnels.

Je suis ensuite intervenu pendant 5 ans comme coordinateur d'un programme pédagogique de lutte contre toutes formes de discrimination, je formais des bénévoles sur l'animation de journées à thème, pour intervenir en collège ou lycée sur une journée entière avec une classe. Voici, le constat que je voudrais partager avec vous, basé sur mon expérience de terrain.

Au cours de ces échanges en classe, j'ai réalisé deux moyens efficaces, que je considère encore aujourd'hui comme primordiales dans la lutte contre les discriminations, le racisme et le sexisme:

  • D'une part, pour lutter efficacement contre les préjugés, il faut libérer la parole du public : si on ne part pas des représentations des publics, ils ne s'impliqueront ni émotionnellement, ni individuellement dans la discussion et ne se sentiront pas concernés. Et si quand ils donnent leurs avis, leurs préjugés, au lieu de les accueillir comme des propos sérieux, l'adulte les juge ou les ridiculise, cela revient à faire « la morale » et c'est contre productif. Le mailleur moyen de mettre un terme à la discussion, et donc de ne pas faire évoluer ces discours.
  • D'autre part, pour libérer la parole, un statut hiérarchique, un pouvoir de notation ou d'évaluation est toujours un handicap : Les jeunes ont alors peur de se faire "saquer" ou mal voir par celui ou celle qui note son travail, sa conduite. Ils préfèreront donc se taire. Cela va à l'encontre de notre besoin de "libérer la parole".

En effet, la parole raciste n'est aujourd'hui plus retenue par des jugements d'ordre moraux, la fenêtre d'Overton ayant glissée fortement vers l’extrême droite, à cause de l'exposition médiatique de propos faux et outrancier (dont Zemmour est le porteur le plus emblématique) qui auraient été bannis et condamnés il y a de cela 20 ans. Si l'argument moral n'est plus suffisant pour juguler le développement de ces discours, c'est bien que cela n'a jamais été efficace... Il faut donc rentrer dans le débat, le conflit, et donc, considérer les arguments racistes et discriminants pour ce qu'il sont : des visions du monde, des personnes, qui doivent être entendues et prise en compte pour mieux les combattre par l'argumentation.

Discuter avec une personne pleines de stéréotypes n'est pas valider son discours, bien au contraire. C'est le respecter en tant que personne ayant un point de vue, et être sur que nos arguments seront plus solides que les leurs. Pourquoi devrions nous avoir peur de débattre avec l'extrême droite? Nos arguments, les chiffres, les statistiques INSEE, tout va à l'encontre de leurs visions simplistes du monde. En échangeant avec eux, nous voulons les élever vers un système d'argumentation rationnel (système 2 Kahneman), qui est seul à même de les faire changer de posture. tant que le système 1 est à l’œuvre, toute lutte contre les discriminants est de l'ordre de l'impossible.

C'est pour cela que je reste convaincu que le travail le plus efficace contre les préjugés doit être fait par l’Éducation Populaire, avec des animateurs, indépendants de l’Éducation Nationale, qui viendraient échanger avec les jeunes de ces questions, sans jugement mais avec des arguments rationnels, des chiffres, et avec un rapport pédagogique différent, plus personnel. Bien évidemment, cela doit se faire en lien avec l’Éducation Nationale (CPE, profs et surveillants), pour que cette sensibilisation soit poursuivie au cours de l'année et d'éventuels débordements sanctionnés.

Mais, si nous voulons lutter pour l'égalité et le respect, si nous voulons éduquer à cela les jeunesses de nos territoires, nous devons continuer à créer des passerelles entre l’Éducation Populaire et Nationale, entre les espaces Jeunes et les collèges, les lycées, avec des animateurs dans les établissements, mettant en œuvre leurs outils et leurs postures particuliers, avec des profs qui discutent avec les associations d'éducation populaire (MJC, Centre Sociaux) pour améliorer l'efficacité du parcours citoyen et des ces objectifs ambitieux. Nous, éducateurs de tout bords, devons être solidaires et efficaces. Car c'est l'enjeu de demain de nos démocraties occidentales, si nous ne voulons pas nous retrouver dans la situation des États-Unis dans quelques années...

1Les pièges de la discrimination de P. Scharnitzky

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