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Billet de blog 27 septembre 2014

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L’art d’enseigner, éthique de l'enseignement

L’art d’enseigner est souvent défini comme l’art de faire apprendre. Il s’agirait de faire ou donner à comprendre, à tenir pour vrai, à faire parvenir, à faire vouloir. C’est ce que d’aucuns peuvent nommer, faire ou donner à apprendre.

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L’art d’enseigner, éthique de l'enseignement

L’art d’enseigner est souvent défini comme l’art de faire apprendre. Il s’agirait de faire ou donner à comprendre, à tenir pour vrai, à faire parvenir, à faire vouloir. C’est ce que d’aucuns peuvent nommer, faire ou donner à apprendre. Car l’enseignement, pour celui qui se persuade d’être en-soi enseignant, consiste à instituer un rapport de puissance avec celui qu’on nomme l’élève et que ceux-là considèrent, par essence, comme l’inférieur, le mineur, le moindre, le petit, le secondaire, le disciple, l’accessoire, le sujet, le sot, le simple, l’insuffisant, le dernier. Il y aurait le maître et l’apprenti. Le savant et l’ignorant. Le plein et le vide.

À ce rapport qui affirme et persiste dans l’inégalité des essences, s’ajoute, pour le dire ainsi, le comportement d’individus qui sont ce qu’ils sont parce qu'ils ont choisi d'être, d'être ce qu'ils sont, d'être ce qu'ils font. Leur volonté libre ne connaît ni contingence ni facticité. Un être nécessaire et authentique imprégné d'une essence première. Et cette qualité intrinsèque de l'être les persuade d’un rôle, d’une fonction, d'une essence dans laquelle ils persévèrent : celle d’enseignant. Dès lors, ils ne sont pas hommes. Mais n'ont-ils jamais pensé l'être et n'être d'abord et avant tout que cela?

L’enseignant est l’instructeur des consciences ignorantes, le révélateur de puissance. Il ne transmet pas un savoir, il est le Savoir. C’est la naissance d’un malentendu. Si par faire ou donner à apprendre, par enseigner, il s’agit de faire croire au vrai, transmettre le vrai qui est tel parce qu'on le dit et dont l'origine demeure parmi les volontés et les représentations qui s’inscrivent dans une subjectivité souveraine, libre et dominante mais idéalement dissimulée, alors c’est un enseignement qui ne peut rendre possible chez l'individu la construction d'une capacité à être à lui-même sa propre norme, autonomos.

La connaissance, sa transmission tant de la matière première que de la puissance à connaître, à produire de la matière, sa matière propre, ne devrait tendre qu'à faire produire chez l'individu et par lui-même sa puissance d'être, la nécessité de se créer liberté, écrivait F. Nietzsche. L’enseignement pourrait être dialectique. Tout en montrant un chemin, l’enseignant accompagne l’élève, son partenaire et alter ego, non pour le remplir parce qu’il le croit vide, mais pour, autant qu'il s'en nourrit, expérimenter, avec lui, autant qu’ils s’appartiennent l’un à l’autre, les activités de leur intellectualité, de la raison, de la pensée. De l'amour seul, écrivait F. Nietzsche, naissent les vues les plus profondes. Il s'agit de construire la structure rendant possible la pensée qui se pense et qui pense à penser. Une pensée pensante, une pensée raisonnable. L’enseignant qui ne se croyait qu’enseignant est aussi l’élève. L'utilité s'empare de lui lorsqu’il se débarrasse de cette essence et de celle d’un savoir condamnant toute action de connaissance. Car, pour lui, avant cette métamorphose, tout homme n’était pas, dans son essence, égal par ailleurs. Et il est estimable lorsque, dans ce processus existentiel, il est fait authentiquement maïeuticien des naissants qu’il est à nouveau chaque chemin venant.

Socrate se dédouble : il y a d’un côté le Socrate qui sait à l’avance comment va finir la discussion, mais il y a de l’autre le Socrate qui va faire le chemin, tout le chemin dialectique avec son interlocuteur. Ce dernier ne sait pas où Socrate le mène. C’est là l’ironie. Socrate faisant chemin avec son interlocuteur exige sans cesse un accord total de son partenaire. Prenant comme point de départ la position de ce partenaire, il lui fait admettre peu à peu toutes les conséquences de cette position. En exigeant à chaque instant cet accord, qui est fondé sur les exigences rationnelles du Discours sensé, du Logos, il objective la démarche commune et il conduit l’interlocuteur à reconnaître que sa position initiale était contradictoire. En général Socrate choisit comme thème de discussion l’activité qui est familière à son interlocuteur et il cherche à définir avec lui le savoir pratique qui est requis pour exercer cette activité : le général doit savoir combattre courageusement, le devin doit savoir se comporter avec piété à l’égard des dieux. Et voilà qu’au bout du chemin, le général ne sait plus du tout ce qu’est le courage, le devin ne sait plus du tout ce qu’est la piété. L’interlocuteur se rend compte alors qu’il ne sait pas vraiment pourquoi il agit. Tout son système de valeur lui paraît brusquement sans fondement. Jusque-là il s’identifiait en quelque sorte à ce système de valeurs qui commandait sa manière de parler. Maintenant il s’oppose à lui. L’interlocuteur est donc coupé en deux : il y a l’interlocuteur tel qu’il était avant la discussion avec Socrate et il y a l’interlocuteur qui, dans leur constant accord mutuel, s’est identifié à Socrate et, désormais, n’est plus ce qu’il était auparavant. Le point absolument capital, dans cette méthode ironique, est le chemin parcouru ensemble par Socrate et son interlocuteur. Socrate feint de vouloir apprendre quelque chose de son interlocuteur : c’est là que réside exactement l’autodépréciation ironique. Mais, en fait, alors qu’il semble s’identifier avec son interlocuteur qui, inconsciemment, entre dans le discours de Socrate, s’identifie à Socrate, c’est-à-dire, ne l’oublions pas, à l’aporie et au doute : car Socrate ne sait rien, il sait seulement qu’il ne sait rien. À la fin de la discussion, l’interlocuteur n’a donc rien appris. Il ne sait même plus rien du tout. Mais pendant tout le temps de la discussion, il a expérimenté ce qu’est l‘activité de l’esprit, mieux encore, il a été Socrate lui-même, c’est-à-dire l’interrogation, la mise en question, le recul par rapport à soi, c’est-à-dire finalement la conscience. Tel est le sens profond de la maïeutique socratique. On sait que, dans le Théétète, Socrate raconte qu’il a le même métier que sa mère. Elle était sage-femme et assistait aux naissances corporelles. Lui est l’accoucheur des esprits : il les assiste dans leur naissance. Lui-même n’engendre rien, puisqu’il ne sait rien, il aide seulement les autres à s’engendrer eux-mêmes. Cette maïeutique socratique renverse totalement les rapports entre maître et disciple, comme l’a bien vu Kierkegaard : Être maître, ce n’est pas trancher à coup d’affirmations, ni donner des leçons à apprendre, etc. ; être maître, c’est vraiment être disciple. L’enseignement commence quand, toi, maître, tu apprends du disciple, quand tu t’installes dans ce qu’il a compris. Le disciple est l’occasion pour le maître de se comprendre lui-même, le maître est l’occasion pour le disciple de se comprendre lui-même. À sa mort, le maître n’a rien à prétendre sur l’âme du disciple, pas plus que le disciple sur celle de son maître… […]. Nous touchons à l’une des significations possibles de l’énigmatique profession de foi de Socrate : Je ne sais qu’une chose c’est que je ne sais rien. Elle peut vouloir dire en effet : Socrate ne possède aucun savoir transmissible, il ne peut faire passer des idées de son esprit dans l’esprit d’autrui. Comme le dit le Socrate du Banquet de Platon : Quel bonheur ce serait, Agathon, si le savoir était chose de telle sorte que, de ce qui est plus plein, il pût couler dans ce qui est le plus vide. […] Déjà l’Alcibiade du Banquet disait : Socrate me contraint à m’avouer à moi-même que, alors que je suis déficient sur tant de points, je persiste à ne pas me soucier de moi-même et à m’occuper seulement des affaires des Athéniens. On entrevoit ici la portée politique de ce renversement des valeurs, de ce changement des normes directrices de la vie. […] C’est là précisément le sérieux de l’existence dont parle Kierkegaard. Le mérite de Socrate, à ses yeux, c’est d’avoir été un penseur existant, non un philosophe spéculatif qui oublie ce que c’est d’exister.

Pierre Hadot, Éloge de Socrate, 1974 (La figure de Socrate)

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