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Billet de blog 15 septembre 2017

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Rendre public

La revue Médium, dirigée par Régis Debray, a souhaité m'interroger sur les enjeux — et les risques — de la « transparence ». Voici le résultat de notre entretien publié dans le numéro de la revue actuellement en kiosques (Nouveaux pouvoirs, nouvelles servitudes) et que je reproduis avec l'aimable autorisation de sa direction. Où il est question de journalisme et de secret.

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La revue Médium, dirigée par Régis Debray, a souhaité m'interroger sur les enjeux — et les risques — de la « transparence ». Voici le résultat de notre entretien publié dans le numéro de la revue actuellement en kiosques (Nouveaux pouvoirs, nouvelles servitudes) et que je reproduis avec l'aimable autorisation de sa direction. Où il est question de journalisme et de secret.

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Vous êtes responsable du pôle enquêtes à Mediapart, vous avez été au cœur des enquêtes sur les « affaires », ces 10 dernières années, et pourtant, la « transparence » est un terme que vous récusez…
Le terme de “transparence” est utilisé, sinon a été inventé, par ceux qui n’en veulent pas. Pourquoi le mot “transparence” me gêne-t-il ? Je n’aime pas l’idée qu’il faudrait voir au travers des gens ou qu’il ne devrait y avoir aucune zone d’opacité.

J’aimerais substituer au terme “transparence”, en hommage historique au XVIIIème siècle, le mot de “publicité”, qui, hélas, a été détourné de son sens originel par l’usage marchand. La publicité renvoie historiquement à la publicité des débats et à la publicité dans la chose judiciaire.

Le mot est né pendant la Révolution française et il contient une leçon de choses essentielle: la publicité relève de ce qui appartient au public. Alors que la transparence recouvre, elle, une idée d’agression, de violation de la souveraineté intime et personnelle. Ce mot “publicité” n’est certes plus utilisable et nous-mêmes, à Mediapart, utilisons celui de transparence. Il est sans doute trop tard pour l’imposer.

Vous dites qu’il doit y avoir des zones d’opacité, donc de secret ?
Bien sûr qu’il faut du secret en démocratie : le secret et la publicité, ce sont deux véhicules indispensables dans un espace démocratique, qui peuvent parfois entrer en collision. C’est très « intranquille » comme contradiction, mais je trouve cela formidablement stimulant pour une démocratie. Il faut du secret de la défense nationale, du secret médical, du secret de la vie privée et même, pourquoi pas, du secret des affaires.

Le bémol considérable que je mets, c’est qu’en France le secret y est mal défini et mal contrôlé. De ce fait, dans tous les domaines que j’ai cités, le secret peut être utilisé comme un paravent qui empêche les citoyens d’avoir connaissance d’informations qui, pourtant, leur appartiennent.

Ce n’est pas un problème de principe, mais de degrés. La transparence totale n’est pas la question. La question est bien celle du curseur du secret.

Que faut-il savoir des politiques qui ne sont, au fond, qu’une prolongation de nous-mêmes, payés par cet instrument magnifique qu’est l’impôt, c’est-à-dire la part publique de notre argent privé ? Nous sommes, nous les citoyens, les créanciers de cette démocratie. Il est par conséquent normal de savoir quelle est l’utilisation qui en est faite. Mais, en France, notre curseur relève d’une incroyable immaturité politique, culturelle, législative et citoyenne. C’est ce que mon métier m’a appris.

La Cour européenne des Droits de l’Homme (CEDH), la justice supranationale à laquelle la France comme tout autre pays membre de l’Union européenne doit se soumettre, l’a dit il y a longtemps à propos de l’affaire Calvet, l’ancien patron de Peugeot : l’intérêt public peut être supérieur au secret, en l’occurrence fiscal, donc un journaliste peut publier ces informations.

C’est valable aussi pour le secret médical. La maladie de François Mitterrand était, selon moi, un sujet bien plus important que sa fille cachée. Si j’avais été au courant de l’existence de Mazarine, je pense que je n’aurais pas publié d’informations à ce sujet. Parce que ce n’est pas d’intérêt public. Alors j’entends : « Mais on a utilisé des deniers de l’Etat pour la protéger ! » Mais c’était son enfant, c’est donc normal. Si on considère que ce n’était pas normal, on entre alors dans un jugement exclusivement moral — sous-entendu, c’était un enfant adultérin…

Mais alors, le « secret des sources », doit-il, lui aussi, connaître des limitations ?
Le secret des sources a été créé pour lutter contre les autres secrets. C’est en quelque sorte un secret contre les abus du secret. Entendons-nous bien : le secret des sources n’est pas la liberté donnée aux journalistes de faire ce qu’ils veulent et éventuellement n’importe quoi. C’est la possibilité donnée à n’importe quel citoyen, un jour, de pouvoir alerter la presse sur des informations qu’il estime, lui, d’intérêt public. Avec une arrière-pensée ou pas — ce qui peut bien sûr être le cas. Et alors ? C’est à nous, journalistes, de garantir le secret à ces gens et d’assumer ce que nous publions après l’avoir vérifié et confronter loyalement avec les personnes concernées. Nous n’avons pas à être irresponsables devant la loi. Nous avons à répondre devant le juge, premier garant des libertés, de ce que nous écrivons à condition que cela soit dans le cadre de la loi prévue à cet effet : celle du 29 juillet 1881. L’article premier de cette loi, qui porte le nom de « loi sur la liberté de la presse » et constitue un puissant cadre déontologique pour la pratique du journalisme, dit de manière sublime : « L’imprimerie et la librairie sont libres ». Vous remarquerez qu’il n’y a pas le “sauf” d’exception que l’on retrouve dans l’essentiel du corpus législatif français. C’est beau, non ?  

Le secret des sources a donc été inventé pour protéger ceux qui, parfois, violent la règle de leur profession, voire la légalité du droit, pour alerter un journaliste. On doit protéger en démocratie cette liberté-là, qui est désormais consolidée par une jurisprudence française mais surtout européenne très complète. La CEDH est, de ce point de vue-là, une grande défenseure de la liberté d’informer, qui doit être distinguée de la liberté d’expression. Si on devait abîmer cette liberté, alors cela voudrait dire que le journalisme serait condamné à n’être que le relais de la communication officielle. Ce serait donc la fin du journalisme.

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Les Pentagon Papers à la Une du New York Times. © DR

Les « Pentagon Papers » sont révélés au New York Times par un fonctionnaire du ministère de la Défense, Daniel Ellsberg. Hannah Arendt en fera une formidable étude dans De la violence au mensonge, où elle montre bien comment le gouvernement américain a menti sur la guerre au Vietnam. Bien sûr, qu’Ellsberg a commis une irrégularité en transmettant ces documents.

Edward Snoden, quand il soustrait des documents de la NSA pour révéler qu’il y a une surveillance de masse au mépris des lois, y compris américaines, il commet bien lui aussi une irrégularité voire un crime fédéral, selon la loi américaine. On peut multiplier les exemples : les militaires qui révèlent au New Yorker des rapports sur les tortures à la prison d’Abou Ghraib, les sources qui confirment au Monde l’implication de la DGSE dans l’affaire du Rainbow Warrior, celles qui confient au Canard enchaîné l’identité des agents de la DST qui sont venus poser des micros dans le journal…

Le débat ne peut pas seulement se concentrer sur l’origine de l’information. Le débat, et c’est ainsi que la jurisprudence européenne s’est construite, doit aussi porter sur le contenu de l’information.

C’est une discussion que nous avons eue, ici à Mediapart puis devant la justice, sur les fameux enregistrements du majordome de Mme Bettencourt. Un cas d’école, qui a entraîné d’ailleurs un quasi-schisme au sein de l’appareil judiciaire, fort intéressant à analyser : nous avons été condamné au civil mais relaxé au pénal sur la base du même article, celui sur le « recel de l’atteinte à la vie privée ».

Côté civil, après avoir été relaxé en première instance et en appel, la Cour de Cassation a renvoyé l’étude du dossier devant la Cour d’appel de Versailles qui nous a condamnés à une censure judiciaire sans précédent à l’ère numérique, puisque nous avons dû retirer 70 articles qui étaient en ligne. Selon la Cour, à partir du moment où nous avons utilisé un enregistrement déloyal, donc susceptible d’être illégal, ce seul fait-là constitue une violation de l’intimité.

La justice pénale, quant à elle, a jugé que ces enregistrements pouvaient être une preuve pénale et a considéré, concernant le journalisme, que c’était plus compliqué que ne le disait la justice civile : ce qui compte, à ses yeux, c’est l’origine et le contenu — ici, la fraude fiscale, le financement politique, les conflits d’intérêts et les pressions de l’Elysée sur la justice. C’est la question de l’intérêt public supérieur.

Si vous grillez un feu rouge pour porter secours à une vieille dame qui se fait agresser, les autorités vont-elles vous verbaliser pour cette infraction ? Il existe un très bel article dans le Code pénal qui porte sur l’« état de nécessité ». Le majordome, auteur des enregistrements Bettencourt, a été relaxé sur la base de cet « état de nécessité ».

Je suis très attaché à la jurisprudence et au cas par cas. Deleuze disait dans son Abacédaire que les Droits de l’homme devaient se regarder au cas par cas dans le sens où on ne peut jamais faire abstraction du contexte. Ce qu’a fait le majordome, qui s’appelle Bonnefoy — ça ne s’invente pas —, aurait pu être condamné dans d’autres circonstances. J’assume de dire qu’il est l’honneur de cette affaire, parce qu’il a permis d’enlever Mme Bettencourt des griffes d’un certain nombre d’aigrefins qui la dépouillaient en profitant de sa faiblesse. Il mérite un titre de noblesse bien plus que certains qui avaient des noms à particule dans cette affaire…

Au point que le journalisme d’investigation mette en cause présomption d’innocence et secret de l’enquête judiciaire ?
Je récuse le terme de «journalisme d’investigation». Je veux bien qu’il y ait un journalisme d’information et un journalisme de commentaires, mais je suis un journaliste, c’est-à-dire un petit artisan des vérités de fait.

A Mediapart, nous nous sommes construits sur un journalisme que l’on peut appeler «d’initiative». Si le journalisme dit d’investigation consiste à ne faire que la chronique de la chose policière ou judiciaire, à laquelle il faut bien entendu s’intéresser de près, alors ce serait un drame pour notre profession. Je suis curieux de savoir ce que peut contenir des dossiers judiciaires — c’est une évidence — mais si ce journalisme devait se résumer à la publication de procès verbaux, derrière lesquels on se protégerait pour mieux dénoncer, alors ce serait détestable. Se contenter du travail fourni par d’autres puissances d’enquêtes, pour lesquelles il m’arrive d’avoir souvent un immense respect vue la faiblesse culturelle, politique et de moyens de la lutte anti-corruption dans ce pays, ce n’est pas pour autant la conception de mon métier.

Le journalisme doit savoir être autonome devant l’actualité, concept bizarre qui peut tout autant recouvrir ce dont on parle, ce qu’il se passe et ce que l’on découvre.

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La démission de Nixon à la Une du Washington Post. © DR

Mon utilité sociale n’est pas celle d’un policier ou d’un magistrat, qui ont une fonction précise : poursuivre et, éventuellement, condamner. Prenez les grandes affaires que nous avons mis au jour à Mediapart : Tapie, Bettencourt, Karachi, Cahuzac, les financements libyens de Nicolas Sarkozy. Ces cinq affaires étaient des enquêtes journalistiques avant d’être des enquêtes judiciaires. Que les institutions s’emparent ensuite des informations journalistiques, c’est normal et même sain. Ce n’est pas le Washington Post qui fait tomber Nixon, mais une procédure d’impeachment. A un moment donné, les autorités prennent le relais des deux journalistes sur le Watergate. Aux Etats-Unis, sans du tout idéaliser en bloc ce pays, le contre-pouvoir institutionnel est mieux organisé. En France, nous sommes extrêmement fragiles et le président demeure un monarque intouchable.

Quant au secret de l’enquête, nous n’y sommes pas tenus, mais est-ce que nous en sommes des receleurs ? Nous en revenons au même point : notre métier consiste précisément à publier des informations que certains ne sont pas censées nous donner. Par conséquent, nous ne pouvons pas être des receleurs. Démocratiquement parlant, c’est intolérable. Une loi de la fin du dernier quinquennat voulait établir que le journaliste ne puisse plus être poursuivi pour recel dans le cadre de «procédures baillons», dont l’objectif premier est de trouver nos sources. Le Conseil constitutionnel l’a cassé parce qu’il considère qu’on ne peut pas donner une telle largesse à notre profession. Le débat juridique reste donc ouvert. Mais avouez que la situation est cocasse : quand le journalisme produit des informations à partir de sources humaines, on lui reproche de ne pas avoir de preuves ; quand il le fait sur la foi de documents, on lui reproche d’être un receleur.

Comment définiriez-vous votre utilité démocratique ?
Mon travail consiste à mettre sur la table des informations d’intérêt public qui nourrissent la conversation démocratique. Point barre. En d’autres termes, c’est d’être un agent d’intranquilité. J’avoue que j’aime beaucoup ce concept d’intranquilité, ce bon désordre qui bouscule, réveille, immunise à l’indifférence et à l’assignation de pensée. Le journaliste a ce rôle fondamental parce que la démocratie ne se joue pas qu’au moment du vote. L’intranquilité démocratique fonctionne avec des emmerdeurs qui produisent des informations qui perturbent.

Depuis 1976, la CEDH consacre cette fonction. Dans un arrêt célèbre, baptisé «Handyside», la Cour dit que la liberté d’informer « vaut non seulement pour les informations ou les idées accueillies avec faveur, ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l'Etat ou une fraction quelconque de la population ». Je ne résume pas le journalisme à cela, mais voilà plus de 40 ans que la justice européenne dit que le journalisme peut « heurter, choquer ou inquiéter ». Ce n’est pas rien. Cette même CEDH désigne le journaliste comme un « chien de garde » de la démocratie, mais pas au sens de Serge Halimi et du Monde diplomatique. On parle ici du chien qui réveille les voisins, qui aboie face au danger et défend la maison commune…

Les affaires ne deviennent-elles pas le prisme par lequel on appréhende la chose publique ? Avec un effet d’éviction de questions importantes...
Si la vie publique est vue sous le prisme des affaires, ce n’est pas la faute des journalistes. On a entendu des personnalités, de gauche ou de droite, dire de la dernière campagne présidentielle : « On n’a pas discuté des vrais sujets, les affaires ont tout pollué ».

Je fais partie de ceux qui pensent que les « affaires » sont au contraire une question éminemment politique. C’est pourquoi j’ai écrit ce livre « Le Sens des affaires », au bout de sept ou huit ans d’enquêtes ici.

Les « affaires », c’est un peu comme les voitures à qui on impose des « crash-test » avant de les mettre en vente : ce sont des crash-test démocratiques grandeur nature. Les « affaires » nous permettent de juger de la carrosserie de nos institutions, de notre culture citoyenne, de nos lois, de notre classe politique. Le sentiment d’impunité, le reliquat de privilèges de certains, la justice à deux vitesses ou l’atrophie des contre-pouvoirs en France, ce sont des questions très politiques, non ?

Nous avons tous appris avec Montesquieu et L’Esprit des lois que « par la disposition des choses, le pouvoir doit arrêter le pouvoir ». Près de trois siècles plus tard, on a pu entendre des personnalités politiques de premier plan dire que lorsque la justice enquête sur les emplois présumés fictifs de la famille Fillon à l’Assemblée nationale, c’était une atteinte à la séparation des pouvoirs. Comme si la séparation des pouvoirs était la liberté donnée à chaque pouvoir de faire n’importe quoi. Alors que c’est justement l’inverse… Toutes le grandes nations libérales — au sein politique du terme — se sont construites sur l’idée d’une démocratie du contrôle. Certains ne l’ont toujours pas compris.

On peut bien sûr considérer qu’il y a un poids trop important des affaires, mais c’est d’abord parce que les affaires ne sont jamais prises au sérieux par les politiques. Depuis les années 80 et 90, toutes les lois de moralisation de la vie publique, toutes, ont été conçues en réaction à des affaires parce que le pouvoir politique avait l’épée de l’émotion publique dans les reins. La lutte contre la corruption n’a jamais été un programme d’ampleur d’une campagne présidentielle pour un parti de gouvernement. Ce n’est jamais une politique publique en tant que tel. On légifère dans l’urgence et pour des mauvaises raisons, utilitaires à l’égard de l’opinion publique. Contrairement à certains pays anglo-saxons, scandinaves, à l’Italie ou d’autres, nous n’avons pas encore en France un corpus ultra-élaboré dans la lutte contre la corruption ou contre les atteintes à l’éthique publique. Cela avance, mais nous sommes encore loin du compte. Or, selon moi, c’est aussi important, pas plus mais pas moins, que la lutte contre le chômage ou les déficits publics. D’ailleurs c’est parfois lié.

Il faut bien prendre conscience que derrière les affaires, il y a des victimes : nous, la masse invisible des citoyens. Nous payons la facture démocratique et financière des affaires, qui reposent sur un principe invariable : l’enrichissement d’un seul provoque l’appauvrissement de tous.

Dans l’affaire « Fillon », on s’est beaucoup attaché aux emplois fictifs présumés, voire aux costumes, alors que le volet peut-être le plus intéressant sur le plan politique, c’était ses activités de conseil. L’arbre des « affaires médiatiques » ne cache-t-il pas le plus significatif, y compris dans ces mêmes affaires ?
Le business de Fillon avec les puissances d’argent, c’est le début d’un système, j’en suis d’accord. Alors que l’affaire des emplois présumés fictifs, cela relève plus de la corruption intime, très différente de ce qu’a été le sarkozysme et ses affaires. Le sarkozysme a été — et j’assume le terme — un système mafieux, au sens où le définit le procureur général de Palerme, Roberto Scarpinato : un phénomène « d’oligarchie déguisée en démocratie ». Plus de trente des proches de Nicolas Sarkozy sont aujourd’hui mis en examen ou condamnés sur la base de faits documentés.

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Roberto Scarpinato © Reuters

Une mise en examen, dont la contrepartie est en droit la présomption d’innocence, n’interdit pas la discussion sur les faits. Je ne suis pas là pour les qualifier pénalement, mais, après les avoir établis, à offrir au plus grand nombre la possibilité d’en discuter. Il y a vrai un danger à faire reposer toute la régulation sociale sur la seule Justice, sur ce qui serait légal ou pas, sur qui serait relaxé ou pas. Nous-mêmes, journalistes, sommes parfois jugés à l’aune du résultat judiciaire final de telle ou telle affaire, alors que notre travail se situe dans un espace autre. Eric Woerth, après avoir été renvoyé devant le tribunal correctionnel, a été relaxé dans l’affaire Bettencourt. Pour autant, je ne retire pas une virgule de ce que j’ai écrit.

Pour revenir à votre question, on ne peut pas faire abstraction de l’effet de sens de l’affaire dite « Penelope », qui est avant tout une affaire « François ». J’ai entendu beaucoup de relativisation, le fait que c’était une pratique ancienne qui n’était plus tolérable car l’opinion serait plus attentive aujourd’hui à ce type de dérives. Je ne le crois pas du tout : l’opinion n’est pas plus sensible aujourd’hui ; avant, elle ne le savait pas, du moins pas autant. Là est la différence.

Il y a un moment où les affaires deviennent l’incarnation d’un mal partagé. De ce point de vue, il y a, sans mauvais jeu de mots, les faits et l’effet qui ont été alimentés ensemble par la réaction de François Fillon. Il s’est tout seul au défi démocratique de lui-même. Rappelons-nous : « Qui imagine le général De Gaulle mis en examen ? » ; « si je suis mis en examen, je me retire ». Et une fois mis en examen : « C’est un coup d’Etat institutionnel, il y a un cabinet noir ». C’est une blague totale, cette histoire de cabinet noir. On peut bien sûr questionner la remontée des informations sensibles à l’Exécutif dans notre pays — c’est un problème indéniable —, mais parler de « cabinet noir » sous Hollande, c’est une farce. Ce serait le seul cabinet noir de l’Histoire qui, d’une main, n’aurait pas su empêcher l’éclatement des affaires Cahuzac, Thévenoud, Morelle, Lamdaoui, Arif, Le Maire, etc… et, de l’autre, aurait vu son chef, François Hollande, dans l’incapacité de se présenter à l’élection. Chapeau.

Vous faites donc des « affaires », de cette publicité nécessaire de ce qui est d’intérêt commun, un enjeu politique au sens le plus fort ?
Les coulisses des «affaires» nous enseignent que les institutions de la Vème République peuvent être un piège mortel susceptible de se refermer sur la démocratie si elles sont mises dans de très mauvaises mains. Je suis très attaché aux contre-pouvoirs institutionnels. Or les institutions de la Vème reposent bien trop sur les seules courage et indépendance des individus.

Regardez ce qu’on considère comme des acquis du quinquennat Hollande, et qui en sont : la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) et le Parquet national financier (PNF). S’il n’y avait pas eu un journal, Mediapart, qui a livré un mano à mano face à un ministre — Cahuzac — pendant trois mois, il n’y aurait pas eu ces avancées. Toutes sont nées du tumulte de l’affaire Cahuzac. Ni la HATVP, ni le PNF, ni les nouvelles lois contre la fraude fiscale et la corruption ne figuraient dans le programme de François Hollande. Une fois de plus, il a fallu réagir dans l’urgence.

Est-ce que toutes les leçons de l’affaire Cahuzac ont été tirées ? Je ne crois pas. Les enquêteurs, policiers ou magistrats, manquent cruellement de moyens, les procureurs sont toujours sous la tutelle de l’exécutif, le “verrou de Bercy” qui empêche les procureurs d’être totalement autonomes dans la poursuite des délits fiscaux n’a pas été supprimé, le tribunal d’exception pour politiques qu’est la Cour de Justice de la République (CJR) existe toujours malgré les promesses, le système de classification/déclassification du “secret défense” est toujours aussi anti-constitutionnel et un frein aux enquêtes, les lanceurs d’alerte ne sont pas assez protégés — liste non exhaustive.

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Le jour de son audition devant la commission d'enquête parlementaire © Reuters

Du point de vue journalistique, si les affaires ne relèvent que du tir au pigeon, c’est perdu ; si on en tire les leçons profondes, c’est gagné. Entre les deux, je défends l’idée du scandale et du bruit : les “affaires” peuvent agir comme des électrochocs qui permettent la prise de conscience. L’affaire Cahuzac a fait évoluer la prise de conscience sur la fraude fiscale bien plus que n’importe quel bouquin théorique qui lui préexistait. Je fais crédit au quinquennat Hollande d’avoir produit des avancées, mais essentiellement « grâce » à l’affaire Cahuzac. Ce n’est pas normal.

Je veux bien que François Hollande soit honnête, et je le crois. Mais il faut prendre la mesure de la situation française : nous avons un ancien Président, Jacques Chirac, qui a été condamné ; son successeur, Nicolas Sarkozy, plusieurs fois mis en examen ou renvoyé et dont 30 des proches (chef des services secrets, magistrats, policiers, ministres, députés, conseillers, industriels, avocats…) sont mis en cause ou condamnés ; l’actuel patron du PS a été deux fois condamné pour emplois fictifs ; toute une série d’affaires a fracassé le quinquennat Hollande, dont l’affaire Cahuzac, l’histoire du ministre chargé de la lutte contre la fraude fiscale qui fraudait le fisc ; nous avons parlé de François Fillon ; n’oublions pas le Front national qui doit faire avec cinq affaires financières très graves. Il y a encore l’actuelle patronne du FMI, Christine Lagarde : la CJR l’a reconnue coupable dans l’affaire Tapie mais l’a dispensée de peine ! On parle quand même d’une «négligence» à 400 millions d’euros d’argent public…

Peu de démocraties peuvent se “vanter” d’un bilan aussi calamiteux. Ni l’Allemagne ni l’Angleterre ni les Etats-Unis n’en sont là. Il faut regarder en face la situation qui est la nôtre : honteuse. Il suffit de discuter avec nos confrères étrangers.

Mais dans l’affaire Fillon, le calendrier de son déroulement, des révélations du canard Enchainé à la mise en examen, a posé beaucoup de questions…
J’ai le plus grand respect professionnel pour le travail réalisé par Le Canard enchainé sur l’affaire Fillon et je ne me retrouve pas dans les reproches qui lui sont faits sur la temporalité.

Leur travail journalistique est incontestable. Cela faisait des mois qu’ils tournaient autour de Fillon, ils ont d’ailleurs écrit plusieurs papiers avant, sur sa société, sur le château. Cela peut sans doute arriver qu’on vous amène un dossier complet, tout fait, où il n’y a plus que trois coups de fil à passer… Cela ne m’ait jamais arrivé. Et ce n’est pas le cas dans l’affaire Fillon, d’après ce que j’ai compris.

Ce type d’enquête est toujours compliqué. Pendant la primaire, Le Canard n’avait pas de quoi publier. Ils trouvent des choses autour de La Revue des deux mondes, grâce à la déclaration d’intérêts que Fillon a remis à la HATVP. Ensuite les journalistes documentent le reste.

Le Canard a failli abandonner, et puis à un moment, il y a un fil qui dépasse de la pelote, et là, ça déroule. La preuve que Le Canard n’a pas eu un dossier tout prêt pour fragiliser le candidat de la droite, c’est qu’ils se trompent dans leur premières révélations: ils évoquent 600 000 euros perçus par Penelope Fillon alors que c’est près du double, comme ils l’affirmeront la semaine suivante. C’est bien la preuve qu’ils n’ont pas « tout », dès le début.

Sur le fond je trouve le travail du Canard irréprochable et la réaction du candidat pathétique. Un journal honnête sort des informations quand elles sont publiables. Je préfère connaître les pratiques de François Fillon avant de voter, plutôt qu’après.

Que certaines sources vous alertent parce qu’elles ont intérêt à le faire, bien sûr. Je ne juge pas moralement mes sources. Il faut que je comprenne d’où la personne me parle mais ce qui m’importe, ce sont les faits. Sont-ils vérifiables ? Sont-ils d’intérêt public ?

Nous avons fait dans Mediapart de longs entretiens avec Ziad Takieddine, le missi dominici de la part d’ombre du sarkozysme, Robert Bourgi, figure de la Françafrique, ou Jérome Lavrillieux, personnage central de l’affaire Bygmalion. Ces gens-là, quoiqu’on pense d’eux moralement, ont été des seconds couteaux d’un monde hideux. Ce qu’ils ont à dire est par nature intéressant, à condition qu’ils ne nous prennent pas pour des courroies de communication. Si demain on peut faire une interview avec l’intermédiaire Alexandre Djouhri, on la fera…

Alors, certes, il ne faut pas être prisonnier de l’agenda de ses sources. Les MacronLeaks, c’est un bon exemple : ce n’est pas une fuite, c’est une agression. Pour nous, il était hors de question d’utiliser les MacronLeaks à la veille du scrutin.

On a pris ici la décision d’étudier de façon exhaustive ces éléments qui sont sur la place publique et de tenir tous les bouts. D’un côté dénoncer cette boule puante, enquêter sur son origine mais aussi voir, bien entendu, s’il y a des informations d’intérêt public dans cette liasse de documents.

Dans cette campagne, F. Fillon est passé sur le grill et n’a pas résisté au « détecteur de mensonge », Le Pen non plus. E. Macron a été beaucoup soupçonné sur son financement électoral, sur son patrimoine personnel et même sur sa vie privée, puisqu’il est allé jusqu’à démentir avec humour une « 2ème vie ». Il a joué la transparence tout en étant pourtant très soupçonné.
La vie privée n’a pas de prise sur nous. Ce n’est pas notre sujet sauf si il y a une conséquence pour l’intérêt public. Je vous donne un exemple : l’appartement où François Hollande rejoignait Julie Gayet était lié au grand banditisme corse, comme nous l’avons écrit. On a estimé qu’il était d’intérêt public d’expliquer l’incroyable situation de fragilité voire de légèreté dans laquelle s’est mis le président et nous avons mis en cause le service de protection des personnalités. Imaginez un instant que la mafia corse ait décidé de faire chanter le président ? Le tribunal nous a d’ailleurs relaxé, au nom de l’intérêt public, quand nous avons été attaqué par la propriétaire de l’appartement. C’est un bon exemple d’affaire dans l’affaire, beaucoup plus importante du point de vue de l’intérêt public.

Il en va de même pour la maladie d’un ministre. On ne la rendra publique que si cela a des conséquences sur l’exercice de ses fonctions. Idem pour le président. Le pouvoir de la Vème République est très personnel, le corps du président lui appartient moins qu’à un autre.

Nous avons beaucoup enquêté sur Emmanuel Macron. La question patrimoniale nous a interpellé. Est ce qu’il a caché, est-ce qu’il a menti sur ses dépenses ? Il dit avoir énormément dépensé quand il était banquier, ce qui n’est pas interdit. On se retrouve dans une situation compliquée. Va-t-il nous donner accès à ses relevés de cartes bancaires ? C’est très dérangeant, cela pose plein de questions, mais ce serait la seule façon de savoir. On avait proposé à plusieurs journaux de faire un pool de journalistes pour lui proposer de nous isoler dans une pièce et de nous donner accès à ses relevés bancaires — soit il dit vrai et nous le disons, soit il dit faux et c’est plus embêtant pour lui. Les autres journaux n’ont pas donné suite. Et je comprends parfaitement qu’on ne veuille pas ouvrir ses relevés de CB à des journalistes… Je vous donne cet exemple pour souligner les cas de conscience auxquels nous sommes parfois confrontés. En l’état, il faut croire sur parole Emmanuel Macron, nous n’avons pas les moyens de vérifier s’il a menti ou pas. Cela étant, Emmanuel Macron est allé plus loin dans la transparence que d’autres.

Cela alimente la rumeur jusqu’aux fakes news comme le compte offshore, « révélé » dans l’entre-deux tours et qui est un montage. La transparence se prolonge par la rumeur et le fake news, c’est à dire par le soupçon.
Le Protocole des sages de Sion ne date pas d’aujourd’hui. Les fake news ont toujours existé mais il est vrai que le numérique inscrit une forme d’horizontalité et de viralité très particulière, où un trumpiste peut inventer un fake news, peut être avec l’aide de services secrets à l’autre bout du monde.

Ce n’est pas la conséquence de la transparence, en réalité, c’est la conséquence du parcours d’Emmanuel Macron en tant qu’ancien banquier d’affaires. Votre postulat est peut être juste, mais il n’est pas univoquement lié à la transparence, plutôt en l’occurrence à un certain cheminement, assimilé au monde de la finance.

Mais avoir un raisonnement politique, qui n’est pas de l’ordre du vrai et du faux, ne peut pas conduire à inventer des faits. C’est précisément cela ce que l’on appelle « post vérité » : le moment où ce ne sont plus les faits qui font les opinions, mais les opinions qui fabriquent du faux. Cet instant tragique où la vérité — concept certes insaisissable — devient une opinion comme une autre.

L’historien Patrick Boucheron a dit cela de manière lumineuse, en janvier dernier, dans une de ses leçons au Collège de France, nommée « Vérité : avant, après ». Il explique admirablement pourquoi la post-vérité est différente du mensonge. Un Colin Powell, avec ses fioles à l’ONU, sait qu’il ment. Le menteur sait qu’il y a une vérité. Dans la post-vérité, la vérité n’existe plus. C’est un concept que Trump et ses affidés ont élevé au rang d’œuvre d’art. On crée alors des « alternatives facts ». L’opinion fabrique du réel et là on bascule dans ce qu’Hannah Arendt avait analysé dans « Du Mensonge à la violence », en évoquant ceux pour qui « la distinction entre faits et fiction, entre vrai et faux, n’existe plus ». Quand on fabrique un monde où s’effacent ces distinctions, il y a une potentialité totalitaire.

Or, la “publicité” et le journalisme sont de bons moyens d’éviter cela. Jeremy Bentham, ce philosophe utilitariste pourtant considéré comme un adversaire par la pensée critique de gauche, écrivait ceci : « Plus l’exercice du pouvoir est exposé à un grand nombre de tentations, plus il faut donner à ceux qui en sont chargés de puissants motif pour y résister. Mais il n’en est point de plus constant et de plus universel que la surveillance du public. Le corps du public compose un tribunal, et un tribunal qui vaut mieux que tous les tribunaux ensemble ». « Le soupçon, ajoutait-il, est toujours errant autour du mystère ». Voilà ce que j’aime dans le libéralisme politique.

De même, Benjamin Constant écrivait en 1815 : « On ne conjure point les dangers en les dérobant aux regards, ils s’augmentent au contraire de la nuit dont on les entoure ». La publicité est une arme contre le soupçon. Nous sommes encore dans un moment de confusion. Mais plus on sera au clair sur les exigences de la publicité, plus on luttera contre le soupçon. Toutes les théories contre-révolutionnaires ont prétendu que le peuple ne devait pas savoir. Et Mazarin, avant eux, conseillait : « 1) simule, 2) dissimule » dans son Bréviaire aux politiciens. Tout est déjà là depuis des siècles, sous nos yeux.

Entretien mené par Philippe Guibert.