Les commentaires sifflent parfois comme des balles sur Mediapart. L'article que Fabrice Lhomme et moi-même avons consacré, jeudi 24 juillet, au témoignage d'un ancien dirigeant de l'UIMM, Jacques Gagliardi, qui a récemment affirmé à la justice que la fédération patronale la plus puissante de France a financé syndicats et partis politiques de gauche, en est criblé. Publié en Une du site, l'article était titré: «Révélations sur la caisse noire de l'UIMM - Mitterrand, la CGT et le CNPF mis en cause».
Bref rappel des faits.
Ancien directeur des études de l'UIMM (parti à la retraite en 1995), Jacques Gagliardi est, depuis début juillet, mis en examen pour «recel d'abus de confiance» par la justice pour avoir perçu pendant plusieurs années des compléments de salaires en liquide de son ex-employeur.
Dans son témoignage au juge Roger Le Loire, qui piste depuis près d'un an les bénéficiaires entre 2000 et 2007 de la «caisse noire» de l'UIMM, M.Gagliardi a notamment affirmé que l'une des activités du patronat français dans les années 1960 et 1970 «consistait en de la distribution d'argent en espèces à des hommes politiques de tout bord hormis le parti communiste ; à l'époque il n'y avait pas d'extrême droite, mais des membres du Parti socialiste y participaient pleinement comme bénéficiaires, y compris Mitterrand».
Plus loin, Jacques Gagliardi a rapporté les propos de l'ancien délégué général de l'UIMM, Pierre Guillen (1985-1995), dont il fut le conseiller spécial. Selon lui, M. Guillen «donnait des sommes en liquide à des syndicats». «Il m'en avait parlé du reste à propos de la CGT parce que c'était une première, car à ma connaissance et à la sienne aussi, la CGT ne recevait pas d'argent de l'UIMM avant lui», a-t-il précisé au magistrat, ajoutant: «Il m'avait dit qu'il leur donnait quelques centaines de milliers de francs tous les ans».
La tonalité des commentaires qui ont accompagné la publication de cette exclusivité, largement reprise dans les médias français (journaux, radios et télés), est peu amène quant au traitement de cette information dans les «colonnes» de Mediapart.
«Vous auriez pu avoir un peu de distance critique par rapport à ce témoignage, dont le caractère "sulfureux" des révélations n'est pas exempt d'approximations et/ou d'inexactitudes (oserions nous mensonges?...)», indique par exemple Lemar, quand Didier Picard écrit: «Beaucoup d'affirmations à partir d'informations ou de convictions de seconde main...Tout cela ne fait pas très sérieux. D'autant que les quelques chiffres mentionnés semblent bien loin des sommes évaporées... Encore une fois le titre accrocheur de l'article peut se révéler excessif au regard du contenu réel?».
Pour Tem34, «les "je pense que " et les conditionnels... cela est peu convaincant ; de plus je croyais que le juge cherchait la destination des fonds entre 200et 2007. Foi de quoi on remonte à 1970 et ce Monsieur d'extrême droite ne cite que la gauche. Merci de na pas tomber dans le travers du scoop à tout prix».
René Lorient nous reprochait quant à lui le titre de l'article «qui oriente l'attention sur Mitterrand et la CGT seulement, alors que Mediapart a déjà montré que c'est bien plus ample». Plus direct, Gln nous lançait: «C'est le genre d'article que je ne m'attendais pas à trouver dans Mediapart... [...] Aussi étonnant que Mediapart semble découvrir que les dirigeants syndicaux et ceux du patronat se connaissent et se rencontrent! Et que de suppositions de témoignages de seconde main... il y a une presse spécialisée dans les ragots pas la peine d'en rajouter».
Enfin, Mediapart a reçu par mail un texte court et rageur de l'un de ses abonnés, Hervé Chneiweiss, directeur de laboratoire à l'Inserm et rédacteur en chef de Médecine/Sciences: «Je suis choqué et j'ai honte pour vous du torchon de Une d'aujourd'hui. Faire autant d'honneur aux propos sans preuve [de Jacques Gagliardi], sans aucun recoupement de source, sans complément d'enquête que des fuites d'audition est indigne de ce qui se prétend être un nouveau média crédible d'info».
Je dois dire que certaines critiques évoquées ici ont également trouvé un écho au sein même de la rédaction de votre journal. Ce type de réactions m'obligent à vous livrer quelques explications, autocritiques s'il le faut, sur les coulisses de cette révélation.
Il y a plusieurs semaines maintenant, Mediapart avait obtenu des informations de plusieurs de ses sources selon lesquelles le dossier judiciaire venait de s'enrichir d'une pièce importante. A savoir le témoignage d'un ancien responsable de l'UIMM, Jacques Gagliardi, dont nous avons déjà parlé dans de précédents articles. De ses dires, nous n'avons eu d'abord que quelques bribes, imprécises et confuses. Pas de quoi faire un papier, donc.
Puis Mediapart a pu avoir lecture dans la matinée du 24 juillet du procès-verbal d'audition de Jacques Gagliardi, passé devant le juge Roger Le Loire huit jours plus tôt. Ayant pu consulter cette fois-ci l'intégralité de l'audition, nous avons décidé de publier les affirmations qu'elle comportait. Informés par une source qu'un confrère s'apprêtait, lui aussi, à publier le contenu de ce témoignage - Le Monde en fera, de fait, son principal titre de Une le jour même -, nous avons précipité la rédaction du texte, n'étant pas insensible au plaisir de «sortir» une information avant les autres. Autrement dit, un scoop. Une demi-heure aura suffi : Mediapart a mis l'article en ligne aux alentours de 11h20, en prenant soin de donner quelques éléments biographiques concernant Jacques Gagliardi - c'est un ancien militant de l'Algérie française au sein du mouvement Patrie et Progrès.
Le débat, maintenant.
Sur le fond. Il aurait été, à mon sens, parfaitement idiot de ne pas publier un témoignage comme celui-ci, qui constitue un élément important versé à la procédure du juge Le Loire en charge de l'affaire dite de l'UIMM. C'est la première fois qu'un ancien haut dirigeant de la fédération patronale brise aussi franchement l'omerta qui entoure ce scandale depuis sa révélation en septembre 2007. Mais ce nouvel élément du dossier n'a pas vocation à donner une vision d'ensemble de l'affaire, loin de là. Il s'agit d'une pierre ajoutée à l'édifice judiciaire qui se bâtit lentement.
Sur la forme, ensuite. Oui, Mediapart aurait pu mieux faire. Je concède à certains de nos lecteurs que cet article était mal contextualisé. Il a été lâché dans la nature médiatique sans qu'au préalable nous ayons pris quelques précautions d'usage pour souligner l'absence de preuve dans les propos de Jacques Gagliardi et sans expliquer, plus en profondeur, les racines intellectuelles de cet homme. Le temps nous a cruellement fait défaut. Ce qui ne justifie pas tout, mais explique un peu.
Une phrase de contexte pour souligner que les dires de M.Gagliardi, qui nous a confirmé au téléphone son témoignage sans donner plus d'éléments, ne sont étayés par aucun fait précis (où, quand, comment ?) n'aurait pas fait de mal. Ensuite, nous n'avons peut-être pas assez bien explicité la nature du mouvement Patrie et Progrès dont Jacques Gagliardi fut l'un des animateurs. [Patrie et Progrès est un mouvement à la fois nationaliste et assez social, très pro-Algérie française, qui fut dirigé par le haut fonctionnaire Philippe Rossillon. L'ancien ministre de l'Intérieur Jean-Pierre Chevènement ou le capitaine d'industrie Alain Gomez ont, eux aussi, participé à ce mouvement.]
Enfin, il n'aurait pas été inutile de dire que dans sa déposition, Jacques Gagliardi a, en plus de François Mitterrand et la CGT, jeté l'opprobre aussi sur Georges Mandel (photo), un ancien ministre français juif, dreyfusard et résistant, assassiné par la Milice en juillet 1944 de plusieurs balles dans le dos. A son endroit, l'ancien dirigeant de l'UIMM a déclaré: «Tout le monde sait bien qu'avant 1914 des campagnes électorales sont financées par le Comité des forges [ancêtre de l'UIMM, NDLR]. M. Georges Mandel, qui était d'origine très modeste, menait grand train, et tout le monde se demandait d'où il tirait son train de vie. Eh bien, c'était le Comité des forges qui subvenait à ses besoins, comme pour bien d'autres».
Ce défaut de perspective a eu pour conséquence de donner l'impression - fausse au demeurant - que nous avons pris pour argent comptant les paroles de Jacques Gagliardi, qui s'est surtout plu à mettre en cause la gauche et deux défunts, l'ancien président de la République socialiste François Mitterrand et Georges Mandel, comme certains lecteurs de Mediapart l'ont souligné. Cette impression a été renforcée par un titre de Une peu distancié («Révélations sur la caisse noire de l'UIMM - Mitterrand, la CGT et le CNPF mis en cause») qui a pu laisser croire que Mediapart, par son expertise et son travail d'enquête, se portait caution du témoignage en cause. Ce qui n'était pas le cas. Nous doutons de tout, par nature. Pire, par principe.
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Quelques jours après la publication de cet article, Mediapart a consacré une série en cinq volets à l'affaire de l'UIMM, qui, je l'espère, a pu donner de la profondeur de champ à cette affaire grave qui questionne, soyons clairs, une vaste part d'ombre de notre République.
Pour avoir accès à la série Au cœur du scandale de l'UIMM, cliquez sur les liens ci-dessous:
1- 107 ans de manœuvres et d'intrigues
2- Les syndicats en ligne de mire
3- Ils se sont nourris sur la bête