Les livres de souvenirs de journalistes - a fortiori s'ils sont «d'investigation» - donnent généralement lieu à un joyeux catalogue de fiertés passées. Pas là. Dans son ouvrage Profession "fouille-merde", dont je viens de terminer la lecture, l'ancien sniper du Canard enchaîné et du Monde, Georges Marion, prend le parti du contraire. Et franchement, ça fait du bien.
Contrairement à ce que suggère le sous-titre de couverture, l'ouvrage ne retrace pas vraiment le parcours d'«un journaliste dans les coulisses des affaires». Mais plutôt... les coulisses d'un journaliste au cœur des affaires. Une fois le livre refermé, c'est en effet moins le fumet du scandale des vielles affaires racontées (De Broglie, Rainbow Warrior, Irlandais de Vincennes...) que le rapport du journaliste avec elles, donc avec son métier, son vertige, ses errances et ses excitations, qui reste en mémoire. Qui marque.
Page 13, Georges Marion pose les bases du contrat de lecture. Il racontera ses «ignorances» et ses «hésitations», son «impuissance à savoir», son «orgueil», ses «préjugés mal maîtrisés qui le font écrire trop vite», sa «fatigue», sa «naïveté». En faisant ainsi la recension de ses «faiblesses», il veut dire «pourquoi, parfois, [il] s'[était] avoir». Modestie évidemment salutaire qui ne doit toutefois pas occulter les réussites, nombreuses, du journaliste aujourd'hui retiré des voitures - il vit désormais en Allemagne. Le patron de Mediapart, Edwy Plenel, avec qui Marion co-signa dans les années 1980 et 90 nombre d'enquêtes retentissantes dans le quotidien vespéral, n'hésite d'ailleurs jamais à dire qu'«il était le meilleur d'entre nous».
Par «nous», il faut entendre les chasseurs de secrets. Les violeurs d'omerta. Les mauvaises consciences d'une République abîmée. Les voyageurs de l'ombre qui vont là où «ça sent le faisan». Des chevaliers blancs? Sûrement pas, répond Marion. «Les journalistes d'investigation font beaucoup de bruit mais, finalement, peu de dégâts», écrit-il dans son livre. C'est vrai pour la France. Ça l'est moins pour les Etats-Unis où un président, Richard Nixon, a dû quitter les allées du pouvoir après les coups de boutoir répétés de deux jeunes journalistes du Washington Post, Bob Woodward et Carl Bernstein, hérauts du Watergate. C'est aux Etats-Unis, encore, que le travail acharné et solitaire d'un maître de l'enquête, Seymour Hersh, sur le massacre de My Lai en 1969, a largement contribué à la fin de la guerre du Vietnam.
Quoi qu'on en dise, le quatrième pouvoir se porte mieux là-bas qu'ici et ce n'est sûrement pas l'organisation par l'Elysée d'Etats généraux de la presse qui va faire bouger les lignes. Mais bon...
Georges Marion, ancien trotskyste qui a quitté le dogme pour les faits à la fin des années 1970, parle parfois de l'investigation comme un alcoolique de la bouteille ou d'un drogué de la came. Tout le livre est ainsi construit autour d'une idée: «l'enquête de trop, celle où le journaliste d'investigation, trop excité par son sujet ou trop sûr de lui, dérape, tombe et ne se relève plus». C'est aussi la définition de l'overdose.
L'autre sous-titre de Profession "fouille-merde", c'est la désillusion inhérente au boulot d'enquêteur. On veut révéler les bassesses du monde. On se dit qu'il y a les bons et les méchants. Et l'on se trompe. «Je m'imaginais le monde de manière moins aigu qu'il ne l'est vraiment. Pour moi, il y avait le blanc et le noir. Mais je me suis rapidement rendu compte que le noir et le blanc est dépassé par le gris. Et l'investigation fait que vous vous colletez à la réalité du gris», m'explique Marion, joint par téléphone. Voilà, c'est ça le journalisme: la réalité du gris.
L'enquête fondatrice, pour Marion, ce fut l'affaire De Broglie, du nom de cet ancien ministre giscardien assassiné en 1976 (photo). Une affaire trouble et boueuse dont la "giscardie" avait le secret. Rapports à l'appui, Marion a révélé quelques années plus tard dans les colonnes du Canard enchaîné que la police connaissait l'identité et les motivations des assassins bien avant les faits, mais avait subitement interrompu ses surveillances quelques jours avant le crime. Dans les rédactions, on appelle ça une bombe.
Mais ce scoop d'ampleur fut aussi, pour Marion, l'occasion de son premier déniaisement. Avec l'arrivée de la gauche au pouvoir en 1981, il se dit que la vérité toute entière allait enfin éclater sur l'affaire De Broglie. Que les socialistes allaient lever le voile sur les turpitudes du pouvoir qu'il remplace. «On va enfin savoir», demanda un jour de 1981 Marion à Pierre Joxe, futur ministre de l'intérieur de Mitterrand connu pour sa rectitude et son intégrité morales. Sa réponse n'en fut pas moins décourageante: «N'y a-t-il pas des choses plus importantes à régler?».
Ni blanc ni noir. Gris.
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Profession "fouille-merde", par Georges Marion. Aux éditions du Seuil. 210 pages. 18 euros.