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Billet de blog 31 octobre 2008

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«Carnets noirs» : le vent et les girouettes

 Houston, on a un problème. Dans les arrière-cuisines de l'info, là où se mitonne le menu médiatique plus ou moins digeste de tous les jours, il s'en passe de belles. Et l'affaire dite des «carnets noirs» de l'ancien patron des renseignements généraux (RG), Yves Bertrand, est en train de nous donner une formidable occasion de méditer la célèbre saillie d'Edgard Faure: «ce n'est pas la girouette qui tourne, c'est le vent».

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Houston, on a un problème. Dans les arrière-cuisines de l'info, là où se mitonne le menu médiatique plus ou moins digeste de tous les jours, il s'en passe de belles. Et l'affaire dite des «carnets noirs» de l'ancien patron des renseignements généraux (RG), Yves Bertrand, est en train de nous donner une formidable occasion de méditer la célèbre saillie d'Edgard Faure: «ce n'est pas la girouette qui tourne, c'est le vent».

Dans le cas présent, il ne tourne pas beaucoup, le vent. Les girouettes, elles, ne bougent pas. Pire ! Elles font parfois semblant de ne pas voir.

Petit rappel des faits.

Il y a trois semaines, un célèbre hebdomadaire, Le Point, publie des extraits épars des carnets personnels d'Yves Bertrand - les fameux «carnets noirs» ou «secrets» - dans lesquels l'ancien directeur central des RG (1992-2004) consignait un peu tout et n'importe quoi ; et surtout n'importe quoi, il faut bien le dire. Le dossier de nos confrères est parfaitement scénarisé. Le titre de Une claque, avec un goût de soufre en arrière-bouche: «Les carnets noirs de la République». En pages intérieures, une série d'articles qui détaillent «les complots et les machinations des RG».

L'affaire est belle. On y parle de gigantesques manipulations ourdies depuis les antichambres de la chiraquie. A la manœuvre, un certain Yves Bertrand. Dans ses carnets - en tout cas dans ce qui en a été publié -, il y a des histoires publiques, des histoires privées, et des noms, beaucoup de noms: Nicolas Sarkozy, Lionel Jospin, Arnaud Montebourg... Tous ont la particularité d'être des ennemis politiques notoires de Jacques Chirac. Partant, les moindres ratures de Bertrand sont prises au pied de la lettre. Elles ont valeur d'information: avec ces carnets, nous aurions enfin la preuve d'un grand complot chiraquien à la source duquel l'on trouverait notamment l'affaire de l'Angolagate (contre Pasqua) ou celle de Clerastream (contre Sarkozy).

Sincèrement, quelle valeur journalistique ont ces bribes de mots griffonnées à côté de mentions aussi passionnantes que «changer la litière du chat»? En vérité, aucune. Yves Bertrand (photo) est peut-être un grand manipulateur - personnellement, j'ai beaucoup de mal à me faire une idée là-dessus - mais ses «carnets secrets», en tout état de cause, ne prouvent rien du tout. D'abord, ils n'ont pas la moindre valeur juridique. Ensuite, ils peuvent être interprétés dans un sens comme dans son contraire. Enfin, ce ne sont qu'une partie savamment choisie des fameux carnets qui a été publiée. Quid du reste?

Trop tard, le vent a soufflé. Le feu médiatique a abattu Yves Bertrand. Et à qui profite le crime? A Nicolas Sarkozy, bien sûr. Il est le premier à avoir déposé plainte contre Yves Bertrand - et non Le Point - pour «atteinte à la vie privée» et «dénonciation calomnieuse». D'autres suivront.

Mediapart a publié le 24 octobre un très long entretien (ici) avec Yves Bertrand. L'ancien patron des RG y explique que, dans ses carnets, il ne faisait que répercuter les rumeurs et ragots (y compris sur la vie privée de nos gouvernants) dont il était le destinataire. Sa défense consiste à dire qu'il n'était pas l'auteur intellectuel de ces notes et qu'il était de son devoir d'enquêter sur ce qu'on lui disait dans le but de désamorcer une éventuelle tentative de déstabilisation de tel ou tel ministre.

Bertrand dit-il vrai ? Dur à savoir. Mais ses carnets ne prouvent pas qu'il dit faux. Sa parole a donc une valeur. D'autant que l'ancien directeur central des RG nous explique qu'il faisait régulièrement part à sa hiérarchie des rumeurs dont il était le réceptacle. Ainsi, Nicolas Sarkozy (à l'époque où il était ministre de l'intérieur, entre 2002 et 2004) était dûment informé des rumeurs le visant par l'intermédiaire de son directeur de cabinet, un certain Claude Guéant, aujourd'hui secrétaire général de l'Elysée. Lequel dément.

Parole contre parole.

Mais il y a un hic. Car depuis la publication des carnets de Bertrand dans Le Point, l'entourage présidentiel n'a de cesse de raconter à qui veut bien l'entendre que le ministre de l'intérieur Sarkozy a toujours voulu la tête du patron des RG à cause de ses pratiques sans morale, mais que Jacques Chirac s'y était farouchement opposé. Si Nicolas Sarkozy dit vrai, s'il connaissait depuis le début les méthodes contraires à l'esprit républicain d'Yves Bertrand, et s'il était exact qu'il lui était impossible de le virer de son poste, il fallait démissionner, monsieur le ministre. Que n'a-t-il fait? Rien. Il préfère jouer les vertus effarouchées plusieurs années plus tard sur la base de notes de brouillon couchées dans des carnets à spirales !

Un mot: hypocrisie.

Mais Nicolas Sarkozy peut compter sur le sens du vent (médiatique) qui lui est extrêmement favorable dans cette affaire. Un exemple, un seul: qu'est-ce que l'Agence France-Presse (AFP), dont la moindre ligne a valeur d'évangile, a-t-elle retenu de l'entretien de Mediapart? Que Bertrand niait avoir rémunéré des journalistes (ici). A part cela, pas une ligne, pas une seule, sur le fait que Claude Guéant «savait tout» de ces carnets manifestement pas aussi «secrets» qu'on veut bien le dire.

Résultat, le vent n'a pas tourné, même si quelques sites (Le Figaro.fr, Le Monde.fr et Le Nouvel Obs) ont su répercuter l'info sans passer par la case AFP. Dans les journaux papier, rien. Ou si peu.