Une nuit carnivore
Sa gaieté paraissait peinte en trompe-l’œil sur un visage maquillé avec excès. Elle riait trop longtemps et trop fort en le guettant par-dessus les bougies qu’elle avait allumées sur la table déjà prête. — Alors, comment imaginiez-vous la soirée ? dit-elle. Il tarda à répondre.
— Je ne l’imagine pas.
— L’imagination joue des tours. Nous allons manger et boire. Je veux que la nuit commence tôt, qu'elle ne finisse pas. Vous m’aimerez longtemps, n’est-ce pas ?
— Oui, chuchota-t-il. Ses yeux bleus se posèrent sur le torse élancé de l'homme. Elle le regarda se servir. Tandis qu’il commençait à manger elle creusa avec ses ongles dans le pain et se mit à pétrir doucement une boulette de mie. Il remarqua la bague qui ornait sa main. Chaque fois qu’elle faisait un geste le bijou scintillait. Comme une provocation.
— Toutes les soirées devraient être aussi heureuses que celle-ci, dit-elle. Ce serait bien. On ne ferait que ça : être heureux.
— Il faudrait bien s’arrêter de l’être ne serait-ce que pour travailler, dit l’homme.
— Ou pour voler ou tromper, ajouta-t-elle, ne sommes-nous pas un couple illégitime ? Il était clair qu'elle se fichait éperdument de la réponse. Seule la situation qu’elle créait et les propos qu’elle tenait l'intéressaient véritablement. Elle portait une robe du soir moulante avec des épaulettes très minces et celle de droite glissait sans cesse. Le parfum qui flottait autour d’elle diffusait une odeur de destin. Lui avait faim, comme à chaque fois qu’une idée tournait à l'obsession dans sa tête. Il releva les yeux. En le fixant étrangement, elle fit une moue vulgaire en éparpillant ses cheveux. Dehors le vent avait repris sa folle cavalcade.
— J’aurais voulu être une putain ou une actrice, d’ailleurs n’est-ce pas un peu la même chose, dit-elle brusquement. Il haussa les épaules.
— Vous n’arriverez pas à me choquer.
— Je cherche simplement à attirer l’attention sur moi, concéda-t-elle. Elle eut un geste de dépit et ajouta :
— Le poids de soi-même devient parfois trop lourd. On ne peut plus avancer. C’est dans un de ces moments-là que vous m’avez rencontré. Il se souvenait de leur récente rencontre, inscrite dans une routine de mauvais temps, Juste à deux pas du centre héliomarin de la station balnéaire quasi déserte où il soignait une sévère fracture de la cheville. Un vrai handicap dans sa profession. Il supportait très mal l’inaction. Il pleuvait et le vent hurlait. Il fixait un point situé tout au bout de la grève où une silhouette semblait naître progressivement. Elle longeait la ligne de goémon déposée par la marée, avançant vers lui comme tirée au bout de son écharpe par le vent. Suffisamment proche, il avait constaté que cette femme serrait précieusement un petit livre dans ses bras, mais le titre en rouge ne lui était apparu que partiellement : ………ode d’emploi. Comme si elle souhaitait le cacher. Ainsi était-il devenu, le temps de quelques promenades, l’amoureux transi de l’autre bout de la plage. Le quadragénaire désireux d’arracher un rendez-vous galant. Il sourit presque affectueusement.
— Tous les êtres se cherchent. Fourmis aveugles, putains ou actrices, fonctionnaires. La vie n’est qu’un long couloir plus ou moins sombre. Nous cherchons la sortie.
— Moi, dit-elle, je sortirai de mon couloir. Si vous saviez comme j’ai encore envie de vivre… Il se resservit du poulet froid.
— Qu’est-ce qui vous en empêche ? Nous allons vivre autant de fois que vous voulez. Ne suis-je pas là pour ça ?
— Vous me prenez pour une nymphomane, c’est cela ? Il essuya sa bouche avec le dos de sa main.
— Non, mais je me demande s’il n’y a pas que la nourriture qui soit vraie ce soir.
— Je vous en veux pour cette réponse qui est celle d’un mufle et d’un égotiste, répliqua-t-elle. Elle se tut un moment en pétrissant la boulette de mie de pain. Ses lèvres se rétrécirent.
— Oui, un sale égotiste.
— Chacun pour soi, mastiqua-t-il. Elle eut un geste nerveux et lâcha la boulette de pain qu'elle avait triturée au point de la noircir.
— J'avais besoin de toi, dit-elle d'une voix rauque et ça, au moins, tu aurais dû pouvoir le comprendre.
— Non, dit-il en rongeant son os de poulet. Je n'ai pas envie de comprendre. Ils se turent. L’homme mangea du fromage et reprit du dessert. Elle l’observait avec un mince sourire.
— Je veux être la dernière femme que tu aimeras, finit-elle par ajouter. Plus tard, ils firent l’amour jusqu’à l’usure. Une nuit carnivore. L'homme était un félin. Il restait tendu comme un arc. Elle se servait de son corps avec un désespoir qui semblait décupler ses forces. Parfois, elle s’immobilisait, les bras en croix, les paumes ouvertes, semblant s’abandonner à un coma douloureux. Le temps s’était arrêté à plusieurs reprises, jusqu’à ce que l’homme se détende et s’enfonce dans le lit comme gagné par le sommeil. Elle resta de longues minutes immobile à guetter son souffle régulier. Ensuite, elle se leva sans bruit, passa dans le living-room, tira du secrétaire une enveloppe qu’elle avait préparée et retourna la déposer auprès du dormeur. Elle trouva la force d’emprunter l'escalier du premier étage en prenant au passage le petit livre au titre rouge. Elle se maquilla comme pour entrer en scène avant de gagner une chambre voisine. La photographie d’un vieil homme lui souriait au fond d’un cadre, elle s’étendit sur le lit et ouvrit le livre à la page 220. Dehors, il faisait encore nuit. Le vent était tombé. Eddie Chartman s’éveilla parce qu’on marchait sur lui en ronronnant. C’était un chat noir. Il était neuf heures du matin. Il se dressa sur le coude, chassa l’animal et découvrit la lettre : Il faut que je te raconte. J’ai un mal incurable. Cancer. Alors j’ai voulu vivre fort et en une seule fois. Et merci pour ce bonheur malgré toi. Ton intérêt pour ma bague ne m’a pas échappé. Alors, à titre de dédommagement, je te suggère de voler mes bijoux qui se trouvent dans la pièce voisine. Le coffre est ouvert. Je pense qu’il y en a pour une petite fortune. Deux heures plus tard, Eddie Chartman était sur le point de quitter son hôtel. Il se dirigea vers le comptoir et remit sa clé au tableau.
— Est-ce que ma note est prête ? demanda-t-il.
— Tout de suite, Monsieur Chartman, répliqua le gérant en léger différé. Il se retourna pour rencontrer le regard d’un homme d’une soixantaine d’années, plus peut-être. Une silhouette, plutôt petite, qui s’avançait vers lui. Ses traits énergiques étaient ravinés par des sillons étrangement verticaux qui lui conféraient une sorte de noblesse. Il passa sa main dans le clairsemé de ses cheveux blancs comme pour y remettre de l’ordre. — Je m'appelle Buster Gallows, dit-il, je suis là pour que vous me donniez des nouvelles de Kate.
— Kate ? balbutia Eddie.
— Est-ce que tout s'est passé comme elle le voulait ? insista le petit homme.
— Je ne comprends pas, de quoi parlez-vous ? mentit Eddie.
— Voyons, ne jouons pas au chat et à la souris, si j’ai cédé à ce dernier désir de ma femme, c’est bien parce que je savais, tout comme elle, qu’il n’y avait plus rien à faire. Que ce n’était plus qu’une question de jours.
— Vous n'étiez pas divorcés ? Le visage du vieil homme s’éclaira d’un sourire qui n’aboutit pas.
— Divorcé ! La chose serait extravagante dans notre monde. J’aimais ma femme plus que tout, au point d'accéder à des dernières volontés exceptionnelles. Avez-vous pensé à mon humiliation ?
— Vous voulez dire que vous étiez au courant de tout ?
— Naturellement. Kate et moi ne nous cachons rien. Les choses se sont précipitées Il y avait le résultat de ses dernières analyses et ce livre : Suicide. Mode d’emploi. Il chercha le regard d’Eddie Chartman.
— Elle a voulu une ultime nuit qui soit une nuit d’amour. Vu mon âge et mon état j’étais incapable de la combler, il fallait trouver quelqu’un d’autre, un jeune tout comme elle. Entreprenant et qu’elle ne connaisse pas trop.
— Un pigeon.
— À qui la faute, vous vous êtes mis sur les rangs.
— J’aurais très bien pu ne pas faire l’affaire.
— Vous étiez l'homme rêvé, à cause de votre statut si particulier, un cambrioleur recherché par la police, pas d’attaches, un type entre parenthèses. Dans le fond vous n’existiez pas, Monsieur Chartman, c’était moins humiliant pour moi. Savez-vous à quoi vous nous avez fait penser ?
— Non, dit Eddie.
— À ces joueurs de tennis entre deux parties. Pas l’ombre d'un sentiment. Des forces intactes. C’est d’elles dont Kate avait besoin. De rien d’autre. Buster Gallows s’arrêta de parler. Il posa un regard mouillé sur le cambrioleur. Il soupira.
— Au fait, vous avez pris les bijoux ?
— Oui, dit Eddie. Elle le voulait ainsi.
— Et vous avez eu raison. Tout ce que voulait Kate doit arriver. Il consulta sa montre, regarda du côté d’un grand type coiffé d’un feutre noir et tendit soudainement la main pour prendre congé.
— Eh bien, il est l’heure, dit-il comme s’il quittait quelqu’un devant un parloir. Bonne prison, moi je retourne à mon chagrin. Eddie Chartman s’avança en direction du comptoir. Tandis qu’il réglait sa note d’hôtel, cette phrase de Kate lui revint soudain à l’esprit : « Je veux être la dernière femme que tu aimeras. » Et quand, sur un signe du type au feutre noir, deux policiers l’entourèrent, il sut qu’elle avait tout prévu.
© Fabrice Balester, 2024. Tous droits réservés.

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