Medellín
Marseille, printemps 2019.
Ce matin, Massalia dort encore sur le ventre.
Maquillée de néons, crêpée d’immeubles, la ville ouvre les yeux sur son passé, sur son jardin des vestiges, sa terre obsidienne, son archéologie en pierres apparentes.
Beauté grecque et celtique au sexe fouillé par les enfants de Gyptis et de Protis, elle geint à l’heure de son réveil. L’air est raréfié autour de la passerelle de Plombières. Plus loin, vers les collines, un nuage de mort recraché par l’industrie des hommes, dégage une odeur de terre mouillée.
Au sud, du côté du parc Borély les plus aisés respirent des parfums de fleurs et des odeurs d’iode apportées par le large. Au Nord, tout se fâche. Poussière, grouillements, férocité : un âpre goût de vie suinte dans chaque rue. Cloisons sans frontière…
Au centre de la ville la résidence « Le Ciel Bleu » située sur le Boulevard Chave s’éveille.
Medellín – c’est son nom – dégage ses jambes nues des draps et, les pieds joints sort du lit. Il jette un regard furtif à Stella. Accrochée à son oreiller, elle semble poursuivre son sommeil. Il rabat brusquement les couvertures sur sa place, encore moulée par l’empreinte d’un corps. Une odeur fait le tour de ses poumons. L’odeur chaude de leur amour.
Marseille s’emboucane. Irréelle la blancheur crue et bleutée du ciel. Medellín lui, gagne la fenêtre. Dans le lointain de la colline, les terrains vague sont hérissés d’un patchwork de panneaux publicitaires. Son regard suit les pas d’un gamin d’une dizaine d’années, qui court dans la poussière et ne semble pas sentir les cailloux et les tessons de bouteilles. Sans doute les évite-t-il, habitué de voir briller le verre au soleil…
─ Je ne suis pas inspiré en ce moment dit Medellín à Stella qui s’est approchée de lui et de la fenêtre une tasse de café à la main. Elle ne répond pas, prend un air amusé, s’absorbe dans la contemplation de ses ongles. Elle s’efforce de rester d’une froideur extrême, regarde Medellín comme si c’était la dernière fois. Elle l’aime mais a définitivement compris que leur relation serait à jamais compliquée. Néanmoins Stella refuse le modèle que la société propose. Elle ne veut pas de tout ça. Pas avoir d’enfant, pas être propriétaire de son logement. Elle sait Medellín sur la même longueur d’ondes. Il l’appelle « mon double ». La vie avec lui c’est l’aventure, vivre l’instant présent avec intensité. Pour elle, le monde tel que ses parents l’ont connu est en train de s’éteindre. Elle suit une trajectoire qui lui est propre. Elle l’aime : lui Medellín : l’homme aux tatouages multiples qui recouvrent des bras puissants d’ouvrier de chantier, ce qu’il fut un temps, avec une âme d’artiste… Le regard gris de la jeune femme se télescope avec le bleu cristallin des prunelles de Medellín. Une fois habillée elle jette un rapide coup d’œil à un homme perturbé, qui lui tourne le dos et semble plus intéressé par le paysage que par elle. Stella referme la porte d’entrée de l’appartement sans un mot. Elle reviendra plus tard.
Medellín, lui, allume sa première cigarette de la journée.
Né à Marseille il y a quarante ans pile, d’un père docker venu de la Creuse « Bob du 23 » comme ses copains le surnomment, et d’une maman pianiste originaire de Copenhague au Danemark, c’est à l’église Saint-Vincent de Paul qu’il est baptisé Edouard, son vrai prénom. Ses parents se séparent lorsqu’il a huit ans et préférant l’Art à l’école, il se rebaptisera « Medellín », subjugué qu’il est par l’histoire du trafiquant de drogue colombien et baron du Cartel de Medellín Pablo Escobar. Si l’on y ajoute le fait qu’il déteste son prénom qu’il trouve carrément ringard, on comprend mieux qu’il ne réponde plus à quiconque l’appelle Edouard.
Medellín ça sonne bien lorsque l’on décide de se lancer dans le graffiti. A l’école, le jeune élève n’était bon qu’en dessin et en sport et c’est un petit miracle s’il termine son enseignement en obtenant un certificat de fin d’études secondaires ! Marseille devient vite son laboratoire de créations. Les murs de la cité Phocéenne se transforment en un patchwork de visages empreints de poésie et réalisés avec des collages haut en couleur ! Des grandes icônes de la Pop Culture aux inconnus de passage, tout y passe. Medellín made in Marseille se fait un nom dans le monde du graffiti.
Marseille et son décor de carte postale avec cette mer aux couleurs turquoise et indigo mélangées, déchiqueté par le littoral. Son golfe qui s’étend sur plus de cinquante kilomètres séduit tous ceux qui le découvrent et la comparaison avec l’exceptionnelle baie de Naples prend alors tout son sens. A cette beauté naturelle s’ajoute désormais sur les murs le travail des créateurs du mouvement « Street Art », artistes auto-proclamés pour moderniser une ville qu’ils jugent vieillissante. Les autorités, elles, voient en cet art qui n’en est alors pas encore un, une manière sauvage et parfaitement illégale de le faire.
L’annexe de la faculté d’économie est décorée par un lotissement-guirlandes composé de petits cubes de villas modernes, ancrées en bordure de gazons minuscules. Nous sommes non loin du quartier du « Panier » bien connu des habitants et aussi des touristes du monde entier.
Medellín fait ses premières armes de street-artiste dans ce coin et les murs en portent encore les stigmates. A cette époque, le graffiti est un art non reconnu en tant que tel et ardemment combattu par tous les élus - qui le dénoncent - et par la police qui réprime durement les taggers.
Le « Pop Graffiti » est une technique qui mêle graffiti à la bombe et collage et qui correspond à ce que l’on appelle « technique mixte » dans le jargon du street-artiste.
Le travail nécessite une préparation minutieuse, en particulier pour les murs. Une visualisation du projet s’effectue sur un ordinateur afin de prendre en compte tout le dimensionnement, de la taille du mur à celle du visage à imprimer.
Evidemment, cette technique (ainsi que d’autres) n’a pu voir le jour qu’une fois le graffiti largement démocratisé, avalisé par l’opinion publique (celle-ci louant la qualité des artistes) et bien sûr autorisée, cerise – indispensable – sur le gâteau, par ceux qui nous dirigent, qui font et défont les lois.
Après avoir œuvré des années dans l’illégalité, Medellín remporte sa légitimité en gagnant un important concours organisé à Paris par une grande fondation caritative soutenant les artistes de rue. C’était en 2014.
De 2015 à 2018, Medellín expose dans des galeries réputées à Paris car Marseille est devenu trop exigu pour lui. Ses œuvres, près d’une centaine, sont bâties dans un grand hangar de la Belle de Mai qu’il louera à un particulier et qui deviendra son atelier de créations. Sa technique mixte reprend en plusieurs formats et sur divers supports : toile, bois, papier, carton ou encore sur plaque d’acier rouillée traitée, les icônes populaires actuelles ou passées allant du cinéma (Monroe, Brando, Delon, Bardot, Brad Pitt, Scarlett Johansson) à la musique (Mick Jagger, Michael Jackson, Madonna, Slash, Eminem) en passant par le sport (Björn Borg, Lebron James, Zidane, Ronaldo, Serena Williams) et par l’art (Dali, Zao Wou Ki, Soulages, Hopper). Ces derniers temps, avant de revenir à Marseille car il a le Sud gravé dans le cœur, il a participé à des « commandes » c’est-à-dire la réalisation de fresques murales avec un thème défini pour des associations, des entreprises, des particuliers richissimes ou bien des écoles. C’est à cette occasion qu’il a fait la rencontre de Stella, elle aussi street-artiste, originaire de Montpellier. Une belle plante de vingt-huit ans aux cheveux jaune maïs, couleur d’une rareté absolue.
*
Début des années 2000, Sérignan.
─ Les bonnes fées se sont penchées sur ton berceau.
La grand- mère de Stella cherchait toujours à faire plaisir à sa petite fille, en lui soufflant des choses agréables à l'oreille. Stella aimait bien cette "phrase compliment", placée dans la bouche de sa mamie, souvent en visite dans la maison familiale de Sérignan.
Stella connaissait la petite phrase par cœur depuis longtemps. Elle l'avait tout d'abord confondue avec "être dans de beaux draps" avant de comprendre, un peu plus tard, que les beaux draps qualifiaient, bien au contraire, des situations délicates.
Sa mamie était une grand-mère à l'activité débordante et à l'imagination délirante qui parlait d'une voix à la fois douce et berçante. Ainsi, elle faisait défiler plein de phrases, comme ça, pour le plaisir. Stella les écoutait en pouffant de rire. Les formules de mamie ? Quel régal ! Cela était vite devenu un jeu.
─ Dis-moi une nouvelle phrase, supplia Stella. S'il te plaît.
─ D'accord : mener une vie de barreaux de chaises...
─ Ah... C'est à cause d'eux qu'il ne faut pas se balancer sur sa chaise ?
─ Oui. Sans doute. Peut-être craquent-ils de douleur ? répondait la mamie en riant.
Stella ne s'intéressait pas vraiment à la vie des barreaux de chaises, surtout que d'autres phrases qu'elle trouvait plus amusantes l'intriguaient : "donner sa langue au chat" qui marquait la fin des devinettes ou encore "être fier comme un pou". Stella connaissait un peu les poux, car ces vilaines bestioles s'installaient à l'école de temps en temps. Elle entendait fierté mais ces parasites se cachaient plutôt lâchement dans l'épaisseur des chevelures. Sa mère disait que c'était des vermines noirâtres, sinistres et sales. Stella percevait donc mal le sens de cette expression.
"Les bonnes fées se sont penchées sur ton berceau".
Combien de fois avait-elle entendu cette phrase ? Il faut dire que la mamie se passionnait pour les fées. Sans doute s'était-elle fâchée un jour avec le Bon Dieu. Sans jamais pouvoir se réconcilier. Et puis d'abord : existait-il vraiment celui-ci ? En tout cas il semblait toujours se tenir à l'écart des évènements malheureux, car sa grand-mère murmurait souvent devant les drames évoqués à la télévision :
─ Mon Dieu ! C'est terrible ! Mais où est donc passé le Bon Dieu ?!
Il devenait alors impossible de la questionner ou de la contredire. Des rides se dessinaient sur son visage comme d'intolérables souvenirs, souvent ceux de ses proches que Stella n'avait pas connus, comme s'ils étaient partis trop vite, sans laisser de traces.
Dans ces instants la mamie préférait se plonger dans les chapitres de ses livres de contes de fées, à la recherche des plus gentilles, portant des noms de destin propice ou de longue vie.
La gamine chantonnait alors d'une voix espiègle :
Dieu est un petit homme bleu
Qui fume sa pipe au coin du feu.
Et comme il se brûle les doigts
Il ignore tout de ce qu'il voit.
*
Dans les années quatre-vingt-dix. Marseille.
Edouard : "un bricoleur de génie" disait son père car il avait créé, petit à petit depuis ses douze ans, des figurines ailées, multiformes, en bois ou en carton, habillées de mousse ou de tissus.
Il y avait des silhouettes spéciales, rigolotes, parfois précieuses, d'aspect maladif ou pétant dans leurs muscles.
On y trouvait des fées bijoux, des fées rocailles, des fées parapluie et même une fée béquille. Elles étaient piquées aux quatre coins du jardin ou placées sur des branches d'arbres.
Des silhouettes faites avec des tiges de fer emmêlées comme des spaghettis, aux membres filiformes, ou des personnages aux reflets bleus, jaunes ou rouges, émergeant de leurs socles et donnant l'impression de s'amuser en attendant des visites.
Lorsque Édouard avait une idée précise dans la tête, il faisait un petit croquis préalable. Toutes les fées vivaient différemment, comme la fée de la lumière installée dans un écrin. Il pouvait la poser sur sa table de nuit comme une pendulette ou une photo. Ainsi, Édouard n'avait plus peur du noir après avoir visionné un film d'horreur !
Il les changeait constamment de place, pour donner l'impression de faire sans cesse de nouvelles découvertes. La lune se mettait parfois de la partie, en créant des situations étranges. Édouard se posait quelques secondes, souvent, pour admirer son terrain de chasse féerique. Le jardin paraissait paisible, chaleureux. Les fées dormaient, bercées par le chant des grillons.
Ses parents s'étaient demandés le pourquoi de tout ceci. Ils en avaient discuté ensemble, convenant finalement que leur fils était un marginal créatif qu'il fallait laisser s'exprimer. Ce qu'ils firent.
*
Paris ; Montpellier.
Fées inventées. Fées devinées.
Tombées des clignements d'étoiles.
Fées pêle-mêle repérées.
Furtives dans leurs froissements de voiles.
Le petit papier sur lequel ces quatre lignes étaient écrites, Stella l'avait retrouvé dans la poche de sa veste en jean. La veille, elle était sortie au pub avec ses copines pour y boire un verre dans Paris. Comme chaque vendredi depuis quelques mois avant de « redescendre » dans son Hérault natal. Sauf que cette fois-ci elle avait sympathisé avec ce drôle de type tatoué au regard lumineux et peu commun. De plus, elle trouvait fascinant qu'il puisse se faire appeler du nom d'une ville : Medellín.
Au dos du papier plié en deux, il avait griffonné un numéro de téléphone portable, sans aucun doute le sien.
Ces paroles lui rappelaient inévitablement son enfance, sa grand-mère qui avait su créer tout un univers merveilleux mené par les fées. Elle repensa à cette histoire :
"Dans la maison, deux frères aux yeux d'un bleu étrange se disputent, courent d'une pièce à l'autre, se roulent sur les fauteuils du séjour. Leur mère pénètre dans la pièce d'un pas impatient.
─ Du calme les enfants ! Nous allons bientôt passer à table gronde-t-elle gentiment.
─ Oui maman ! Oui maman !
─ Tiens ! Stella n'est pas avec vous ?
─ Non. Je crois qu'elle joue avec les fées dans le jardin.
─ Bien... Allez vous laver les mains. Je vais la chercher.
La maman de Stella s'avance sur la grande terrasse, surplombant le jardin.
─ Stella ! Viens ! Il est tard on passe à table.
Devant le silence prolongé de la petite fille, la maman s'inquiète, parcourt plusieurs fois le jardin, de la piscine au portail, sonde les recoins, les cachettes habituelles, répète sans cesse ses appels.
La jeune femme revient sur ses pas autant qu'il le faut, appelle son mari. Tous deux cherchent ensemble, puis séparément car chaque détail est important, sans cesse le père va contrôler la piscine, comme si c'était une précaution essentielle.
Ils fouillent à nouveau les haies touffues, puis de plus en plus inquiets sortent du jardin pour parcourir les rues avoisinantes.
L'espoir s'effrite toujours avec le temps. Ils refusent encore de l'admettre mais leur fille a disparu d'une façon inexplicable...".
Medellín lui avait fait penser aux deux frères de cette histoire dans laquelle elle incarnait l'héroïne disparue (en réalité téléportée dans le monde des fées !), mise en scène par sa grand-mère. Elle avait flirté avec Medellín et elle avait aimé ça, son regard qui lui rappelait l’océan et son irrésistible sourire. Ce numéro de téléphone prouvait une chose : il tenait absolument à la revoir. La balle se trouvait désormais dans son camp. Et elle savait bien au fond d’elle quel choix elle allait faire.
L’appel fut bref. Peu de paroles mais une envie palpable des deux côtés.
Un rendez-vous galant qui s’ensuit. De nouveaux sourires, des baisers échangés. Un amour naissant… Stella se lève, se redresse sur ses talons aiguilles. Ses yeux témoignent de sa détermination à séduire. À la regarder, l’exaltation s’empare aussi de Medellín, il ressent un picotement glacé derrière les reins et se souvient de la beauté du désir. Il y a des endroits pour rêver dans cette fille. Stella, c’est de la soie se dit-il. Une vraie beauté fatale.
*
Rafael Guéthary regarde le ciel, fait un geste d’ours pour capturer un pâle soleil. Il sait que tout se jette. Que tout ce qui fait tas peut devenir de l’argent. Il suffit de ramasser, de faire ramasser. Rafael arpente sa villa de deux mille mètres carré bâtie sur les ordures. Il traverse plusieurs pièces, s’approche du hublot de la salle de bains, œil cyclopéen qui donne sur son univers. Il se désintéresse de son dernier gosse, point noir qui s’agite dans un océan de poussière. D’ailleurs, la silhouette disparait, happée par le vide. Elle vient de rejoindre le va-et-vient patient des ramasseurs d’immondices. Rafael suit quelques instants les déplacements de deux vigiles qui veillent sur ses possessions. L’instant d’après, il fixe le soleil, à peine allumé, entre deux couches biscornues de nuages. Il réfléchit à ses comptes dans les paradis fiscaux. Il pense à ses résidences sur les plages du Pacifique et de l’Atlantique. Il n’a rien à craindre, il ne sera jamais emporté dans le grand tourbillon boursier, il ne spécule pas sur le neuf, sur le tape-à-l’œil, sur l’incertain, sur l’éphémère. Il est plus malin que ça, plus près de la combine et de la débrouillardise. Il vient du ruisseau et c’est la rue qui le fait vivre. Il règne, il légifère sur la misère humaine marseillaise avec une armada d’avocats à sa botte. Quinze ans de pouvoir sans partage sur les immenses dépotoirs, sur les quartiers pauvres de Marseille.
Joueur de poker, il sait aussi ce que lui doit Medellín après une partie au « Perroquet bleu », un endroit où il vient chaque soir boire la même bière et jouer à son jeu de cartes préféré dans un sous-sol que seuls les initiés connaissent.
Il prend son téléphone portable, compose le numéro de Medellín. Lorsque ce dernier décroche, la voix de Rafael Guéthary est porteuse d’une insécurité sournoise…
Un appel pour un laïus menaçant et un ultimatum. Medellín lui doit vingt mille euros, une fortune qu’il n’a pas. Rafael Guéthary lui donne une semaine pour se mettre à jour, sinon sa vie deviendra un enfer. Medellín ne dit rien, il sait qu’il n’a pas affaire à un plaisantin.
─ Le compte à rebours démarre à la fin de cet échange lui dit Guéthary avant de raccrocher, de se chercher un verre de whisky et de commencer la lecture du Financial Times allongé dans son hamac.
Medellín en parle à Stella, lui explique qu’elle peut encore renoncer à leur amour, que les problèmes arrivent, qu’elle n’est pour rien dans tout ça et qu’elle ne doit rien à personne.
─ Ecoute bien, dit-elle, nous n’avons plus grand chose à nous cacher, ni nos faiblesses, ni notre envie de mordre l’argent pour s’en sortir. Et derrière nous la vie est un sacré cimetière de bons sentiments. Au diable les bons sentiments justement, je reste avec toi, à la vie à la mort.
─ Tu en es bien sûre ? demande Medellín.
─ Non… J’en suis certaine ! répond Stella.
*
Stella et Medellín étaient fans de cette série télévisée à succès dans laquelle des individus avaient braqué la Maison royale de la Monnaie d'Espagne avec des masques de Salvador Dali pour dissimuler leurs visages. C’était de la fiction et ils trouvaient l’idée tellement géniale qu’ils s’étaient persuadés l’un, l’autre, de la possibilité de l’adapter à la vie réelle. Si ça marchait : Medellín pourrait rembourser ce salaud de Rafael Guéthary et solder sa dette… Leur braquage n’a pas vraiment été étudié. Une grande banque a été ciblée sur la Place de la Comédie à Montpellier. Pourquoi Montpellier ? Parce qu’ils connaissent bien la ville. Tout simplement. Stella et Medellín, chacun portant un perfecto, un masque de Dali sur le visage et un révolver 9 millimètres dans chaque poche de blouson, sont prêts. Du rêve au cauchemar il n’y a parfois qu’un pas. Pour eux ce sera un rêve. Un guichetier obéissant, pas de client et donc pas d’otage, aucun coup de feu tiré, un coffre plein et un sac en toile de jute bourré de billets à ne plus savoir qu’en faire !
Les passeports étaient prêts. L’avion pour la Colombie les attendait. Ils avaient choisi Medellín parce que c’était loin de la France et puis… En rapport avec le surnom autoproclamé d’Edouard. Encore une bonne dose de courage et beaucoup de chance pour échapper à tout contrôle – lequel signerait fatalement leur arrêt de mort – et le tour serait joué.
Les sacs doublés pour camoufler leur butin ne furent ouverts par personne d’autre que par eux, une fois la chambre de leur motel atteinte. Une chance, insolente une nouvelle fois, avait frappé.
Stella gagna la fenêtre de la chambre. Au travers du vitrage, elle s’attarda quelques instants pour examiner les plaies suintantes de la rue et les gravats qui encombraient la rue d’en face. Dans la lumière gyrophare, deux citernes arrosaient consciencieusement les trottoirs.
Changer leurs euros en monnaie locale – le peso colombien – était d’une facilité déconcertante.
Au bout d’une semaine et de multiples allers-retours pour changer leur fortune, ils s’installèrent dans le plus grand hôtel de la ville. Medellín et Stella n’attiraient pas l’attention sur eux, menaient leur barque tranquillement et avec perspicacité. Au bout de quelques mois, ils décident d’acheter une maison. Le matin à l’heure du petit déjeuner, ils aiment évoquer ensemble Rafael Guéthary, cette ordure, ce mafieux pour qui ils ont fait le casse du siècle et qu’au final ils sont heureux d’avoir berné, sans même lui avoir donné un centime !
*
Deux ans passent. Stella et Medellín coulent des jours heureux et envisagent de fonder une famille. De sa terrasse, Medellín voit sa douce aimée revenir du marché. Elle semble se sentir heureuse, comme elle l’est toujours après une promenade matinale.
Ils avaient acheté un pavillon dont le mur fendillé laissait apparaître une parodie du « Jugement dernier » de Michel-Ange. Le street-artiste s’était amusé à peindre à sa façon la fresque chef-d’œuvre de Michel-Ange.
Stella n’est pas encore dans la maison lorsque le téléphone sonne. Medellín répond. À l’autre bout du fil, une respiration haletante et un silence prolongé que vient de lui imposer son interlocuteur. De mauvaises pensées lui traversent l’esprit. Une voix dit :
─ Je sais Medellín, je sais… On achète pas la liberté. Tu le sais toi ?... C’est Rafael Guéthary et son timbre d’outre-tombe qui parle. Medellín se tait. Les secondes s’embourbent dans un silence mortuaire, le téléphone s’essouffle. Medellín n’a aucun doute, un jour Rafael Guéthary le retrouvera et il lui faudra se tenir prêt.
Stella rejoint Medellín sur la terrasse. Elle allume une cigarette, plonge son regard dans celui de son amoureux et comprend tout sans qu’il n’ait besoin de parler. Elle fait un signe de croix hâtif, peureux même, en guise de protection. Elle pose son regard sur l’emballage de son paquet de cigarettes. Elle se dit qu’à force de persuader les fumeurs que la cigarette est mortelle on augmente le nombre de victimes. Ainsi, tout le monde tue à chaque instant et les meilleures intentions sont parfois plus dangereuses que les pires déviances.
Était-ce un effet de la fumée opaque ? La fresque peinte par Medellín paraissait se fendiller sous la peinture comme si les ondes d’un cauchemar ébranlaient leur pavillon. Le regard mort des maudits. Des yeux vivants dans la rouille des structures.
Stella regarda une nouvelle fois Medellín. Le temps, lui, continuait à délayer des craintes enfantines. Soudain elle entendit la voix lointaine de sa grand-mère qui résonnait et lui certifiait : ─ Ne t’en fais pas ma jolie, la fée protectrice que j’ai créée pour toi veille, crois-moi !
© Fabrice Balester, 2024. Tous droits réservés.

Agrandissement : Illustration 1
