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Billet de blog 18 octobre 2023

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La vie à Gaza 1999-2005 : témoignage d'une archéologue

« Je suis française, et révoltée par le soutien affiché de mon gouvernement à la politique de l’État d’Israël. Cette brève narration est celle de mon expérience sur divers sites archéologiques de la bande de Gaza. Je précise que les faits racontés se passent entre 1999 et 2005, c’est-à-dire avant les élections qui ont porté le Hamas au pouvoir, et précédé le blocus imposé par Israël. »  Laure Courboulès, archéologue.

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Illustration 1
Site archeologique, Gaza © Laure Courboules

Quand on plonge dans Gaza, on n’en sort évidemment pas indemne. Ce texte, qui parle du passé proche, est au présent. Il commence par le quotidien banal pour tout palestinien ; le premier choc pour la jeune professionnelle que j'étais fut de passer le check-point d'Erez. Après quoi, tout n'a été qu'une série de violences d’État continues et, j’insiste, parfaitement orchestrées.


Passer le check-point d’Erez signifie des heures d'une attente interminable, sans jamais d'explication. Contrôles et interrogatoires répétés, fouilles au corps et armes menaçantes envers tous ceux, sans exception, qui veulent rentrer dans Gaza sont la norme. Il y a ce jour-là une foule bigarrée, palestinienne et internationale. De nombreuses ONG humanitaires, des diplomates, des artistes, des professionnels qui participent à des coopérations culturelles, comme moi. Certains ont l'habitude et patientent, résignés, regardant la fouille méthodique de leurs affaires, attendant leur tour. D'autres protestent, souffrant de voir leur véhicule et son chargement démantelés, éparpillés, voire confisqués. Je me souviens d'une ambulance méthodiquement désossée, mutilée, privée de ses brancards et kits d'extrême urgence par nécessité de « sécurité ».

Après tout cela, on est admis à passer entre des murs aveugles, des chicanes de béton et de barrières, des caméras, des haut-parleurs crachant des ordres de se tourner, à droite, à gauche, de face, de soulever un pull pour voir si rien n'est caché dessous. Sur le coup, cette mise en scène sécuritaire m'a surtout fait penser à un couloir d'abattoir.
En sortant de là -car tout de même, on en sort- on trouve un no man's land que l'on traverse le plus souvent à pied. Hagard, l’on tire ou porte sa valise dans la poussière sur une route droite interrompue de chicanes, coincée entre des grands murs en béton coiffés de barbelés.


De l'autre côté… Voilà le poste palestinien, une cahute où des taxis attendent les arrivants. On en prend un, que l'on partage. Nous montons avec un jeune étudiant en architecture qui s'est mis en tête de développer à Gaza la construction en briques crues, en utilisant le principe de la voûte nubienne et les matières premières locales. "Pour se loger plus facilement", dit-il, "en s'affranchissant du monopole et du contrôle des matériaux qu'exerce Israël à l'entrée du Territoire". Il parle d’un hôtel en construction en bord de mer pour accueillir de futurs touristes. Nous visitons ce chantier, par pure curiosité, avec différentes autorités scientifiques et archéologiques. Nous y voyons le résultat d'une longue collaboration entre différents spécialistes de la construction en terre crue : c'est un projet magnifique. Dans le même temps naît un village des artisans à Gaza, véritable centre de recherche de savoir-faire en matière de tissage, tapisserie, poterie... Gaza a alors l'espoir de s'ouvrir au monde, de bouger, de voyager même, puisqu’il y a un projet de port après le tout nouvel aéroport ...


Nous nous engageons sur une grande avenue éclairée par des lampadaires flambants neufs, payés par l'Union Européenne. Les palestiniens sont très fiers de cette avenue. Il y a alors des dizaines de milliers de gazaouis qui passent en Israël pour commercer et travailler. En tant qu’archéologue, je loge pour ma part à Gaza, dans un hôtel au bord de la mer. Notre équipe loue une voiture pour se déplacer.
Nous travaillons avec les palestiniens sur la valorisation et la conservation de plusieurs vestiges archéologiques découverts récemment. Il y a déjà sur un des sites un bâtiment d'accueil du public et un petit musée. Les bus scolaires déversent des classes entières d'élèves palestiniens en uniforme, qui viennent visiter le site, voir les mosaïques, le baptistère, apprendre l'histoire de cette terre, lieu historique d'échanges et de passages.
Il faut s'organiser pour les matériaux et l'outillage car rien ne passe à Gaza, et si l'on commande, on ne sait jamais si cela va "arriver". Alors c'est dans le souk que l'on va trouver ce qu'il faut, ou ce qui conviendra le mieux. L'outillage est limité au premier prix de fabrication chinoise. Mais on s'adapte, c’est le maître-mot ici. L'eau comme l'électricité sont rationnées, régulièrement coupées, on ne sait jamais quand ni pourquoi.

La vie quotidienne ? L'eau du robinet n'est pas bonne à boire. La nuit on ne doit pas sortir, il y a un couvre-feu. C'est là qu'on entend les tirs. « C'est toujours comme ça », disent les palestiniens. Tous ceux que j'ai rencontrés ont un ou plusieurs membres de leur famille abattus ou mutilés par des tirs de "représailles" israéliens. Des enfants me montrent leurs cicatrices : jambes, bras, parfois torses sont marqués par balles. Que les corps soient marqués ou mutilés est devenu courant.(*)

Alors que nous travaillons sur site, je m'étonne d'un bourdonnement incessant au-dessus de nos têtes. On me répond que ce sont des « zazana », « moustiques » en arabe, des drones de l'armée de l’air israélienne. Une autre réponse inquiétante vient lorsqu’on regarde la mer et l'horizon : des navires de guerre sillonnent la mer à quelques milles seulement... On entend les ondes sourdes de gigantesques explosions, qui visent à rendre la pêche impossible en détruisant les fonds marins. L'enfermement est une réalité écrasante, totale, permanente, psychique et physique. Il se ressent de toutes parts.

Quelques flamboyants, eux, résistent. Ils égayent de leurs branches couvertes de fleurs rouges certaines rues de Gaza, écrasées de chaleur. Alentours, les palmeraies, les champs de piments rivalisent avec les zones détruites, désolées, désertes et dangereuses autour des colonies. Oui, sur ce tout petit territoire il y avait 21 colonies, évacuées en 2005, causant alors la démission de l’actuel Nétanyahou, en désaccord avec cette évacuation ordonnée par Ariel Sharon.

Comment illustrer cette « implantation » insidieuse, cette domination terrible, grotesque, provocante ? Imagine cette scène : la route de la côte, la seule principale de la bande de Gaza, est coupée, comme souvent. Que se passe-t’il ? Juste ceci : la baignade d’un colon. Les chars, les barrières, les miradors sécurisent le passage d'un surfeur sortant d’une colonie israélienne (nous sommes avant 2005), se dirigeant vers la plage en short à fleur, surf sous le bras. L’image est surréaliste. Une file de véhicules et de piétons, stoppée pour le seul plaisir d'une personne protégée par une armée coloniale. Souvent, depuis, je me suis demandé qui était ce surfeur. Qui était-il vraiment, pour mobiliser une armée et bloquer des centaines de personnes ? Un colon également militaire, partant surfer ? Comment un groupe humain peut-il provoquer, accepter ou tolérer une situation aussi inique ? Personne n’a de réponse.

Je suis revenue plusieurs fois à Gaza, n'écoutant plus les médias, tant le décalage était grand entre la réalité quotidienne des palestiniens et les discours. J’y suis retournée une dernière fois en 2005.

Je tiens à dire que j'ai trouvé alors tout ce que nous avions construit ensemble, le site du musée, la boutique d’accueil, détruit par les chars et les tirs. Le musée, les sites archéologiques, les routes, les lampadaires. L'aéroport était pulvérisé, comme le village d'artisans, l'hôtel en terre crue, l'hôtel en béton, les palmeraies arrachées ou replantées de l’autre côté du mur, les champs dévastés ou morts de soif. Du projet de port maritime il ne subsistait que la pancarte.

Pour autant, les projets de coopération culturelle se poursuivent. Et pendant que, en 2005, nous travaillons à réparer des tapis de mosaïques massacrés par les chenilles des chars de Tsahal, les palestiniens me montrent comment me protéger en cas d’attaques aériennes. Enfin… Se protéger… Si on a de la chance. Les frappes chirurgicales se trompent de cible parfois, souvent. Les brancards, portant des corps petits et grands, des cris, des pleurs, des coups de feu, des immeubles éventrés, le désespoir, c'est la guerre … Oui, mais cela fait bien longtemps que ça dure.

Des deux côtés j’ai vu l’envie de vivre en paix.

Des deux côtés, les cages se sont à nouveau refermées.

Laure Courboulès, archéologue.

(*)Témoignage du chirurgien Christophe Oberlin https://radiozinzine.org/emissions/SPX/2023/SPX20231014-UnChirurgienGaza.mp3

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