Le dernier film d’Eric Zonca, qui tourna Julia ou La vie rêvée des Anges, est un film sur la paternité. Àl’heure où la majorité des dirigeants européens qui nous imposent les terribles et criminelles politiques d’austérité n’ont pas de descendance (lisez leurs biographies), voilà un film de pères. Dans le film de Zonca, il y en a trois. C’est suffisamment rare pour être souligné. Zonca, qui filme leurs échanges, leurs doutes, leurs dérives, s’attaque (avec pour prétexte un texte de Dror Mishani, écrivain israélien) au thème rebattu du flic qui picole et dérive. Encore ! Diras-tu, mais là, dans ce Bad Lieutenant façon Pigalle 2018, c’est la surprise. Ces trois pères crèvent l’écran. Trois pères qui, faut-il le préciser, sont tous barbus, et tous rassemblés autour de la disparition inexplicable du fils de l’un deux. Fébrile, transparente, blessée, contrepoint face à tous ces délires masculins contemporains, une mère veille. Son rôle est tenu de manière virtuose par l'excellente Sandrine Kiberlain. En ces temps où l'agression machiste est un thème hélas obsédant, la difficulté et la subtilité de son personnage sont essentiels.
Vincent Cassel joue le flic François Visconti (allusion au grand cinéaste italien, aristocrate et homosexuel qui a si bien filmé la question complexe de la transmission?), homme qui tangue en son corps. Il est massif, velu, hirsute même. Incarnation d'une volonté brouillonne, effarée, et d'un amour perdu, il est le corps du Cyclope. D'ailleurs, il ferme à demi son oeil droit et grimace un perpétuel rictus de souffrance. Ce qu'il y a de perdu dans l'homme, de violent, de réprimé, d'angoissé face à la force, à la Loi qui partent en quenouille, est exprimé. Habité par le manque, Visconti est troué par l'alcool sifflé derrière le bureau. Chez les témoins. Dans la bagnole. Partout. L’alcool, c’est un des personnages des films d’Eric Zonca. Il en parle bien. François Visconti ne triche pas avec son addiction. Il boit sec, et passe très vite au tutoiement avec ses témoins polis, maniant à plaisir un langage de charretier. Le drame se noue alors qu’on le voit brutalisant son fils dealer. Désespéré, impuissant, il est hors-temps et promène son désespoir dans le futur. Il rabroue une femme qui le drague en évoquant le désastre affectif à venir, inéluctable selon lui. Sinon, au présent, clope après clope, il fait son travail consciencieusement (dit-il en reposant son verre après un interrogatoire très limite, chez la femme d’un suspect). Autre lièvre levé, et pas des moindres : face au désastre, être et rester consciencieux.
Le jeu de Vincent Cassel est magnifique. À dire vrai, le surgissement de ce père archaïque, colérique, buveur est génial et étonnant ; il est en somme tout ce qui, aujourd'hui, est prié de céder la place. Eric Zonca nous montre un homme faible d'une solidité admirable (solide comme un chêne et sensible comme un oiseau, pour paraphraser René Char), un roc qui manque à tout et à tout le monde. Il prend en pleine face la débine de son fils, y réagit de manière calamiteuse, mais aussi très profonde, très juste, comme à tout ce qui le touche : sans nuances, désolant tout le monde, avec l’esprit de loi un peu étroit qui le caractérise. Il est la Colère, la Fureur, celle que l'on nous prie de ravaler sans cesse. Celle qui nous sauverait, peut-être bien. On devine cependant très vite que ce personnage ne sera pas du tout aussi maladroit qu’il en a l’air, rattrapant ses balourdises par l'éthique et le flair d'un flic aussi génial que tordu, pour notre régal.
Deuxième père convoqué : celui qui dans le scénario se confronte à Visconti. C’est un professeur de lettres, joué à merveille par Romain Duris. Tour à tour fils nerveux chez Audiard ou homme travesti en femme chez Ozon, Romain Duris campe ici un professeur névrosé aux maintien raide, au langage précis, qui réside dans l’escalier de la victime. De film en film, le corps de R.Duris évoque une feuille mobile, sur laquelle s’impriment les vies qu’il joue, ici Yann Bellaile, professeur névrosé qui vient d’avoir un enfant. Sa femme, qui lui apporte des gâteaux qu’il jette par la fenêtre, est jouée par Elodie Bouchez. Bellaile-le-prof est celui par le quel le langage littéraire arrive, magnifiant en retour l'argot purulent de Visconti. De manier les langues avec tant de brio, le film vire au régal littéraire. Il ne sera que peu soutenu, donc, ne réveillant l'intérêt des journalistes que pour un "scandale" de tournage. On a les critiques qu'on peut.
Le troisième père, vous le découvrirez en allant voir le film. Il est l’énigme ; son rôle se rapproche de celui que Freud nommait le père de la horde primitive, celui de la première tribu humaine, celui qui possède les femmes et terrorise les autres membres de la tribu originelle : « Il n’aimait personne en dehors de lui et n’estimait les autres que pour autant qu’ils servaient à la satisfaction de ses besoins. Son Moi ne s’abandonnait pas outre mesure aux objets » (S.Freud).
Je me plais à souligner l’étrange présence en un scénario de ces trois pères barbus. D’une part parce que nous vivons des temps de crapules feutrées, cancanières et parisianistes. Ce film, au rebours, sent l’amour, le naufrage, la conviction. Ce n’est pas un produit commercial ; Eric Zonca tourne peu. Il a l’intelligence de ne pas lâcher sa peinture de ce qu’est l’addiction, nuancée, tragique et infiniment touchante. Enfin, le film est habilement écrit, subtil, littéraire même, et les acteurs sont magistraux. J'insisterai, en conclusion, sur Sandrine Kiberlain qui campe à merveille une femme vaincue, mais ne cessant d’être vivante. La stratégie de survie qu'elle invente face à la violence masculine nous interpelle de manière brûlante. Elle est comme l'incarnation du rappel permanent qui, sans cesse, par la bouche du professeur paumé écrivaillon Bellaile, invoque la force de la littérature comme puissance d’interprétation du monde. Celui-là cite Camus : « Celui qui désespère des événements est un lâche, mais celui qui espère en la condition humaine est un fou."