
« Eh bien, « slictueux » signifie : « souple, actif, onctueux. » Vois-tu, c'est comme une valise : il y a deux sens empaquetés en un seul mot. »
Lewis Carroll, « De l'autre côté du miroir », 1871
Comment Lewis Carroll eut-il marié linguistiquement art et business ? Deux mots qui résument la politique du Arles contemporain, jusque dans les CV mirobolants (art et business globalisés, mixés, rézotés, dans un tourbillon radical-chic) des membres directeurs de la Fondation privée LUMA Arles ? On ne saura jamais. C’est sans doute pour ce mystère littéraire que la ville est un lieu étudié par les cadres de tous bords. Si des présidents LR de région nord (Xavier Bertrand) et des premiers ministres du PC chinois (Li Keqiang, 2015) viennent se promener à Arles, c'est par la grâce d'un projet architectural signé Frank Gehry (Prague, Los Angeles, Bilbao, Paris, Miami). Voilà Arles devenu ainsi l'un des emblèmes ronflants d'un modèle politique aussi satisfait que clos sur lui-même. Chez ces gens, le bonheur est réduit par la politique à un impératif : tout peut, doit s'acheter et se vendre, entre ceux qui savent y faire. Cette pulsion, qui échoue à s’articuler avec un territoire riche de potentiels, croque tout crus à LUMA des artistes « révolutionnaires » et « cosmopolites » qui y sont accueillis en résidence (d'autres créent leur propre résidence, mais pas à Arles, allez voir La Ribaute, spectaculaire création d'Anselm Kiefer à Barjac, c'est autre chose : autres points de départ, autres arrivées, sans tralalas ni cocktails).
Sous la houlette d'un maire PCF d’Arles, il y a aux commandes des investissements privés (Fondation LUMA, donc) une héritière de big Pharma, Maja Hoffmann (labos Hoffmann-la Roche). Celle-ci est vue, de fait, comme le seul réel maire de la ville, y compris par tous les médias anglophones, dans un style qui ne serait certainement pas celui de la com' arlésienne de la fondation LUMA : ouvertement décomplexé et glorifiant richesse et talent (https://www.wmagazine.com/story/maja-hoffmann-art-world-maverick).
Roman-photo arlésien
Loin des clichés journalistiques, dans la ville du festival musical les « Suds », ou des «Rencontres de la photographie», lorsqu'on assiste à un débat « démocratique » municipal, on a en toile de fond politique un État français désengagé, un off des Rencontres Photo victime de coupes sombres, une région PACA punitive, et une mécène qui finance avec vigueur tous ses projets de prestige pour la ville. Les splendides musées publics d'Arles ont leurs personnels en grève régulièrement, tout comme d'ailleurs celui de la médiathèque et des urgences hospitalières de la ville. Sinon, pour qui a de l'argent (et même beaucoup, c'est encore mieux pour acheter les hôtels particuliers depuis Paris, ou construire comme derrière chez moi un immeuble neuf en plein centre historique sauvegardé) la ville est évidemment agréable. Même les moustiques peuvent y être prétexte à commercer ! Un magasin porte leur nom, le Figaro adore ça. On vend aussi, et surtout, espadrilles, coussins et savonnettes (plus 1200 chambres d’hôtes en ville).
Atterrissons : les problèmes politiques arlésiens sont liés à une gentrification brutale, et à la spéculation immobilière qui l'accompagne. C'est un problème commun mondialement à toutes les villes qui recherchent d'un peu trop près les baisers du Capital. Les Gilets Jaunes d'Arles (comme les habitants de San Francisco devant Facebook ou Google qui leur piquent leurs logements) y ont hurlé leur colère d'être exclus du banquet, local comme national. C’est que des dizaines de milliers d'emplois, vecteurs d'identités professionnelles fortes, ont disparu d'Arles en trente ans. Pour ?
Un conseil municipal sidérant
On n’arrête pas le progrès : le conseil municipal du 16 octobre 2019 devait donc voter la construction d’un casino. Maja Hoffmann, elle, apparemment y serait opposée. La mairie jouerait-elle capital contre capital ? Partouche contre Hoffmann ? Black Jack Vs LUMA ? Le conseil municipal eut lieu en présence des employés en grève de la médiathèque d'Arles, tous debouts avec leurs pancartes en défense du service public. La mairie, fidèle à elle-même, leur notifia que, depuis 2001, elle était sur cette affaire de casino de jeux. Les personnels en grève purent ainsi écouter que « les casinos c'est la culture populaire » (selon M.Grzyb, adjoint à l'urbanisme). Des gens qui ne peuvent plus recevoir scolaires, citoyens en situation de fracture numérique, chercheurs et étudiants dans de bonnes conditions se virent donc opposer qu'on ne « s'amuse pas à Arles », et qu'il y faut de la « culture populaire » (qui ne saurait être la lecture ? Ou les bars ? ). M.Grzyb est bien entendu candidat à l'élection comme tant d'autres, animateurs télé, députée LREM en voie de recasement avant la débâcle macroniste, etc. Il faut dire, la ville fait des affaires, et est très tendance ; diriger Arles sera donc un poste disputé. C'est sûr, gagner les élections serait moins sexy à Beaucaire, à 15 kilomètres de là, municipalité sans mécènes avec le RN au pouvoir. Chacun ses priorités. M.Grzyb expliqua ainsi qu'il était important de pouvoir voir à Arles les comiques « vus à la télé » dans une salle de 800 places. Vu le niveau de vie des gens, je me demandai immédiatement qui, de « populaire », paierait des entrées à 40, 60, 80 euros…. Mais c'est vrai qu'il y a pire, qu'il y a des divorces pour un billet de match de foot (ou quand on claque son RSA à la roulette), et qu'on ne peut pas penser à tout, surtout quand on est élu.
Fait majeur pour moi de cette délibération, l'objection d'élus « socialistes » au sujet de l'étude indigente préliminaire au projet casinotier n'y fit rien. Une étude de 16 pages (!) fut brandie. Étude qui, selon M.Vétillard, adjoint à la transition écologique (et auteur d’un traité sur la transition écologique à Arles qui ne se présente pas personnellement aux élections, lui) ne précisait en rien quel public, et comment, viendrait rentabiliser un tel lieu dans une ville qui ne compte que deux ponts, dont un maintenant cycliste. L'autre reste extrêmement dangereux à emprunter (une autoroute avec 75 % de poids lourds lancés à toute vitesse, et un trafic voué à doubler dans cinq ans par la grâce du Divin Marché).
BlackJackpolitique et publics potentiels
On remarquera avec humour que le symbole du Casino arrive bien curieusement en plein jeu de bunto politique arlésien et élections prochaines (celles-ci seront bien entendu perdues au profit d'un animateur télé venu de Paris) ; ce doit être un hasard ? Mais bon, avec quel souci du réalisme ? Las, le principal public potentiel évoqué pour la casinoterie fut celui de croisiéristes qui, c'est connu, consomment peu en ville. Pourquoi s'arrêteraient-ils davantage dans ce lieu, non loin de l'autoroute cancérigène et hautement puante Rhin-Rhône-Italie-péninsule ibérique ? Mystère. Quel public d'Arles ira au cancer, pardon au concert, dans une salle de 800 places ? Celui des gilets jaunes, sans revenus le 6 du mois les bons mois ? Ou celui des Suds, revenu par miracle pour accomplir (ô fantasme!) la saison touristique éternelle en plein mistral de janvier ?? Espérons que ces songes d'édiles deviennent réalité.
Un autre public, évoqué par l'opposition au projet, fut celui de gens aux minimas sociaux qui iraient les claquer au casino (pardon, « complexe casinotier »). Élu PCF (lui aussi alors candidat à la mairie, cela va sans dire, et enthousiaste promoteur de la fondation LUMA), M. Koukas répondit à cela : « De toutes manières, dans le lieu public où je bois mon café tous les matins à Arles, les gens jouent à la Française des Jeux ». Je cherche toujours la logique de son étrange raisonnement. Pas grave ; du moment que ça bétonne et que ça vote, on fonce. Pour l'essentiel, tout le monde s'accorda. Oui aux affaires ! Banco ! crièrent les bancs du RN, fameux parti dit-on très proche du peuple. Du grand théâtre ! RN, PCF, LR main dans la main ! Un vrai boulevard pour LaREM au second tour de 2022. (On relit cet article en 2022, en effet le parti de Macron a gagné la présidentielle face au RN, puis s'est allié avec lui dans les faits avec la droite LR pour voter à l'assemblée la misère des pauvres). CQFD.
Branchitude et ringardise
En sortant de ce débat, on avait une magnifique vue locale de la République Hôtelière Française (75 millions de touristes par an). Sans aucune vision politique autre que gestionnaire, les élus n'ont « aucun fric », paraît-il. Reste à le trouver dans le privé, puisqu'on ne le taxe plus qu'à 20%, voire pas du tout. Malins, les élus font juste semblant, par contre (et là j'ai une tendresse pour Maja Hoffmann) d'avoir les idées des capitalistes ! Et ce, pour nous offrir… Rien moins qu'un destin collectif ! Et hop ! Votez pour moi ! Pendant ce temps, les grévistes de la médiathèque, dégoûtés, repartent d’un conseil municipal en promettant de ne plus voter. Beau travail en vérité !
Béton et conformisme
« Ce n'est pas être contre le jeu, que d'être contre sa promotion par une mairie. Je ne suis pas contre la prostitution, mais contre le proxénétisme. L'alcool et la douce ivresse me plaisent. Le vent, les chansons me plaisent. Rien de ce qui motive des adultes responsables et consentants n'attire mes foudres ; je ne suis pas un moraliste », dit le Promeneur que vous êtes. Mais ce Promeneur sait aussi qu'un système prend fin, et que nous devons en inventer un autre, d'abord localement. Ces dossiers bâclés et ces amas de béton, narcissiques et préélectoraux vous ennuient, vous consternent. Vous êtes assommé, fatiguée ? Rassurez-vous, tout cela va continuer de plus belle, dans toujours plus de fumée, avec la prochaine équipe.
Car la raison gestionnaire, paternaliste, « réaliste », c'est-à-dire financiaro-libérale, a ceci pour elle de mettre tout le monde à la raison. Ainsi au conseil municipal tous applaudirent au final (MM.Grzyb (divers), Koukas, Schiavetti (PCF), élus RN, LR, etc). Le vote pour le casino, majoritaire, se fit sur une « idée » (il y a la « culture », et il y a les « idées » !) : Que cela ferait « entre un et deux millions et demi de recettes/an pour la commune ». Du simple au double ! Ça, c'est de la rigueur ! Et si c'était un gouffre pour vingt ans avec un site superbe complètement foutu ? Ben, on ne sait pas. Mais de toutes manières, sur le site en question pour l’instant il n’y a rien ! Et le rien de nos jours, on n’aime pas ! Voilà ! Et le vide en politique ? Chut ! La salle (évidemment bénéficiaire) de 800 places paiera les rues à refaire, et quelqu'un pour entretenir les ordis en panne de la médiathèque.
Casino culturel
C'est bien ça le programme, et c'est grave. On va remplir les caisses, et qui viendra dans nos réseaux en aura une part ! Les envies de faire du business une fête républicaine sont touchantes, elles datent de M.Tapie – soyons modernes ! (Le maire d’Arles va plus loin : « C’est ça qui écrase, ici, quand on est maire. Tout de suite, on vous compare à César. » Vanity fair https://www.vanityfair.fr/pouvoir/business/story/la-milliardaire-et-le-communiste-episode-3-des-chateaux-en-camargue/10169)
La « saison éternelle » dans une « ville de culture » ? Eh bien, c'est par exemple un festival littéraire, « Arles se livre », qui a lieu désormais l'hiver dans une ville à la médiathèque clopinante, avec un personnel et des outils dégradés. Pendant que personne ne comprend vraiment où veut en venir la lumineuse et dynamique fondation LUMA et ses maximillions. Combien d’associations bourrées d’idées en ville fonctionnent-elles bénévolement ? Alors, Césars et Napoléons, gardez vos supermarchés de l'ennui qui périront au premier Fukushima venu. Arrêtez de voler l'esprit des gens, de causer des dépressions en chaîne chez les plus fragiles, les plus isolés. Avoir théâtre, cinéma, salle de concert, boîtes de nuit, Tour en goguette comme à Prague, et dire qu'on ne s'amuse pas à Arles, c'est évacuer le problème. Ceux qui sont voués à l'ennui rassis du consumérisme n'en sortiront jamais.
Fabrice Loi