La séquence ouverte par les Gilets Jaunes en 2018 se rouvre.
En France, depuis le mandat Sarkozy, il est arrivé malheur à la démocratie, d’abord, mais aussi au langage. Face au poker menteur du pouvoir, dont M. Macron n’est qu’un symptôme, tout le monde dit que les mots n’ont plus de sens ; ses employés LREM-Renaissants nous font l'impression de ringardise, de jeunes-très-vieux. Le pays est sinistre, plus personne ne s’embrasse dans des rues où musiciens et bateleurs sont verbalisés. Nous voilà sommés de sourire à notre reflet sous le Grand Œil, dont les globes sombres peuplent les réverbères et les couloirs. On nous bassine, nous infantilise, nous ment avec notre « sécurité »... Laquelle ? Celle des burn out et des AVC à quarante ans ? Des urgences engorgées ? De l’épidémie de cancers ? Politiques, vous n’avez pas honte ? En France, ce qu’on appelle la « sécurité » veille surtout à ce que l’amour et le soin résonnent comme des provocations. De là peut-être, l’immobilisme sur les questions de fin de vie ? La tristesse de la vie quotidienne ? La pénurie de psychiatres, de pédiatres pour les enfants confinés ?
La jeunesse qui vient vous pétera à la gueule, jusque dans vos foyers. La plupart des gens ne ressentent pas son urgence. Ils sont vieillis, apeurés, fatalistes, mais heureux tout de même que, de plus en plus souvent, le brouillard du mensonge se déchire. Brefs moments de santé, de joie, qui grâce aux "responsables" (on ne rit pas!) coûtent cher au pays. Répondant étrangement à la hausse de fréquence des incendies et des épisodes caniculaires, les émeutes reviennent. Comme le feu, elles ne laissent que stupéfaction. Ah bon ? Il n’y a pas consentement général ? Certains ne sont pas d’accord ? Un vote de circonstance signifie une minorité de fait, malgré des médias en laisse ? Il y a des arbres ? Plus d’eau ? Plus d’insectes ? Zut alors !
Derrière leur mur de police les puissants se foutent de ce délire, bien entendu. On leur montre du doigt leurs ordures, leur puanteur, on manifeste à deux, trois millions : peine perdue. Des syndicats ferment les robinets de pétrole. Le « gouvernement » cogne, c'est la dernière chose à laquelle on le reconnaît. Ce gouvernement là ne dit pas un mot, bien entendu, ni sur la pénurie de médecins, ni sur la fin du pétrole. Celle-ci signifiera, aussi, de remplacer certains médicaments. On verra bien quand il sera trop tard, comme pour les masques.
Un mot de stratégie : Les grévistes du rail de 1947 au Sénégal ont fait plier l’état colonial français, en prévoyant tout simplement leurs stocks de nourriture pour tenir le temps qu’il faudrait. Ce mouvement dura ainsi 160 jours, au final desquels 62 % des ouvriers étaient encore mobilisés. Ces braves gens obtinrent un statut unique (non fondé sur la couleur de peau) et 20 % d’augmentation de salaires. La grève française de 2023 vient juste de commencer ; il faudra que l’organisation et la solidarité pratiques soient au centre des esprits.
Mais au fait, à part l’étrange isolement psychique de M. Macron, il se passe quoi dans cette France d’Ancien Régime ? Il se passe ce qui fait le cœur brûlant de ce conflit : l’effacement du corps au travail, face au profit financier insolent. Cette disparition symbolique du corps, de sa peine, de sa sueur, ressemble c’est vrai à la négation de l’existence du Tiers-état en 1789. Cachez ce corps… ? Mais c’est bien nous qui vivons ainsi, refusant de voir le corps humain ailleurs que dans ce qui est vendable, c’est-à-dire le sport, la mode ou les loisirs. Le pouvoir nous ressemble, il croit à ces fadaises, il y est soumis, il joue avec ces images et en jouit. Finalement, les personnages comme M. Macron, dégagés de toute réalité concrète, dégoulinants de fric et accablés de narcissisme, sont l’idéal de notre société, ce qui signifie : son aboutissement tragique. S'ils n'étaient pas si tyranniques et ivres de leur pouvoir ils seraient à plaindre, ces martyrs d'une image qui les emprisonne, et fatalement en viennent toujours à recommander leur stupide martyre aux autres. Pas de pot, eux, les autres, ont un véritable travail, et leur martyre les tue.
Il serait trop facile de déclarer que nos dirigeants sont des monstres venus de nulle part. Ainsi, notre rejet collectif de la classe ouvrière, à laquelle la classe moyenne s’intéresse peu (il n’y a qu’à regarder l’orientation scolaire de nos jeunes, nos villes, nos cafés et la ségrégation grotesque des quartiers gentrifiés) est-elle sans doute liée à la guerre obsessionnelle que le président français mène contre le travail depuis 2016 (il était alors ministre). Cet homme, qui n’a vraisemblablement jamais touché autre chose qu’un clavier, un stylo ou une cravate, reçoit à l’Élysée ceux qui rêvent d’immortalité ; mais il traite les ouvriers pauvres d’imbéciles (souvenez-vous, « Jojo le Gilet Jaune »). Ces traits dominateurs, aussi caricaturaux et machistes que ceux de Trump, mais à la sauce « branchée », pourraient passer pour une simple dinguerie. Mais il y a plus, politiquement bien plus. De 2016 jusqu’à aujourd’hui, M. Macron a systématiquement attaqué les pauvres, et le travail. Arrivé au pouvoir, il a immédiatement annulé l’essentiel du C3P, ou compte personnel de pénibilité, instauré sous le quinquennat Hollande. C’est sans barguigner qu’il en a décidément supprimé quatre critères centraux : le port de charges lourdes, les postures pénibles, les vibrations mécaniques et les agents chimiques dangereux. Rien que ça ! Et c’est passé comme une lettre à la poste.
C’est dire si l’on s’en foutait.
On s’en fout encore à 13h30 le mercredi 22 mars, après que M. Macron est intervenu dans un pays au bord de l’insurrection pour proposer le « début de reconversion » (sic) à 55 ans pour les métiers pénibles physiquement, dont il a omis de dire qu’il se souciait depuis 2016. Qui en parlerait cette semaine, sinon, à part lui et les grévistes ?? Ceux, peut-être, qui critiquent Macron aujourd’hui fort opportunément (le ton a bien changé sur les radios françaises, en quinze jours), qui le portaient encore aux nues lorsque les Gilets Jaunes se faisaient mutiler par lui ? Ou que l’on supprimait 5 euros pour les étudiants, et diminuait l’impôt des riches. Mais aujourd’hui, il y a un doute, le tertiaire ouvre un œil suspicieux : c’est que, quand même, 44 ans de burlingue pour un éditorialiste, ça fait long… Mais… C’est notre projet ! Et attendez la suite ! La retraite à points !
Peut-être que des moments comme ceux-là, en 2016-2017, où le plus grand nombre fait lâchement silence sur la souffrance des moins bien lotis, signent qu’une société déjà très malade du sarkozysme commence à basculer dans la haine macroniste. Haine de soi, de ce qu’on est devenu à trop se taire. Haine des autres, haine des jeunes enfermés, agressés partout, à l’école et dans leurs fêtes (RIP Steve Maia Caniço). Haine des étrangers, haine de tout ! Et élection fascinée d’un cadre CSP+ qui manipule la France tel un DRH, lui faisant croire qu'il n'y a plus qu'une classe, jeune, executive (cadre), à ses ordres. Le résultat : le mépris de « ceux qui ne sont rien » (ou Gilets Jaunes) n’est fait que d’ignorance crasse de ce qu’est le travail qui assomme, casse le corps et les poumons, brise coudes et genoux, rend le lever du lit chaque jour plus douloureux. Même si ce mépris n’est qu’ignorance, il est une haine des autres, des différences, et donc de la vie. Il est indigne de nos dirigeants, ce mépris des « sans dents » (expression paraît-il de F.Hollande), il est un sadisme, une enflure récurrente, enracinée, une peste dont nous devons nous débarrasser urgemment. Il prend l’autre pour un objet, un consommable et l’annule, le jette. Pire, dans une société qui se targue de défendre la culture, les artistes, la littérature et la démocratie, c’est un cynisme odieux, générateur de fascisme. C’est dégueulasse, et c’est en plus un fait de salauds spéculateurs, on le voit depuis la tragédie ukrainienne.
Heureusement, ces mêmes jeunes que l’on a enfermés devant leurs ordinateurs pendant le confinement ricanent au nez de cette classe politique, qu’ils voient comme un déchet. Un déchet auquel, comme pour tous les autres déchets, nous sommes liés par une responsabilité. Cette démocratie du ticket de caisse, c’est la nôtre. Les éboueurs et les raffineurs ont choisi d’en montrer l’envers. Il est leur quotidien. Dans ce quotidien, le rationnel pensé, joli (l’emballage) vient du pétrole brut, et il produit l’ordure. Cette mascarade, ce tour de passe-passe ne vous rappelle rien ? Si, bien entendu ! Cela fait penser à l’exercice actuel du pouvoir. De la matière brute du politique, le pouvoir français fait de la merde. Il faudra s’en souvenir cet été, lorsque l’eau manquera. Et elle va manquer, salement même.
Cette étrange situation politique, le psychanalyste Roland Gori l’a qualifiée dans un fort beau titre de « Fabrique des imposteurs » (ed.Babel, 8 euros). Elle nous révolte intimement, secrètement, car nous y avons tous partie liée, alors qu’elle insulte notre intelligence. R.Gori écrit ainsi que, si l’on veut comprendre l’imposteur, son trajet (et même l’imposteur convoqué en nous par la comédie capitaliste), il nous faut « prendre en compte la rhétorique politique et morale qui civilise les mœurs à ce moment-là, dans cette société là, société dans laquelle vivent ces faussaires». Autrement dit, nous sommes comptables de voir étalé le faux sous nos yeux, de l’admettre, d’en bouffer chaque jour, au propre comme au figuré. Comme me disait voilà deux jours un gréviste des raffineries, en parlant des politiques français corrompus : « Ils ne se cachent même plus ». Or, si cette société de l’irresponsabilité, de l’écœurement est nôtre, c’est parce qu’elle est en confiance tombée amoureuse d’elle-même. Il nous faut donc la changer radicalement. L’abstention ou le yoga ne régleront rien. Tous, nous sommes désormais atteints. La dérive calculatrice et perverse issue des manuels de management et de « conseil », la dictature technocratique et normative, l’injonction à sourire comme des Joker en étant filmés font fi du droit ; à commencer, d’abord, par le droit de manifester et de faire grève. Grève. Arrêt. Stop. Compris ? Fini de mentir, de se mentir les uns aux autres ! Fini d’élire des menteurs ! L’eau, pensez à l’eau ! Boirez-vous des verres de biffetons, fous que vous êtes ?
Le mensonge autoritaire produit un égarement, une laideur générale qui peuvent conduire certains d’entre nous à des actes sains de rébellion, à des mises en danger d’eux-mêmes face à une police instrumentalisée. Remettre la société sur ses pieds vaut bien une garde à vue. Cela, le pouvoir le sait et le contre à défaut de le contrôler, car l’égarement est général et touche les dirigeants. La vieille droite hébétée, que De Gaulle aurait honnie tellement elle est lâche, porte la responsabilité historique de la motion rejetée. Tout le montre : la bête est folle. Nous avions tous en tête une société déboussolée qui suivrait l’effondrement : nous n’avions bien sûr pas prévu un effondrement aussi lent, et une folie collective aussi rapide ! L’humanité est fascinante.
Ainsi, par honnêteté politique et citoyenne, comme les Gilets Jaunes l’ont déjà vécu, de nombreux français verront peut-être les prochains jours leur vie basculer pour un rien avec coups, insultes, 48h de garde à vue illégale menottés, intimidations, menaces, peines de prison fermes et autres mutilations du temps ou du corps. Car les puissants s’y entendent pour payer ceux qui mutilent et intimident, cela, on l’a compris. Au mensonge politique, ils associent désormais leur vérité : celle du crime.
Mais que l’on soit tranquilles ; de ce régime fou, violent, mensonger, qui met maintenant à sa tête ses propres ennemis, menaçant jusqu’à son eau, son électricité, ses jeunes, ses vieux et sa santé, nous obtiendrons et verrons la fin. Nous n’avons qu’à dire que c’est fini ; c’est tout.