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Monsieur Cissé a été assassiné vendredi 25 avril 2025, dans une mosquée du sud de la France. À l’intérieur d’une enceinte religieuse, comme le père Jacques Hamel à Saint-Etienne du Rouvray en juillet 2016, il a été lardé de coups de couteau.
Ce matin, je regarde le terrible bilan d’Amnesty International. Je pense au désastre contemporain bien sûr, mais aussi qu’il n’y a, comme le dit l'historien Achille Mbembe, « pas de politique sans les morts ». Ou la critique littéraire polonaise Maria Janon, au sujet de l’entrée de la Pologne dans l’Europe : « Oui à l’Europe, mais avec nos morts ».
Les Polonais ont ainsi parlé, car il y a un oubli de certains morts (comme certains semblent oublier Monsieur Cissé Boubacar). On oublie par exemple que dans notre pays, la France, on a dévoré (cannibalisme explicite) les organes cuits en place publique des protestants, au 16e siècle. C'est documenté dans les pages saisissantes du voyageur Jean de Léry. On passait aussi les nourrissons au fil de l'épée. On éventrait les gens pour des idées. C'était ici, et pas pendant la Conquista du Pérou (l’historien Tzvetan Todorov avance le chiffre de 70 millions d’Amérindiens morts de maladie ou d’assassinat colonial au 16e siècle, rappelons-le).
À l'heure du blabla haineux sur les réseaux, je tiens à rappeler après tant d'autres que ce genre de folie meurtrière a causé plus de quatorze millions de morts CIVILES entre 1932 et 1945 sur les terres européennes, de Riga à Odessa. Le travail de recensement de tous ces meurtres de civils par les armées successives d’Hitler et Staline a été fait dans la somme publiée par Timothy Snyder, Terres de Sang.
La haine rôde, frappe et, est-ce un hasard, les « Terres de Sang » sont à nouveau dans l’incendie. C’est très mauvais signe pour nous tous. Ce signe, nous le négligeons, car l’éducation des Français les a poussés à croire à l’exceptionnalité numérique de la Shoah. Et leur échelle de la guerre est calquée sur ce que leurs grands-parents ont vécu et souffert en France (je parle des non-Juifs). Or, cette échelle de souffrance est trompeuse. 75 000 Juifs ont été déportés (74150 selon Serge Klarsfeld) de France pour être exterminés entre 1940 et 1945. En trois jours, à Kiev, au Ravin des bonnes femmes (Babii Yar), trente-trois mille personnes furent exécutées. Près de 150 000 personnes les mois suivants. Chacune avait une vie, une histoire, une âme. De plus, et en plus de la Shoah, il y a eu un temps très long en Pologne ou Biélorussie occupées où il y avait deux ou trois Oradour par jour. Nous ferions bien d’y penser, et de ne pas piquer les flancs du Diable à force de bêtise, d’ignorance et de calculs politiciens. la France n'est pas une île, n'en déplaise aux platistes.
Des humains, oui, ont fait cela. Nous avons les documents. Mais que pèsent-ils ? Que pèsent encore les livres ? Lorsque j’interviens en librairie, je vois dans l’auditoire une moyenne d’âge de cinquante ans. Par contre, nous sommes toujours plus nombreux, surtout les jeunes, à regarder. Cependant l'image ne fait plus vraiment preuve ; sidérés, rincés d’horreur, de laideur, nous regardons les ennemis du genre humain se pavaner à nouveau et changer la vérité en mensonges. Ils discourent sur internet, nous expliquent comment vivre plus blanc, éliminent le mot « femme » ou « athée » du dictionnaire, nous saturent l’esprit de peurs et d’obscurantisme. Le ministre Darmanin parle aux "croyants de France", et pas aux citoyens. Nous voilà revenus avant 1830. Pire, certains intellectuels « non-blancs » se mettent à penser, écrire même comme eux approximations et horreurs, en croyant à la « riposte ». La machine infernale est en route.
Les politiques français les plus immatures, ignorants, incapables parfois de définir un hectare ou d’accorder un participe passé, s’appuient eux sur certaines fractions réactionnaires d’une Église secouée de scandales. L’air chattemite, bons samaritains, ils jouent avec le feu. Monsieur Cissé est mort ? Ils ne se déplacent même pas. Des policiers tirent dans la foule ? Ils les décorent, et au suivant. Ne nous y trompons pas ; ils mettent en place un régime de fantassins prisonniers et soumis, soutenus par un internet cautionnant l'ignorance, l’absence systématique de lecture hors écran et la haine raciste ou communautariste. L'important pour eux est que la peur fasse la loi, et réciproquement. Ce sont ces gens qui ne se déplacent pas pour la mort de Monsieur Cissé Aboubacar, et n’ont rien entendu pendant trente ans ou cinquante ans au sujet des viols dans les écoles catholiques et publiques. Ces gens sont violents. Qu’ils la cachent ne change rien au fait qu’ils cautionnent la violence.
Revenons à l'Histoire. Les nazis organisèrent un colonialisme extérieur par sous-développement et remplacement programmé de populations. Ce projet avéré d'affamer 30 millions de Slaves échoua devant Moscou, et la Shoah et le meurtre par la faim des prisonniers soviétiques n'en furent (heureusement) qu'une partie. Staline, lui, a colonisé l'espace intérieur soviétique et affamé à mort 3,3 millions d'Ukrainiens. Staline, que Poutine et Trump rêvent d’imiter, a montré que l’on peut coloniser son propre espace. C’est ce qui fait rêver tous nos apprenti-sorciers au pouvoir, de Xi à Erdogan jusqu’à Poutine et Netanyahou. La version française de ces saloperies nous a valu en 2018 de l’État français non pas un référendum constituant, qui eut été digne et grand après la Révolte Jaune, mais des mutilations et des peines de prison ferme pour possession de porte-clefs.
Il me semble ainsi que, face à cette indignité politique, la gauche française fait une erreur historique d’une part en se fractionnant, mais aussi en ne parlant du colonialisme que comme « extérieur » (de « blancs » vers « non-blancs »). M.François Ruffin a rappelé à juste titre qu’il existe, ce colonialisme intérieur, et qu’il touche aussi les « blancs ». Oui, il y a bien un colonialisme intérieur, de classe, aux USA, en Israël, en France, au Brésil. Il est structuré par une technologie avant-gardiste et capitaliste de surveillance, mais c’est celui qui a déjà eu lieu à Berlin, Kiev ou Varsovie avant et après-guerre (Snyder rappelle le prix exorbitant de morts civils non-Juifs polonais, hors Shoah donc, encore une chose jamais enseignée aux Français). Pour le contrer, il faut une union urgente. L'étape prochaine, et que l'on me comprenne bien en ces temps d'hypocrisie : je ne l'appelle pas de mes vœux ! C'est le fusil.
En nommant le communautarisme musulman, proie visible, attendue, maladroite et facile, que certains musulmans ont déjà bien identifié ("arrête de porter le voile, ma chérie"), les néo-pétainistes français (déjà quasiment au pouvoir dans les faits) détournent l'attention du colonialisme intérieur. Il y a un vrai remplacement ! C’est celui de la démocratie par un projet raciste et lâche ; raciste et lâche envers les classes pauvres, qui ne veulent ni ne peuvent s'unir, agitant désespérément leurs particularités, tout comme les partis politiques microscopiques qui prétendent les représenter en se disputant des postes. Et comme la presse, qui tombe dans le piège de documenter toutes les lubies communautaristes. À droite, comme à gauche, la division paie financièrement et éditorialement. L’ivresse fasciste, pour l’instant, profite de cet état de fait.
Notre industrie (à réinventer face au défi climatique et philosophique) et notre éducation s’écroulent au profit d’un pour cent d’ultra-riches. Au-delà même des discussions politiques, cet état de fait signale notre dégénérescence sociale. Poutine, lui, a au moins mis au pas ses oligarques. Les Gilets jaunes avaient compris cette dégringolade, et l’avaient formulée. Nous sommes face à un projet effectif de sous-développement, qui est à terme exterminateur. Nul complotisme là-dedans ; nous avons un instinct, et nous le sentons. Oh, ce n'est sans doute pas prémédité, ni forcément formulé ainsi. Et pourtant, c’est à quoi mène ce projet obscurantiste, capitaliste et extractiviste. Les religions monothéistes et les partis politiques l'alimentent. C'est un processus très pervers, lié à l’internet et au flicage de masse, que presque personne ne veut voir. Nos politiques continuent, comme si de rien n’était, à disserter sur X, Microsoft à équiper l’Éducation Nationale française, les citoyens à appeler à des rassemblements sur facebook. On offre des smartphones aux enfants. Cet internet naïf, acculturant et sans freins est la tombe de la démocratie, et à très court terme.
MONSIEUR Boubacar Cissé, selon ceux qui le connaissaient, restera une figure de la pauvreté et de la générosité. Il semblerait que, comme Samuel Paty, un autre innocent, il soit tombé de toutes ces peurs agitées, brandies par ces particularismes exaltés dont on joue sans cesse. Sans cesse, et en particulier sur les télés et les réseaux de la crétinerie. La politique n'organise pas ; elle profite.
Notre pays vieillit, cuisine de vieilles haines, vend des armes aux génocidaires, se marginalise intellectuellement (nombre de traductions en français n’ont plus lieu, maintenant les débats dans une indigence parfois extrême) au lieu de s'ouvrir au monde. Il disparaît de l'Histoire, comme les USA. Ce n’est pas une fatalité.
Je pense à Boubacar Cissé, homme pauvre et riche de cœur, et aux Maliens qui avec peu font beaucoup. Les Russes sont au Mali. La junte malienne vient de mettre la main sur la production d’or des concessions privées. J’espère que cela servira pour la justice sociale envers les Maliens ? Je ne sais pas. Pour Monsieur Cissé, il est trop tard.
Fabrice Loi.

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