Anti-écologistes, racistes, homophobes, violents... Depuis le 17 novembre, les "Gilets Jaunes" ont été et restent souvent caricaturés sous les traits des plus extrêmes d'entre eux. Une poignée, quand on discute avec eux et qu'on les rencontre, mais une poignée que les œillères et la loupe médiatiques ou la peur individuelle ont rapidement assimilée au tout.
En cela, les GJ ont subi le même sort que les manifestations syndicales ou politiques des dernières décennies, décrédibilisées par la surabondance de commentaires et d'images sélectionnées pour les faire considérer comme "corporatistes", "arc-boutées sur des privilèges", "perturbantes" pour la circulation ou l'économie, avec une "mobilisation faible", "en baisse" ou "violente", ce qui évite d'avoir à les analyser sur le fond.
La réalité devrait pourtant nous sauter aux yeux. Les GJ sont d'abord, presque tous, des citoyens qui par désespoir (et un brin de méconnaissance qu'ils partagent avec d'autres) ont cessé de voter il y a plus ou moins longtemps. Les abstentionnistes, ulcérés que les alternances ne changent rien et un peu rapides dans le rejet global "des" politiques", ce sont eux. Et qu'ont-ils fait ces 5 derniers mois? Ils ont décidé de rappeler qu'ils existaient, ont ré-investi le champ de "la" politique, surgissant sur une question ciblée pour ensuite la dépasser.
Et c'est là que j'en veux un peu à ceux de mes collègues, de mes amis ou de mes contacts. Ces personnes d'habitude ouvertes d'esprit, au regard critique et nuancé, qui pourtant les regardent de travers "en bloc", glissant eux-mêmes facilement dans l'amalgame qu'ils réprouvent sur d'autres sujets, qui parfois les méprisent culturellement comme Macron le fait vis-à-vis de tous, et qui ne voient pas comment le mouvement a évolué.
Partie d'une contestation des hausses de taxes sur le prix de l'essence, leur mobilisation s'est élargie à la question du pouvoir d'achat puis à celle des territoires délaissés. Mais la confiance étant limitée dans l'action de nos représentants élus, et les GJ ayant juste la volonté d'être entendus sans interférence de l'oligarchie qui nous domine, leur mouvement a élargi sa revendication au Référendum d'Initiative Citoyenne. Un désir de renouvellement démocratique qui ne s'arrête pas là : ces dernières semaines, hors des ronds-points, les GJ ont commencé à débattre des contours d'une Sixième République, qu'ils n'ont nullement l'intention d'imposer mais qu'ils ont sérieusement l'ambition de proposer. Ils ont entamé un rapprochement avec des courants structurés, syndicaux, politiques, associatifs et spontanés qui bataillent eux aussi contre l'oligarchie et nos gouvernants actuels. On en a vu les prémices pour le climat ou pour l'école. Autrefois repliés sur un timide "moi", ils parlent désormais de "nous" et envisagent clairement, en tant que GJ ou comme individus, de s'impliquer dans les débats politiques des prochains scrutins.
Et c'est à ce stade qu'il conviendrait de résumer ce que le mouvement des Gilets Jaunes a permis, au-delà des mesurettes macroniennes de décembre, données d'une main sur des fonds repris aux mêmes ménages de l'autre main.
1. Il a servi de signal au pouvoir et à la société française pour dire qu'on ne pouvait plus supporter un système qui dessine une France à deux vitesses sur les plan économique, social, politique ou territorial. Il a réclamé que la "France d'en bas", qu'elle soit rurale ou périurbaine, au chômage ou au travail, diplômée ou non, ne soit pas oubliée et soit enfin considérée par les plus aisés, agiles, nomades, les plus inclus, instruits, les soi-disant mieux informés, qui profitent de l'époque mais vivent de plus en plus dans leur bulle de confort.
2. Par ses débordements propres (au-delà de ceux qui ont profité du mouvement), il a montré que l'absence de réponse à la mesure des besoins ne débouchait plus sur une attente, qui a déjà été trop longue, mais sur une colère qui pouvait ne pas être contenue plus longtemps.
3. Par les commentaires suscités, il a dévoilé la somme de mépris de caste teinté de parisianisme dont étaient capables de nombreux médias, et plus largement le risque démocratique que nous fait courir la réduction du pluralisme et la main-mise de 9 milliardaires sur l'univers médiatique français. Une situation qu'il faut rapidement changer si on ne veut pas que demain, les Français se contentent des sites web sous influence extérieure ou du pire de ce qui circule sur les réseaux sociaux.
4. Par la violence de la répression, y compris contre des manifestants non-violents (ce qui avait sérieusement commencé à l'époque de la Loi El Khomri), par les glissements verbaux et législatifs du gouvernement, interdisant des rassemblements ou assimilant par exemple tout manifestant calme à un complice d'un auteur de violence dans la même protestation, les GJ ont montré la tentation autoritaire des néolibéraux quand ils constatent que dans un système à bout de souffle, les intérêts de leur caste peuvent être massivement contestés.
5. Ils ont franchi le cap qui consiste à se "repolitiser" et comprennent petit à petit qu'ils ont des alliés pour une nécessaire réinvention de la démocratie et pour modifier la donne, pour peu que ces alliés les respectent et admettent qu'ils ont à apprendre d'eux au moins autant qu la réciproque.
L'étape que doit franchir le mouvement des Gilets Jaunes est désormais la plus délicate. Elle consiste à rassurer, construire, essaimer.
Certains d'entre eux ont parait-il la tentation de perturber le scrutin européen jusque dans les bureaux de vote ? Ce serait une erreur fatale à leur crédibilité, car on n'enrichit pas la démocratie en commençant par ôter à ceux qui s'en servent le peu de leviers démocratiques dont ils disposent. Cela contribuerait à dresser les gens les uns contre les autres, à rebours de la quête du "nous", alors que le temps est venu de convaincre, d'associer, de répandre le désir et l'espoir de changement. Il ne faut ni gêner ni même boycotter le processus électoral, mais en profiter pour souligner le caractère peu démocratique de l'UE et pousser les listes qui ont donné des preuves par le passé de leur action à Strasbourg en faveur de l'intérêt général, et il y en a.
Les GJ ont surtout intérêt à se mêler des affaires locales, dès ce printemps, en initiant des listes en vue des prochaines élections municipales (mars 2020), et/ou en poussant les équipes en lice à incorporer plus de démocratie dans le temps du mandat.
En face, les forces politiques qui pensent avoir les valeurs et les réponses en phase avec les demandes de démocratie, de justice économique et sociale, fiscale et territoriale des GJ ont clairement une obligation. Se réunir pour que l'espoir de changer le système de l'intérieur devienne supérieur à la colère et à la tentation de la violence.