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Géographe, enseignant, ancien élu local rêvant de renouveler, d'unifier et promouvoir une vraie Gauche pour relever les défis démocratiques, économiques, sociaux, écologiques, éducatifs, culturels et technologiques, sans naïvetés ni renoncements.

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Billet de blog 27 décembre 2015

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Ils sont les 99%

Si vous entamez la lecture de cet article, lisez-le bien jusqu'au bout. La démonstration à laquelle il s'essaie vous paraîtra sans doute un peu longue, sinueuse, peut-être imprécise, mais je pense sincèrement que c'est de celles qui sont utiles pour éviter de sombrer collectivement, et qu'on entend malheureusement trop peu.

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Commençons par les évènements survenus en Corse ces derniers jours. Dans la nuit de jeudi à vendredi, deux pompiers et un policier ont été blessés suite à une agression à coups de jets de pierre, clubs de golf et battes de base-ball dans un quartier populaire d'Ajaccio. Ils ont en fait été victimes d'un véritable guet-apens, puisque les pompiers sont arrivés sur le site après un appel téléphonique trompeur. Cet acte d'une violence inouïe, d'une stupidité absolue, d'une méchanceté crasse, insupportable à tout point de vue, a stupéfié les Corses pour deux raisons.

Cette « pratique, solidement établie dans plusieurs cités en France » comme le rappelle Le Monde, est en Corse une grande première. Dans ce quartier en particulier, « le niveau de délinquance est largement inférieur à celui constaté ailleurs en France » selon les propos d'un policier ajaccien de la direction départementale de la sécurité publique. Dans l'île en général, « alors que la criminalité organisée est très présente, la délinquance de voie publique demeure extrêmement faible ».

D'autre part, les pompiers sont ici plus qu'ailleurs « un corps très apprécié, notamment en raison de leur implication dans la lutte contre les incendies l’été », et « nombre de familles comptent plusieurs de leurs membres portant l’uniforme des soldats du feu ».

Aussi scandaleux et punissable qu'il soit, cet acte a entrainé des réactions que vous jugerez peut-être moins violentes, mais qui n'en sont pas moins gravement inquiétantes. Vendredi, « un rassemblement a partiellement détruit une salle de prière musulmane et tenté de brûler des exemplaires du Coran » (Le Monde). Puis une autre manifestation, d'environ 300 personnes, « très encadrée par la police » selon le quotidien national, est venue samedi défiler dans le quartier en question, avec dans la foule des personnes criant sans qu'on ne les arrête des propos qui font froid dans le dos. Alors qu'un premier « Dehors les Arabes », « On est chez nous » (eux aussi?) et « Il faut les tuer » (sans préciser qui) avait en écho, depuis les balcons d'immeubles, des femmes d'origine maghrébine répondant « nous n'y sommes pour rien, ne nous accusez pas tous », il y eut en retour des hurlements du type « T'es qu'une Arabe alors tu fermes ta gueule » ! J'ai entendus ces mots diffusés sur France Info ce matin même.

Cela appelle plusieurs remarques.

La première est un rappel que la Corse est, par habitant, la région de France où les actes racistes sont les plus nombreux.

La seconde est que si le FN y fait régulièrement des scores bien bas, ce sont les « nationalistes » corses qui l'ont emporté aux régionales, et leur sentiment de possession exclusive de l'île ou leur définition ethnique de la « corsitude » n'ont rien à envier en radicalité à la définition « bleu marine » et « moranesque » de la France. Quitte à oublier la tête de « maure » (d'arabe, donc) qui est représentée sur leur drapeau. Le vote raciste, ce sont donc les nationalistes qui l'ont agrégé.

Vous doutez du lien entre les deux sensibilités, raciste et indépendantiste ? Souvenez-vous entre autres, fin juin, des menaces envers deux institutrices de l'école de Prunelli-di-Fiumorbu, en Haute-Corse, qui avaient eu le malheur de vouloir faire chanter à leurs élèves « Imagine » de John Lennon – un hymne à la paix dans le monde – dans 5 langues dont l'arabe. Des parents avaient protesté, promis de perturber le déroulement de la kermesse, et la direction de l'école avait finalement préféré annuler après que plusieurs graffitis "Arabi Fora" (Les Arabes, dehors!) et "Lingua Corsa" (langue corse... nous y voilà) aient été tracés à la peinture devant et aux abords de l'école de ce village de quelque 3.000 habitants à forte communauté maghrébine.

Si j'ai commencé mon article par une présentation de ces événements survenus et de ces mots prononcés dans l'île de Corse, c'est en fait pour deux raisons essentielles que je vais désormais aborder.

La première est qu'ils illustrent une dérive qui me semble déjà bien mûre et absolument dramatique. Je ne cherche pas ici à exagérer ni à alimenter des peurs inutiles, juste à donner l'alerte à celles et ceux qui acceptent de la voir et de l'entendre. J'affirme que nous sommes dans une situation « pré-fasciste ».

Quand des gens « ordinaires » défilent en hurlant qu'il faut en tuer d'autres, stigmatisent tout un groupe en lui faisant comprendre qu'il ne fait pas partie de la communauté légitime, que les forces de l'ordre n'interviennent pas pour arrêter les personnes qui tiennent ses propos tombant pourtant sous le coup de la loi... Quand à Béziers un maire instaure une garde de volontaires de sa mouvance mais dénigre de sages musulmans venant s'assurer de la quiétude aux abords d'églises le soir de Noël, quand le 1er mai on crie « sales putes, à mort » dans le traditionnel défilé lepéniste parisien où le FN fait lui même l'ordre et s'autorise à entrer dans une chambre d'hôtel louée dans les règles pour en extirper des femmes qui ne font qu'exhiber un slogan hostile sur leurs poitrines... Quand aussi, pour régler leur compte aux vrais terroristes, on terrorise des dizaines d'innocents à leur domicile sans que cela ne se sache beaucoup...

Quand donc la police n'est plus vraiment la police, que la justice se fait ou cherche à se faire sans la justice, que la haine, le rejet ou la méfiance généralisée sont aux commandes, aujourd'hui contre une minorité entière assimilée aux terroristes et aux délinquants, demain peut-être contre tous les opposants assimilés à des traîtres, alors oui, on peut considérer que nous sommes dans une situation « pré-fasciste » ; juste un cran en-dessous, ou juste une étape avant.

Il n'est pas anodin que les violences verbales racistes les plus fortes aient eu lieu en Corse juste après la victoire des nationalistes, et dans le défilé lepéniste du 1er mai, là où l'ordre public a été littéralement sous-traité au FN. Quand ils sont « aux manettes », les plus durs de leurs militants se lâchent – avec des mots qui restent sans condamnation, comme ceux de Marine Le Pen sur les prières de rues assimilées à l'Occupation. Et demain, avec ces gens au pouvoir à l'échelle nationale, la constitution, l'état d'urgence et les forces de l'ordre entre leurs mains, certains médias et la justice au pas, il se passera quoi ? Dans quelle proportion se « lâcheront-ils » ?

Je vous laisse à la réflexion et entame la deuxième motivation profonde de cet article, d'une certaine manière elle aussi rattachable aux évènements de Corse.

Le 7 décembre, au lendemain du premier tour des élections régionales, un ancien de mes élèves, aujourd'hui étudiant en Master 2 de communication et âgé de 22 ans, est venu « clavarder » avec moi sur le coup des 23 heures. Probablement aussi mal à l'aise que moi au vu des résultats, mais presque moins étonné que moi de leur ampleur. Je lui dois la réflexion qui suit.

Alors que nous commencions à échanger sur les raisons du poids du FN, il m'indiqua que l'abstention n'avait guère profité à ce dernier puisque celle-ci avait été massive chez les jeunes, et que les jeunes, y compris les abstentionnistes, étaient en fait massivement acquis au « fond de pensée du FN ». Dans son esprit, cela allait bien plus loin que la volonté de « renverser la table » sur le plan politique, ou de tenter autre chose que les partis en échec pour lesquels leurs parents avaient souvent voté. Je lui demandai de préciser son propos, et il m'expliqua que la génération à laquelle il appartenait faisait, automatiquement et de manière presque généralisée, le lien que martèle l'extrême-droite entre immigration (présente ou passée) et problèmes de tous ordres. Ces jeunes adultes, m'a-t-il expliqué, diplômés mais pas n'allant pas nécessairement chercher d'analyse au-delà des infos télévisées ou des réseaux sociaux, lisant peu la presse écrite, ont tous fait l'expérience de dégradations sur des biens, de vols, de trafics, de violences ou de gênes imputables au même « groupe », qu'ils habitent de grandes villes ou de plus petites. Il me résuma l'état d'esprit de ses congénères d'une phrase assez claire même si la cible y est sous-entendue : « ce sont toujours les mêmes qui emmerdent le monde ».

Lors de la suite de notre discussion, et en utilisant les mots de Monsieur-tout-le-monde, il me confirma que le « vécu » et le « perçu » de cette génération l'amenait la plupart du temps à transformer un constat du type « ce sont toujours DES arabes qui mettent le bazar », peut-être bien vérifiable, en une règle absolue devenue « ce sont LES arabes qui mettent le bazar », absolument fausse et injuste. Et une fois l'amalgame fait, la désignation vaut explication, comme si le fait d'être incivil, délinquant ou criminel pouvait être génétique ou culturel sans aucune autre donnée sur le parcours économique, social, résidentiel ou psychologique des personnes.

Cela m'a fait penser alors à une statistique brandie par les sites web d'extrême-droite comme un argument-massue du même genre, selon laquelle jusqu'à 80% des détenus des prisons françaises auraient un nom de famille à consonance arabe (en l'absence de statistiques ethnique il n'y a guère que ce rencensement-là qui est possible). Un article du Washington Post du 29 avril 2008, repris le même jour par Le Monde, a en effet évoqué une surreprésentation des « musulmans » en prison, comptant pour « 60 à 70% de la population carcérale » en France, contre 12% au sein de la population nationale selon les mêmes sources. En 2004, l'ouvrage du sociologue Farhad Khosrokhavar, basé sur une enquête effectuée dans 4 prisons de région parisienne et du Nord, citait le chiffre de 60% et une fourchette de 50 à 80% selon les établissements pénitentiaires. La seule donnée officielle française est celle de la part des détenus demandant à appliquer le jeûne du ramadan, et elle était de 27% en 2013.

Mais ici l'exacte proportion m'importe peu. Les raisons de la distorsion entre le poids démographique et le poids dans la population carcérale, ou les causes premières de la délinquance qui mène en prison, ne seront pas davantage mon sujet. Ce qui compte c'est de ramener les choses à ce qu'elles sont. A leurs poids réel.

Partons d'abord de l'hypothèse que les pires des fauteurs de troubles, des vrais délinquants ou criminels sont en prison : ils sont environ 65.000 aujourd'hui. Je sais évidemment que certains y échappent, que les « petites frappes » qui pourrissent la vie sont plus nombreux – et que de vrais innocents sont en préventive. Mais prenons cette base de calcul, au moins dans un premier temps.

Arrondissons ensuite la population de l'Hexagone et des territoires d'outre-mer à 66 millions d'habitants, dont un dixième seraient « des arabes », comme trop de Français les nomment encore. On pourra toujours refaire le calcul avec une plus grande proportion, cela ne changerait rien à la portée du raisonnement, vous allez le voir.

Pour être peu contestables sur ce point, prenons enfin comme vraie, même si ce n'est pas vérifié, le haut de la fourchette « ethnique » citée plus haut en affirmant qu'à cet instant 80% de nos prisonniers sont « des arabes ».

Cela voudrait donc dire que sur 65.000 détenus, 52.000 seraient « arabes » et 13.000 « non-arabes ».

Présenté autrement, cela siginifierait que sur 59,4 millions d'habitants « non-arabes » en France, 59.387.000 ne seraient pas en prison, et sur 6,6 millions « d'arabes », 6.548.000 n'y seraient pas non plus. Dans le groupe des « non-arabes », ceux qui ne sont pas incarcérés pèseraient alors 99,97%. Dans le groupe des « arabes », ils représenteraient encore 99,21%. Si on estime qu'il y a 8 et non pas 6,6 millions « d'arabes », la proportion de ceux qui sont libres monte à 99,35%.

Autrement dit, on peut admettre l'idée que 80% des personnes les plus dangereuses ou indésirables de notre société sont issues d'un même groupe ethnique ; cela ne veut JAMAIS dire qu'automatiquement tous les membres de ce groupe doivent avoir à en subir les conséquences ou à en endosser l'image. C'est difficile à saisir pour certains mais cela doit devenir une évidence pour les autres : si on admet qu'en France 80% des prisonniers sont « des arabes », on est aussi forcé d'admettre que 99% des « arabes » n'en sont pas, c'est-à-dire à quelques décimales près la même proportion que pour les autres. Et qu'il est alors d'une terrible injustice – et d'un manque de distance colossal – d'inverser les mots d'une phrase pour en faire une opinion personnelle : « 80% des délinquants sont arabes » n'a JAMAIS signifié « 80% des arabes sont des délinquants ».

Même si on multipliait par 10 dans chaque groupe le nombre des incarcérés pour trouver le poids total réel des « emmerdeurs » et des « dangereux », il resterait 92,1% « d'arabes tranquilles ». Et cela, ça justifie largement « qu'en tant qu'arabes », on leur foute la paix.

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