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Un hommage à Jean-Luc Einaudi qui rendit son histoire au 17 octobre 1961
Le 25 octobre 2025, à l’Hôtel de Ville de Paris et en partenariat avec Mediapart, hommage sera rendu à ce chercheur que l’historien Mohammed Harbi qualifia de « héros moral ». Fabrice Riceputi rappelle ici le rôle décisif joué par cette figure intellectuelle hors normes dans la redécouverte du massacre des Algériens à Paris le 17 octobre 1961.
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A défaut d’être reconnu officiellement comme le crime d’Etat qu’il a été, le massacre colonial perpétré par la police le 17 octobre 1961 en plein Paris pour réprimer une manifestation pacifique d'Algériens et d'Algériennes est aujourd’hui largement connu. Nombre de livres, de films, de spectacles l’évoquent régulièrement depuis les années 1990. L’an dernier, on a jeté comme chaque année le 17 octobre des fleurs dans les cours d’eau dans plus de quarante villes de France en mémoire des Algériens assassinés par la police parisienne ce jour-là. Ce sera encore le cas cette année.
Il n’en fut pas toujours ainsi. L’évènement avait certes fait durant quelques jours en octobre 1961 les gros titres de la presse française, mais surtout dans sa version officielle mensongère : "deux morts algériens" dans une manifestation "violente" du FLN, avaient soutenu Maurice Papon et le gouvernement de Michel Debré. Lequel était parvenu sans peine à faire taire ceux qui contestaient le mensonge d’Etat. Puis, en février 1962, le drame du métro Charonne, dans lequel neuf militants français de la CGT avaient été tués par la police du même Papon avait « recouvert » dans la mémoire de la gauche française le massacre des Algériens.
Dans les années 1980, le 17 octobre 1961 était devenu une sorte de rumeur mémorielle non confirmée. Quand il était évoqué, par exemple dans le roman Meurtres pour mémoire de Didier Daenninckx (1984), ou encore par des participants à la Marche pour l’égalité et contre le racisme en 1983, il suscitait étonnement et incrédulité.
Enfoui dans les mémoires marginales de l’immigration algérienne et de l’extrême gauche anticolonialiste, l’évènement ne fut rappelé à la mémoire de la République française que dans les années 1990. Une figure intellectuelle tout à fait hors normes y fut pour beaucoup : Jean-Luc Einaudi (1951-2014), ancien militant d’obédience « maoïste », éducateur à la Protection judiciaire de la jeunesse de son métier et aussi "citoyen chercheur", des années 1980 à sa mort en 2014.
Avec une rare détermination, Einaudi se consacra à partir des années 1980 à sortir d'une occultation complète bien des crimes de la colonisation. Avant son livre sur le 17 octobre 1961, il avait écrit La Ferme Ameziane, sur un centre de torture de l’armée française proche de Constantine, et Pour l’exemple. L’affaire Fernand Iveton, sur l’exécution par l’Etat français d’un ouvrier communiste algérien pourtant innocent de tout crime de sang en 1957. Il se présentait comme un citoyen exerçant son droit à savoir ce que l'Etat avait fait en son nom.
Publié en 1991, son livre La bataille de Paris rendait enfin son histoire au 17 octobre 1961. Il en était un terrible procès-verbal, la reconstitution presque heure par heure de la tentative des milliers d’Algériens et d’Algériennes de braver le couvre-feu discriminatoire décidé par Papon, de la rafle géante dont ils avaient été victimes, de leur enfermement sans soins ni nourriture dans des camps improvisés, des dizaines d’assassinats perpétrés par la police parisienne dans Paris et sa banlieue, des manœuvres du pouvoir gaulliste pour cacher son crime.
Pour faire l’histoire du massacre du 17 octobre 1961, Einaudi s’était heurté à l’interdiction alors en vigueur de consulter les archives de la police et de la justice. En pionnier de l’histoire du temps présent, il s’était tourné vers les nombreux témoins encore vivants, notamment des policiers révulsés par le crime et, surtout, des Algériens ayant vécu la terrible répression, retrouvés par lui en France et aussi en Algérie. Le livre eût un important succès.
Mais l’extraordinaire de cette histoire est que, par un hasard qui n’en était pas vraiment un, Einaudi se confronta ensuite publiquement et par deux fois au maitre d’œuvre du massacre, Maurice Papon lui-même. Ce fut alors qu’explosa véritablement dans l’opinion publique la bombe mémorielle à retardement du 17 octobre 1961.
En 1997, à la demande du MRAP et d’une partie civile juive, Michel Slitinsky, afin que les victimes algériennes de Papon ne soient pas oubliées, Einaudi témoigna au procès mondialement médiatisé de l’ancien préfet de police à Bordeaux. Il y était jugé pour complicité de crime contre l’humanité pour son rôle actif, alors qu’il dirigeait la préfecture de la Gironde, dans la déportation vers Drancy 1690 juifs et juives entre 1942 et 1944. Mais ce que Pierre Vidal-Naquet nommait "l'autre moitié de Papon", sa carrière de pacificateur colonial, si elle ne fut pas jugée lors de ce procès, ne fut pas oubliée.
La longue et implacable déposition de ce témoin de l'immoralité de Papon, à quelques mètres de celui qui venait encore de répéter ses mensonges de 1961 avec une invraisemblable assurance, démontrait à quel point l’accusé était capable de mentir. Le "massacre oublié" fit ce 16 octobre 1997 les Unes de tous les media. La droite et l'extrême droite crièrent qu’on attentait à « l’honneur de la police », le gouvernement Jospin dut promettre « la lumière » sur ce « drame oublié » et l’ouverture des archives. Une promesse qu’il ne tint pas.
Deux ans plus tard, ayant fait appel de sa condamnation à dix ans de prison, Papon attaqua Einaudi en diffamation pour une phrase le mettant en cause dans Le Monde. Transformé en tribune par Einaudi, le procès tourna au fiasco pour Papon. Grâce notamment aux archivistes Philippe Grand et Brigitte Lainé qui payèrent très cher d'avoir dit la vérité. Papon fut débouté et, dans son réquisitoire, le procureur de la République indiqua qu’on pouvait à bon droit parler d’un « massacre » commis par la police le 17 octobre 1961. Einaudi et la vérité historique sortaient vainqueurs de la confrontation.
Le 25 octobre 2025, à l’Hôtel de Ville de Paris, l’Association des Ami.e.s de Jean-Luc Einaudi lui rendra hommage en revisitant les multiples engagements de celui que l’historien Mohammed Harbi qualifia lors de sa disparition en 2014 de « héros moral ».
Fabrice Riceputi, président de l'Association des Ami.e.s de Jean-Luc Einaudi et auteur de Ici on noya les Algériens, la bataille de Jean-Luc Einaudi pour la reconnaissance du massacre policier et raciste du 17 octobre 1961 (Le Passager clandestin, 2021)
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