Petite histoire de notre bonne conscience coloniale (1962-2023)
Ce texte est celui de mon intervention au colloque «mémoire, histoire et politique » organisé par la Plateforme internationale sur le racisme et l’antisémitisme (PIRA) les 22 et 23 novembre 2023 à la Maison de l’Amérique latine à Paris.
Je vais évoquer ici l’histoire et l’actualité de ce que l’historienne étatsunienne Ann-Laura Stoler a qualifié d’aphasie coloniale française : l’incapacité chronique de la République française à reconnaître et condamner des crimes coloniaux commis par elle et en son nom, bien qu’ils soient fort bien connus et éminemment condamnables.
Pour commencer, une anecdote à mon sens assez édifiante quant à l’ampleur du déni national sur cette question.
Assemblée Nationale, 28 juin 2022.
Comme le veut le règlement, le discours ouvrant la session parlementaire est prononcé par le doyen de l’Assemblée nouvellement élue. Il s’agit de José Gonzalez, l’un des 89 élus du Rassemblement National. Né à Oran, Gonzalez y eut 19 ans, alors que l’OAS oranaise, plus dure encore que celle d’Alger, mettait la ville à feu et à sang, assassinant "musulmans" et "Européens". Il a quitté l’Algérie en 1962. Il a adhéré au Front National dès 1978, à Marseille. Car, dit-il en 2022, il se demandait « si, en France, nous n’allions pas subir la même chose qu’en Algérie, avec des populations qui nous poussent dehors ». Là, en compagnie notamment de l’ex-numéro 2 de l’OAS Jean-Jacques Susini, deux fois condamné à mort par contumace puis amnistié, il poursuivit sa guerre contre les Arabes. Avant d’être élu député Rassemblement National des Bouches-du-Rhône.
Ce 28 juin 2022, depuis le perchoir de l’Assemblée, Gonzalez réussit un beau coup, qu’il a préparé avec Marine Le Pen et qui lui vaudra les félicitations de Jean-Marie Le Pen en personne : à une semaine précisément du 60eme anniversaire (le 5 juillet) de cette indépendance de l’Algérie qui mortifia tant l’extrême droite française, faire devant l’Assemblée au grand complet un discours larmoyant de nostalgie de l’Algérie française perdue. Et être applaudi à tout rompre et bien au-delà des bancs de l’extrême droite. Poussant ensuite l’avantage, devant une forêt de micros et de caméras, la vedette du jour déclara avec bonhommie que non il ne pensait pas que l’armée française ait commis des crimes en Algérie, pas plus que l’OAS, à moins, dit-il, qu’on ne révisât l’histoire. Ajoutons que quelques heures plus tard, Gonzalez devenait vice-président du groupe d’Amitié France- Algérie de l’Assemblée.
Il est certes dans l’ordre des choses que l’extrême droite soit nostalgique de l’ère coloniale, comme il est naturel qu'elle ait soutenu l'apartheid sud-africain ou qu'elle défende le colonialisme en Palestine. L'époque coloniale n'est-elle pas en effet véritablement l’âge d’or disparu du suprémacisme blanc ? Elle ne s’en cache nullement et peut, sans susciter grand scandale célébrer l'Algérie française, les généraux putschistes de 1961 et les criminels de l’OAS, comme le fit encore en juin 2022 Louis Alliot à Perpignan.
Le Front National est le principal rejeton politique et idéologique du colonialisme. Rappelons-le, son ancêtre direct fut le Front National des Combattants, fondé en 1957 par un Le Pen qui portait encore l’uniforme parachutiste lors de ses manifestations pour la défense de l’Algérie française en métropole. Dans les années 1970, le FN recycla les nostalgiques de l’Empire de tous poils. Et cette extrême droite parvint ainsi à se laver de l’infamie collaborationniste, mettant autant que possible en sourdine son antisémitisme et réactivant, avec le succès que l’on sait, l’arabophobie et l’islamophobie coloniales.
Pourtant, quand on rappelle les origines idéologiques de l’extrême droite aujourd’hui aux portes du pouvoir en France, on pointe à juste titre, comme cela a encore été fait tout récemment, le collaborationnisme ou le nazisme de certains de ses fondateurs. Mais sa matrice colonialiste, directe et déterminante, est quant à elle, de façon très significative, le plus souvent ignorée.
C’est ainsi : en France, avoir trempé dans les crimes coloniaux n’est pas jugé particulièrement infamant. Du reste, Jean-Marie Le Pen put en mars 2022 entendre une radio de service public le dédouaner de son passé de parachutiste tortionnaire en Algérie, et ce malgré un dossier particulièrement accablant [C’est ce qui m’a conduit à écrire Le Pen et la torture. Alger 1957, l’histoire contre l’oubli, le passager clandestin/Mediapart, à paraître le 19 janvier 2024].
Soixante ans après la fin officielle de l’ère coloniale, on peut donc toujours impunément et sans susciter trop de remous pratiquer le négationnisme colonial, à l’Assemblée ou ailleurs, en euphémisant ou en niant les crimes commis dans les colonies.
Or, faut-il le rappeler, ces derniers sont aujourd'hui solidement documentés, même si leurs historiens ont le sentiment de remplir le tonneau des Danaïdes lorsqu’ils observent le débat public à leur sujet. L’histoire de la colonisation française et des guerres coloniales fait l’objet depuis une trentaine d’année d’une production historiographique abondante et très loin d’être seulement française et algérienne. Même si il reste bien sûr du travail, l’essentiel en est amplement connu, contrairement à ce que l’institution d’une commission d’Etat mixte d’historiens français et algériens à l’initiative du président Macron pourrait laisser entendre : s’agissant des crimes indubitablement commis dans la seule Algérie, citons le massacre de civils en punition collective de masse ( durant la conquête, pour réprimer les révoltes au XIXe siècle, en mai 1945 à Sétif, durant la guerre contre le FLN) ; la pratique systémique de la disparition forcée, de la torture, de l’exécution sommaire (rodée lors de la « bataille d’Alger » en 1957 puis poursuivie jusqu’en 1962, avant d’être enseignée dans les dictatures sud-américaines) ; la déportation en masse dans un immense système concentrationnaire – notamment dans les "camps de regroupement" où un quart des Algériens furent enfermés - ; ou encore l’utilisation d’armes chimiques, du napalm, mais aussi, lors de la « guerre des grottes », de gaz asphyxiants sur l'usage desquels l’armée française refuse encore aujourd’hui d’ouvrir ses archives. Sans parler naturellement de 132 ans d'humiliation collective coloniale.
Mais contrairement à l’esclavage, qui l'est depuis 2001, faute de volonté de la part des courants politiques qui se sont succédé au pouvoir depuis 1962, ces crimes contre l’humanité ne sont pas officiellement reconnus, enseignés, commémorés comme tels par la République française. Et ils n’en prennent pas précisément le chemin.
Je dirai tout à l’heure pourquoi les initiatives politico-mémorielles prises par Emmanuel Macron concernant la colonisation de l’Algérie constituent selon moi une de ces manœuvres dilatoires dont la France a le secret pour repousser sans cesse l’échéance d’une condamnation nette et solennelle des crimes du colonialisme. Avant cela, il faut rappeler un épisode un peu oublié, durant lequel se présenta pourtant l’occasion de le faire, après que dans les années 1980 et 1990 ait progressivement pris fin l’omerta instaurée en 1962.
1962 – 2000 : omerta puis anamnèse
On le sait, toutes les principales forces politiques du XXe siècle, à droite comme à gauche, trempèrent dans les sales guerres coloniales, notamment dans celle d’Algérie. C’est notamment vrai du courant socialiste - celui de la SFIO des Guy Mollet, Robert Lacoste ou François Mitterrand - qui fut tout particulièrement responsable de la généralisation de la torture et des exécutions sommaires à partir de 1957. Dans une moindre mesure, c’est vrai du Parti communiste, qui vota la loi dite des pouvoirs spéciaux en 1956 qui légalisa la terreur militaro-policière et tarda aussi beaucoup à soutenir la revendication d’indépendance algérienne. On l’oublie trop souvent, c’est aussi vrai de la droite gaulliste, qui mena après mai 1958 les quatre années de guerre les plus féroces et meurtrières – celles du plan Challe -, avant de se résoudre tardivement à négocier avec le FLN.
Ces forces politique fabriquèrent après 1962 un consensus amnésique, en fermant deux cadenas mémoriels redoutablement efficaces : les décrets et lois d’amnistie et la rétention des archives publiques. Ces verrous garantirent l'impunité aux acteurs de la sale guerre. Et ils permirent à nombre d'entre eux de faire de belles carrières militaires ou politiques. Ils autorisèrent même certains de ces derniers à poursuivre en diffamation, parfois avec succès, ceux qui osaient rappeler leur passé. Ce fut le cas de Jean-Marie Le Pen qui poursuivi ses accusateurs un nombre incalculable de fois durant vingt ans, celui de l’ancien préfet de police de Paris Maurice Papon qui attaqua Jean-Luc Einaudi en 1999, ou encore, plus récemment, du général Maurice Schmitt, accusé d’avoir torturé à l’école Sarrouy à Alger en 1957 et qui devint le chef d’état-major du président Mitterrand.
Cette amnésie volontaire commença à être battue en brèche dans les années 1980, du fait surtout d’un mouvement antiraciste en lutte contre le racisme systémique hérité de l’ère coloniale. Durant la Marche pour l’égalité et contre le racisme de 1983, des jeunes d’origine maghrébines trouvèrent dans le crime policier du 17 octobre 1961 les « racines sanglantes » (Farid Aïchoune) de leur présent fait de discriminations et de crimes racistes impunis.
Puis, stimulé par le discours de Chirac en 1995 sur la complicité de Vichy dans la perpétration de la Shoah, le dynamitage de l’omerta se produisit véritablement dans les années 1990. Il fut le fait de militants antiracistes, de chercheurs indépendants et de journalistes de gauche, bien davantage que d’universitaires. Avec deux points de fixation, deux véritables bombes mémorielles à retardement : d’abord le massacre du 17 octobre 1961 à Paris, rappelé à la mémoire et à l’histoire de la République notamment par Jean-Luc Einaudi ; puis l’usage massif de la torture en Algérie, objet d’une retentissante série d’enquêtes de Florence Beaugé dans Le Monde à partir de 2000, qui fit naître des remords chez Massu et obtint les aveux sans remords d’Aussaresses. Les temps, disait alors Pierre Vidal-Naquet, paraissaient "mûrs".
L' occasion manquée de l'Appel des Douze
On l’a un peu oublié, mais, en 2000, alors que cohabitaient au sommet de l’État la droite héritière du gaullisme et la gauche issue de la SFIO, se présenta alors une occasion unique dans l’histoire de la Ve République d’arriver enfin à commencer à vider cet abcès purulent. Et pour ces courants politiques de faire enfin l’inventaire de leur si lourd passé colonial.
A l’initiative de L’Humanité, fut en effet lancé en octobre 2000 un Appel solennel par douze personnalités, qualifiées à juste titre de « grands témoins », parmi lesquelles Germaine Tillion, Gisèle Halimi, Josette Audin, Henri Alleg et Pierre Vidal-Naquet[1]. Ils rappelaient impeccablement que « la torture, mal absolu, pratiquée de façon systématique par une “armée de la République” et couverte en haut lieu à Paris, a été le fruit empoisonné de la colonisation et de la guerre, l’expression de la volonté du dominateur de réduire par tous les moyens la résistance du dominé ». Ils demandaient à Jacques Chirac qu’advienne enfin, dans une démarche comparable à celle qui avait été la sienne en 1995 à propos des crimes de Vichy, une reconnaissance officielle et une condamnation claire de ces faits.
Les réactions à droite et à l’extrême droite furent bien sûr des plus vives. On put mesurer l’ampleur invraisemblable du déni encore à l’œuvre, notamment dans l’armée. Trois cents généraux français ayant servi en Algérie osèrent par exemple soutenir sans trembler que « ce qui a caractérisé l’action de l’armée en Algérie ce fut d’abord la lutte contre toutes les formes de torture ». Ce négationnisme caractérisé alla, déjà, jusqu’à remettre en cause les résultats de la recherche historique et à exiger la révision des programmes scolaires. Il préfigurait ainsi d’autres attaques du même ordre concernant de prétendus « islamo-gauchisme » ou « wokisme » à l’œuvre dans l’Université.
Le premier ministre socialiste Lionel Jospin, qui commença sa vie politique dans l’opposition à la guerre d’Algérie, affirma d’abord un peu imprudemment son soutien à cet Appel. Puis, sans doute recadré par l’Elysée mais aussi par son aile souverainiste dirigée par Jean-Pierre Chevènement, il recula. Comme il l’avait fait quelques années auparavant à propos de la demande d’ouverture des archives relatives au 17 octobre 1961. Le premier ministre s’opposa à la création d’une commission d’enquête parlementaire sur la torture. Et il eût ces mots : la torture en Algérie « n'est pas un problème dont la France puisse s'accuser et se culpabiliser globalement », employant déjà pour justifier son refus le redoutable vocable de « repentance », promis à une immense fortune.
L’Appel des douze resta donc lettre morte. La condamnation solennelle de la torture qu’il demandait répondait pourtant à une exigence de vérité dans une large partie de la société française, notamment la jeunesse issue de l’immigration coloniale et postcoloniale. Il faisait aussi écho à une production historique renouvelée. Souvenons-nous par exemple de la publicité donnée à la soutenance de la thèse magistrale de Raphaëlle Branche sur la torture en décembre 2000.
En France, elle aurait pu entraîner une salutaire pédagogie quant à la nature, l’ampleur et la gravité des crimes en question. C’est ce qu’avait fait la déclaration de Chirac sur ceux de Vichy et ce que ferait la loi Taubira sur l’esclavage après 2001, notamment dans les programmes scolaires, l’enseignant du secondaire que j’ai été peut en témoigner. Et pour la société algérienne, cette reconnaissance aurait sans doute représenté un début de réparation symbolique, une prise en compte de son "trauma colonial" (Karima Lazali), dont quiconque connaît un peu cette société sait combien il est prégnant et ne saurait être confondu avec l’usage politique qu’en fait le pouvoir algérien.
2000-2017 : le backlash
Au lieu de cela se produisit une réaction brutale visant à faire taire l’exigence de vérité et à réhabiliter purement et simplement la colonisation elle-même. Cette réaction s’incarna notamment dans une loi votée en février 2005 sous la pression de la droite et de l’extrême droite nostalgériques et visant à reconnaître et à faire enseigner de prétendus « aspects positifs de la colonisation ».
Ce fut un véritable backlash colonial, comparable à celui qui suivit le mouvement féministe Me too aux États-Unis. Admettre que « l’épopée » coloniale française fut, des siècles durant, un système de domination raciste et brutal ayant laissé quelques traces dans la République française aurait en effet constitué une scandaleuse atteinte à une histoire patriotique nécessairement immaculée. Et une insupportable concession faite à l’Etat algérien, ainsi qu’à un prétendu « communautarisme ». Comprendre : à la population française issue de l’immigration coloniale et postcoloniale, soupçonnée de « séparatisme », terme significativement issu du vocabulaire colonial. Comme si cette question, aussi bien que l’histoire de la Shoah ou celle de l’esclavage, ne concernait pas au tout premier chef toute la nation française.
C’est par des essayistes d’extrême droite, mais aussi par des souverainistes issus de la gauche, que fut alors érigée en arme intellectuelle de dissuasion massive la notion de « repentance », mot écran, épouvantail verbal vide de sens, mais destiné à disqualifier a priori tout examen critique du passé français, particulièrement du passé colonial.
Conseillé par le néofasciste tendance OAS Patrick Buisson et par le souverainiste Henri Guaino, Nicolas Sarkozy fit campagne sur ce thème. Elu, il fit de l’anti-repentance une doctrine d’Etat. Puis, après le mandat de François Hollande, de ce point de vue à peu près inexistant, vint Emmanuel Macron.
2017-2023 : un "doux révisionnisme" (Noureddine Amara)
En 2017, nombre de commentateurs crurent voir en lui le premier président décolonial. Ils en sont aujourd’hui pour leurs frais. Celui qui, en campagne électorale et en quête de soutiens à Alger, affirma que la colonisation avait été « un crime contre l’humanité » a, une fois élu, très vite été rappelé à la plus extrême prudence.
Certes, l’initiative prise en début du premier mandat, en septembre 2018, pour reconnaître la responsabilité de la France dans l’assassinat de Maurice Audin pouvait encore laisser espérer quelques audaces. Même si bien peu s’aperçurent alors que l’Elysée reconnaissait aussi dans un communiqué d’une grande qualité historique – dont on doit l’essentiel à l'historienne Sylvie Thénault - l’existence d’un « système » de terreur militaro-policière à Alger 1957, dont des milliers d’Algériens furent, comme Maurice Audin, les victimes. Mais depuis lors, l’ambition qu’on avait cru discerner s’est notoirement perdue.
L’anti-repentance, quoique plus discrètement que sous Sarkozy, est toujours à l’honneur, gage d'intentions pures donné à une opinion de plus en plus gagnée par le nationalisme et les racismes. Ainsi, toutes les initiatives mémorielles d’Emmanuel Macron sont soigneusement précédées depuis 2018 d’une protestation de non-repentance de l’Elysée. Ce fut notamment le cas lors de l’annonce en 2021 de la remise du rapport commandé à Benjamin Stora, dans lequel le président puise depuis des "gestes symboliques".
Certes, nul président n’a autant que Macron parlé de colonisation et, surtout, d'une guerre d’Algérie qui tend à être l'arbre qui cache la forêt de l'immense histoire coloniale française. Cette guerre que De Gaulle appelait « la boîte à chagrins » est devenue avec lui une boîte à outils de communication politique. Elle sert à adresser des messages à de supposées communautés mémorielles aux contours peu définis, identifiées par des représentants plus ou moins auto-proclamés : Pieds Noirs, Harkis, anciens combattants, descendants d’Algériens ; des gestes censés les consoler et prouver que la République compatit, sans qu'il soit possible d'en évaluer la portée.
Et ce, quitte à prendre quelques libertés avec l’histoire. Pour mieux flatter certaines "communautés", par exemple, en éludant dans les adresses aux Pieds Noirs la responsabilité écrasante de l’OAS dans les tragédies de 1962, lorsque l’Elysée évoque la fusillade de la rue d’Isly ou les massacres d’Oran. Ou encore pour occulter la responsabilité de la République elle-même, dans une reconnaissance tronquée du crime d’Etat du 17 octobre 1961 qui utilise Maurice Papon comme fusible mémoriel idéal. Autre mode opératoire de l’évitement macronien, le renvoi en commissions d’historiens sélectionnés par l’Etat et chargés de « faire la lumière » sur des événements pourtant déjà passablement connus, qu’il s’agisse de la colonisation et de la guerre coloniale en Algérie ou encore du Cameroun.
Pour reprendre les mots de ma collègue Malika Rahal, cet usage macronien de l’histoire tend à « fatiguer » la question coloniale, à en dépolitiser les enjeux. Et elle fait passer ceux qui exigent une condamnation de la colonisation pour de perpétuels insatisfaits, voire des ingrats, qui devraient plutôt accepter de bonne grâce les "efforts" présumés méritoires de l’État français.
Condamner nettement et solennellement le colonialisme et ses crimes, il n’en est en revanche toujours pas question. Certes, les crimes commis durant la guerre d’Algérie ne sont plus niés, mais relativisés et même excusés au nom de la théorie fumeuse des « torts partagés ». Dans une approche purement compassionnelle, au nom de l’incontestable équivalence de souffrances humaines auxquelles chacun ne peut que compatir, les violences algériennes pour obtenir l’indépendance, alors que toute voie pacifique était fermement interdite par la France, sont mises sur le même plan que celles commises à une échelle incomparable par un État surpuissant, pour réprimer l’aspiration à la liberté d’un peuple, en violation flagrante de ses valeurs proclamées.
Comble de l'indécence, l'injonction est faite aux Algériens et Algériennes de bien vouloir oublier leur trauma colonial, de se « réconcilier » et de tourner la sanglante page coloniale de leur histoire dans les meilleurs délais.
C’est ainsi que la légendaire bonne conscience coloniale française, selon le mot d’Achille Mbembé, se perpétue. Et que les Gonzalez peuvent toujours faire applaudir leurs mensonges.
Fabrice Riceputi
[1] Les douze signataires étaient : Gisèle Halimi, avocate ; Germaine Tillion, ethnologue ; Madeleine Rebérioux, historienne ; Pierre Vidal-Naquet, historien ; Henri Alleg, ancien directeur du quotidien Alger républicain et auteur d’un livre sur la torture, La Question ; Josette Audin, épouse de Maurice Audin, assassiné par ses tortionnaires ; Simone de Bollardière, veuve du général Paris de Bollardière, opposé à la torture et condamné à deux mois de forteresse ; Nicole Dreyfus, avocate ; Noël Favrelière, rappelé, déserteur ; Alban Liechti, rappelé, insoumis ; Laurent Schwartz, mathématicien, président du comité Audin ; Jean-Pierre Vernant, historien, résistant.