Les touristes chinois sont très nombreux en Chine. On les croise dans tous les lieux de mémoire du pays, et rien qu'à Beijing par exemple, on les verra trotter à pas menus, derrière l'ombrelle d'un guide ou dans le sillage d'un fanion tenu en l'air, le nez levé vers les tuiles mordorées de la Cité interdite, prenant la pose face à un compact digital au-delà des barrières de sécurité place Tiananmen, un sorbet à la bouche dans le parc du Palais d'Eté ou celui du Temple du Ciel, groupés la mine studieuse autour d'un conférencier dans l'une des cours du Temple de Confucius ou du Temple des Lamas, âpres à négocier le montant d'une course en rickshaw sur la placette reliant les tours du Tambour et de la Cloche, faisant sagement la queue pour accéder à la grotte de la résidence du Prince Gong, attablés les yeux rieurs autour d'une multitude de plats à partager dans un restaurant du lac Behai, en file indienne sur les sentiers ou les ponts à corde de la Grande Muraille, déposant une cigarette allumée dans les brûle parfums des petits temples du village de Chuandixia faute de bâton d'encens...
En majorité, ces touristes se déplacent en groupe et par classe d'âge, d'un côté les vieux, de l'autre les jeunes. Lorsqu'ils voyagent en famille, l'unité se reforme autour des trois générations. Bien souvent pourtant les enfants semblent exclus de l'aventure. Les accès sont presque tous payants, chaque site nécessitant l'acquittement de plusieurs tickets d'entrée, pour une valeur de 10 à 100 yuens. Ces foules ont adopté le streetwear estival, tee-shirt de couleur et baskets blanches, casquette et lunettes de soleil. Plus on est jeune, plus on arbore ostensiblement les logos des marques à la mode. Les jeunes gens affichent des coupes de cheveux sophistiquées, qui rappelent celles des groupes New Wave japonais des années 80 ; les jeunes filles des coiffures plus classiques, qui évoquent féminité et réserve. En revanche, elles sacrifient volontiers à la mode, par le biais du sac-bourse un peu tape-à-l'oeil qu'elles portent boudeuses au poignet. D'une main à l'autre, vers qui a soif, passe une bouteille thermos transparente, remplie de thé vert. Parfois, un groupe venu d'une lointaine province, surgit et rompt avec ce tableau monotone : les traits des visages ne sont plus les mêmes, les coupes et les couleurs des vêtements non plus ; ils font partie de la foule mais s'en distinguent.
A l'approche d'un lieu remarquable ou d'une oeuvre réputée, les groupes se dissolvent, la foule les réintègre ; tous convergent et veulent approcher au plus près. Chacun s'isole en soi ; peu à peu s'élève une forêt de bras, plus ou moins haut selon la presse, stabilisant un appareil en direction du point de convergence. Personne ou presque ne regarde, mais là comme partout où l'emporte le tourisme, chacun cherche à fixer l'instant présent, pour se rappeler qu'on l'aura vécu, prouver qu'on y aura été, cocher d'une croix la liste des choses à faire... Il y a trente ans, à l'approche d'un spot magnétique, un oeil collait au viseur, l'autre clignait pour faire le point, le corps plongeait en avant pour tenir la photo ; aujourd'hui, les bras se tendent et s'élèvent, l'index appuie, le bras redescend et un petit groupe commente la prise en direct. On conserve ou on efface et on passe à autre chose... La foule chinoise n'est pas exclue de ces nouveaux rites : sans doute est-ce dans ce pays que sont montés en chaîne les compacts des marques japonaises qu'on vend aux quatre coins du monde. A l'écart, tout penaud, le touriste français déchiffre lui les plaques commémoratives qui émaillent monuments et parcs : est-ce lui qui a mauvaise mémoire ou les manuels d'histoire de son enfance passaient-ils sous silence les sacs, les pillages, les incendies, de la seconde guerre de l'Opium, menée par la coalition franco-britannique ?
Le voyage à Pékin imprime aussi d'autres nuances sur l'âme du voyageur. Patrizia m'avait prévenu, qui vit ici depuis dix ans :
- Au deuxième ou troisième jour, le visiteur se sent tout chose. Il a laissé derrière lui un conflit dont il n'a plus à se soucier, momentanément. Il se sait libre et considère la vie d'un oeil neuf. Presque toujours, la venue à Pékin a lieu dans un cadre professionnel ; elle agit pourtant au plan le plus profond. Ce sont des inconnus mais ils parlent soudain comme de vieux amis et se rembrunissent à l'idée de repartir. Ceux qui ne repartent pas, ceux qui n'avaient pas prévu de rester en Chine mais qui y demeurent, flottent longtemps à la surface des choses, sans paraître angoissés.
Avant-hier soir, Katia prenait l'avion pour Paris : aura-t-elle cheminé le long d'un sentier intérieur ? Quelle pause aura-t-elle marquée ?
Au début, les dix premières nuits peut-être, je faisais un rêve de colère : chaque fois, face à quelqu'un de différent, appartenant à une période précise de ma vie, mais à des sphères distinctes, roman familial, recherche de l'amour, liens d'amitié, monde du travail. Ce cycle avait été ouvert par un tout premier rêve, dans lequel je piquais une colère au contact d'une inconnue, mais sous le regard bienveillant d'un vieil homme qui gardait le silence. Peu à peu, j'éprouvais de la honte, sans parvenir pour autant à contenir ou transformer ma colère. Jusqu'au rêve de l'avion qui suivit tous les autres : l'appareil était immobilisé dans le ciel d'un village de montagne, accroché à une espèce de portique. Au bout d'un moment, les techniciens abandonnaient la partie, il n'y avait plus rien à faire. L'angoisse me submergeait : cet avion avait relié Paris à New York pendant des années. S'il s'écrasait, il ne serait plus possible d'aimer. Fugace, l'image suivante montrait bas dans le ciel, la moitié d'un fuselage, coupé dans la longueur : dorénavant, attendre n'avait plus aucun sens : il faut être deux pour aimer ; sinon, à quoi bon ? Les nuits qui suivirent, je traversais des paysages insituables, je courais à perdre haleine, j'apercevais des villes désertes, j'arrivais partout trop tard. Au réveil, j'étais en sueur ; mais aussitôt, la claire conscience d'être à Pékin m'envahissait. L'angoisse se dissipait : je me savais loin, je me sentais ailleurs. En un sens, la distance offre un refuge qui équivaut au temps qui passera.