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Billet de blog 6 mai 2009

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L'employé de banque s'est montré surpris quand j'ai fait glisser vers lui seulement 30€ par l'ouverture de la vitre qui nous séparait. En échange, il m'a tendu une liasse de coupures, toutes à l'effigie de Mao, qui m'ont donné sur le champ le sentiment d'avoir fait fortune en Chine, à peine y avais-je posé le pied : billets de 1, 10 et 1OO Yuens, -rouge, bleu et vert-; quelques pièces en argent, de 1 ou 2 Jiao, frappées d'un motif floral, des iris peut-être. Notre transaction, la première que j'effectuais en Chine, a généré la production méticuleuse, mais souriante de la part de l'employé, et attentive de la mienne, de trois feuillets identiques, distincts toutefois par leur couleur (je revois de mémoire un blanc, un bleu, un vert peut-être), sur lesquels j'ai apposé ma signature et lui un cachet rouge. Ce qui m'a frappé dans l'instant, c'est mon émotion à entrevoir le portrait de Mao, à l'identique sur les billets qu'il recomptait, grâce à une petite machine rotative, et allait me tendre, et qui a éveillé pour moi une figure jadis familière mais oubliée depuis l'enfance. De manière fugace, l'impression non pas de découvrir la Chine mais de retrouver ce pays dont j'avais entendu parler si souvent…

Un peu plus tard, j'ai été frappé par le sérieux avec lequel la caissière du supermarché où je venais de m'arrêter comptait et recomptait la monnaie qu'elle rendait, d'abord aux deux jeunes hommes qui me précédaient (ils achetaient des sacs poubelle et des sandales en plastique, comme en portent les hommes au Maghreb), puis à moi-même (j'arrêtais mon choix sur deux pommes granny produites aux Etats-Unis, un sachet d'amandes salées dont la saveur nouvelle m'a étonné, un yaourt à boire très rafraîchissant). Mes yeux n'ont pas rencontré les siens, qu'elle tenait baissés, le tiroir de sa caisse ouverte ; elle humectait son index droit sur une éponge ronde, placée devant elle, puis elle comptait et recomptait une seconde fois, la monnaie qu'elle vérifiait. La situation m'a rappelé celle que j'ai si souvent vécue la nuit à New York, lorsque j'allais faire mes courses au petit supermarché près de chez moi, ouvert 24h sur 24, à l'angle de la 22ème rue et de Madison. La même attention indifférente à autrui, mais pas méchante, de la caissière qui fait son travail, et qui compte et recompte la monnaie, puis rend les billets pliés en deux, entourés du ticket de caisse (ce qui n'est pas très pratique pour glisser sa monnaie dans un sac quand on tient un sac de victuailles...). En Chine, comme aux Etats-Unis, si je puis en juger par mon interaction avec un employé de banque et une caissière, l'usage est donc de compter et de recompter l'argent qui passe d'une main à une autre ; or, je ne l'ai jamais vu faire en France : que peut-on en déduire ?

Riche, repu, de nouveau connecté à la Chine et peut-être à l'enfance, j'ai alors décidé de diriger mes pas vers une éminence pour jouir d'un premier regard complet et panoramique, en hauteur, sur cette ville que je retrouve sans la connaître encore. Arrivé tout en haut de la butte qui surplombe le parc Jingshan, au milieu des touristes et des pèlerins chinois, accoudé à la rambarde du pavillon Wanchun puis depuis la terrasse qui abrite la statue du bouddha Vairochanu (aux pieds de laquelle, petits et sages comme des enfants, les fidèles s'agenouillent à trois reprises, les mains jointes pour un salut puis les paumes ouvertes vers le ciel lorsque le front touche le coussin de génuflexion), j'ai saisi d'un premier regard la fusion en cours de Pékin et de Beijing. Il est trop tôt pour dire ce que j'ai lu à cet instant-là mais ce que je sais, et que je puis dire, c'est que du haut de cette colline, la ville m'est apparue un cercle parfait, dont les contours étaient délimités par la brume grise, saturée de pollution. A l'intérieur de ce cercle, du plus lointain vers le plus proche, et sans doute du plus moderne au plus ancien, j'ai identifié la skyline en dents de scie des buildings récents, la masse lourde des bâtiments officiels communistes, la splendeur orangée des toits en pagode de la Cité interdite ; et partout, douce et duveteuse, la tendresse verte des arbres en fleur, pareille à une mousse humide ; et aussi, par une échappée du regard, à travers les masses construites, des barques sur le lac Beihai ou le lac Qianhai.

Je suis un marcheur increvable. Cette fois, dans les rues de Beijing, j'ai appris autre chose : je ne marche pas comme les Chinois. On m'avait mis en garde : la ville s'étend dans des proportions inimaginables pour un imaginaire français, six périphériques la ceinturent. Pour se déplacer, les habitants ont développé une multitude de moyens de locomotion qui semblent faire la synthèse entre la tradition et la modernité, l'Asie et l'Occident : du pousse-pousse au rickshaw jusqu'à la grosse cylindrée allemande ou au métro. Ce qui frappe chez les marcheurs ou les cyclistes, c'est qu'ils ne se pressent pas et qu'ils s'économisent pour parcourir avec endurance des distances que la précipitation interdirait. Dans la marche, surtout chez les vieux, les bras ballent sans retenue, là où un corps occidental aurait tendance, je crois, à les retenir à la verticale, le long du torse. Avec mes pas de géant, mon énergie de joggeur, je double les autres, je vais plus vite, je me faufile. Traverser une artère n'est pas une mince affaire, je n'ai pas encore compris les usages attachés pourtant aux mêmes panneaux de signalisation qu'en Europe ou en Amérique : comme dans un cours de yoga ou de karaté, où il faut répéter un enchaînement pour la première fois, je m'interdis de penser, je regarde le sol et je me fonds au groupe pour savoir quoi faire. En chemin, je reçois un texto d'Elisabeth, posté de Paris, qui avait participé à un voyage officiel en Chine au début des années 80:

- Ce qui m'avait le plus fascinée : les Chinois en mouvement. Une longue marche sans fin. La poussière. Et tes propres foulées dans ce flôt.

Au cours de cette première virée, j'ai longé la Cité interdite, le mausolée de Mao (flanqué d'un immense portrait en façade, plus proche de l'esthétique Pop Art que du canon des billets de banque), traversé la place Tiananmen, contourné la gare ferroviaire et aperçu une multitude de maisons traditionnelles, en cours de restauration ou à l'abandon.

A midi, à l'heure de la pause, les ouvriers font la sieste. Ils s'adossent à un mur, se lovent au pied d'un arbre, s'étendent à même le macadam. Il est vrai que la ville n'est pas très bruyante, comparativement à d'autres mégapoles. J'ai peu entendu d'oiseaux chanter, à l'exception du jacassement d'une pie ou du cri d'un martinet. Au milieu de cette ville sereine, que j'ai saisie d'un premier regard circulaire, je vais apprendre à économiser mes forces, à caler mon pas sur celui des autres, à convertir mes euros en Yuens, à changer de point de vue.

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