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Billet de blog 7 mai 2009

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Sanlitun Dong Sanjie

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

On a tous une rue. J'en ai même eu plusieurs au fil des années. Une rue provinciale à Dublin qui menait d'un presbytère à la plage dans un bruit de sable qui crisse. Une rue à Londres où mes voisins parlaient grec et tamoul. Une rue à Berlin qui était encombrée d'ombres et que le temps présent ne parvenait pas à accaparer. Une rue à Los Angeles qui répercutait les coups de ballon dans un panier de basket. A New York, j'ai eu trop de rues pour pouvoir les compter toutes : block hispanique ou haïtien, vraie rue de village ou grand carrefour urbain, fenêtre sur cour ou baie vitrée scrutant les longs courriers prêts à se poser à JFK. A Paris aussi, j'en ai eu des rues, et pas qu'une ! Rive droite, Rive gauche, mais aucune adresse pour de bon. Ce qui aurait signifié m'agripper à quelqu'un dans une histoire d'amour donnant forme à une vie commune. Etre honnête n'empêche pas de répéter les mêmes erreurs. Par le passé, j'ai donc eu des rues, des adresses et des amours. Mais de rue à Beijing, aucune encore, jusqu'à ce jour.

Cette rue à Beijing -ma rue-, elle est bizarre. C'est une drôle de rue, dans laquelle je me sens déjà bien, et qui m'apprend beaucoup, soit que je l'emprunte pour aller en ville, soit que je la considère depuis mes fenêtres. Elle est étrange parce qu'elle ne ressemble à aucune de celles dont j'ai eu l'habitude jusque-là. Quelque part à l'intérieur du cercle observé depuis le parc Jingshan, il y a cette rue courte et paisible, ombragée, qui me vaut "un droit de locataire" sur le ciel de Beijing. Rectangulaire, Sanlitun Dong Sanjie, mon adresse pour les deux mois à venir, est bordée d'un côté par une série d'ambassades, de l'autre, par trois immeubles d'habitation. De mon balcon, si je me penche légèrement sur la droite, j'aperçois le drapeau français. Le quartier a été construit au tournant des années cinquante, peu après la proclamation de la République Populaire. Dans un demi-sommeil, ou sous l'effet du décalage horaire, on pourrait se croire dans un district résidentiel de Moscou ou Berlin-Est, ou encore aux abords de la préfecture de Saint-Denis.

A une extrêmité se trouve une grande artère à double voie, chacune comportant quatre ou cinq files, l'un des six périphériques de la ville, et que le piéton doit enjamber en empruntant une passerelle ; à l'autre extrêmité, une avenue populaire et chic à la fois, selon le trottoir qu'on choisit : d'un côté, des petits bars, d'où surgissent le soir des ouvreurs empressés qui chuchotent "Ladies' bar! Ladies' bar!!" de l'autre, une sorte de mall éclaté à travers tout un block en une série de petits pavillons marchands, le "Village", et qu'on parcourt comme on feuillette un exemplaire de Vogue ou de Wall Paper, d'un doigt blasé... D'un point à l'autre, sur une distance que j'évalue mal (je dirais la distance qui sépare dans la largeur les deux côtés de Washington Square ou celle qui s'étend de la place Saint-Germain des Prés à la place Furstenberg), s'étire ce qui est ma rue chinoise. Le pas foule un macadam uni recouvert de fleurs d'acacias séchées et soulève des volutes de poussières jaunes. Seuls les piétons et les cyclistes se disputent de chaque côté l'ombre d'une double rangée d'arbres, les acacias qui dominent d'une tête des pins parasols. A leurs pieds, un tapis d'herbes dont les brins sont longs et fins, comme dans les gravures de Dürer.

Le matin, l'équipe d'ouvriers qui travaillent dans la cour de mon immeuble sont les premiers à investir Sanlitun Dong Sanjie. Un peu plus tard, des employés d'ambassade passent en costumes sombres ou jupes strictes. En début de soirée, à l'heure fraîche, des personnes âgées trotinent par petits groupes et dans le silence. Il est arrivé aussi que je croise des enfants en train de sauter à pieds joints sur un tas de sables ou de graviers, au-delà de la barrière qui délimite la zone de travaux, ou une vieille femme accroupie en équilibre au bord du caniveau qui veille sur une petite fille mâchant un fruit mûr. La nuit, un ouvrier reste seul, pour surveiller le matériel, dans un petit lit de camp, une couverture ramassée sur son corps à l'abandon sur le côté. Mais de jour comme de nuit, la rue est surveillée par les policiers qui montent la garde devant chaque légation étrangère. En quelque sorte, ouvriers et policiers sont les représentants de l'ordre social que j'ai le plus aisément croisés depuis mon arrivée à Beijing. Les ouvriers travaillent par équipe d'une demi-douzaine d'hommes, habillés de vêtements en toile bleue, sous la surveillance d'un ou deux contre-maîtres qui viennent sur place chaque jour : l'équipe de jour manie le marteau-piqueur, enterre les canalisations et pose le nouveau dallage ; l'ouvrier de garde déblaie les gravats seul la nuit. Les policiers sont vêtus d'un costume vert, rehaussé d'épaulettes rouges et de boutons dorés ; leur casquette, qui est plate, présente un macaron or. En revanche, ce qui diffère de l'un à l'autre, sauf erreur, ce sont les souliers, probablement laissés à l'initative de chacun.

Quelle que soit l'heure du jour ou de la nuit, l'avancée dans Sanlitun Dong Sanjie enclenche une mécanique imperturbable : le garde sort de sa guérite, se dirige de quelques pas vers l'intrus, se met au garde-à-vous, les bras le long du corps, les doigts raides en extension, le visage tourné à 90 degrés vers le visiteur ; puis, le marcheur l'ayant dépassé, le garde contourne la guérite, dans une courbe qui le rapproche du portail, s'immobilise à nouveau à équidistance de son poste dans la même position, et ne quitte pas du regard l'intrus qui s'éloigne, et qu'avise bientôt un second garde en faction, devant l'ambassade suivante. Par-delà les portails, l'oeil surprend des bâtiments uniformes à étage, précédés de cours rectangulaires, au milieu desquelles sont hissées les couleurs. Les murs des enceintes sont protégés de grillages de couleur verte, et l'arête des murs recouverte de herses. Ces dispositions tranchent avec l'atmosphère résidentielle du quartier et l'agitation consumériste de l'avenue voisine. Ma rue est à l'image des autres rues alentour, le quartier diplomatique de Sanlitun étant composé d'un damier de blocks similaires.

Hier soir, j'ai eu l'émotion de découvrir qu'en dépit de ce que je croyais ma rue n'était pas faite d'un seul tenant. J'ignorais encore qu'au-delà des murs aveugles, une brèche allait s'ouvrir et un labyrinthe se creuser. En effet, juste en sortant de ma rue, en tournant immédiatement sur ma gauche dans la première venelle qui se présente, j'ai basculé dans un espace que je ne soupçonnais pas. Dans quelle doublure du monde, dans quel double-fond du réel, venais-je de me faufiler ? Là, sous mes yeux, et sous mes pas, se déroulait tout un dédale menu et méticuleux d'échoppes, marchands de fruits et salons de coiffure, pressing et troquets, guichet du loto et arrière-cour d'école élémentaire - dont les élèves portent noué autour du cou un carré de toile rouge. Tout un quotidien familial, chaleureux et discret. Comme si un autre espace s'ouvrait à moi, comme si un autre temps se substituait au mien. Ma rue ouvre sur Beijing ; Beijing ouvre sur la Chine ; mille Chines coexistent qu'il faut traverser toutes.

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