Depuis deux ans, BeiYe vit dans une banlieue chic de Pékin, au coeur d'un parc résidentiel. Avant de passer à table - mon premier repas chinois dans un foyer chinois -, BeiYe nous reçoit au salon, Katia et moi : il a prévu du thé vert. Il est assis dans un canapé profond, son profil se découpant sur la masse sombre d'un paravent. Est-ce une scène de cour dorée à l'or fin que je devine sur ce tryptique en bois ? Au mur, une huile contemporaine - acquise lors d'une vente de charité après le tremblement de terre de 2008 - met en scène des personnages vêtus de gris devant une citadelle : les uns se couvrent les yeux, les autres se bouchent les oreilles, quelqu'un ravale un cri. Ce cadre familial est propice pour parler du livre de BeiYe que je ne lirai probablement jamais. La couverture est élégante, le grain du papier lisse, la typographie soignée : cependant je n'entends rien aux caractères et aux schémas.
A quelques jours de là, nous prenons place chez Nengtao : il habite lui aussi à la périphérie de Beijing, au sein d'un complexe industriel transformé en village d'artistes. C'est un coin de Chine rurale aux portes de la mégapole ; artistes et agriculteurs cohabitent à l'orée de la forêt. La maison est de plain-pied, des baies ouvrent sur des cours intérieures. Dans la salle de bain, une baignoire sabot en bois jaune ; dans la cuisine, une volée de chaises hautes autour de la table. Nengtao est lui aussi un homme nourricier : il sert le thé, une variété brun rouge, dans de minuscules coupelles de verre. Il découpe des carrés de fromage et arrache des morceaux de pain qu'il me met en bouche, verse du vin qu'il me regarde boire, nous tend des tomates de son verger, revient de la cuisine une assiette de dumplings à la main. Aux murs, les toiles des artistes qu'il aime ; c'est le lieu adéquat pour se préparer à son atelier : tant mieux, j'ai besoin d'un sas pour comprendre son travail ; je reste à la surface de la peinture chinoise contemporaine, que j'ai longée sans vraiment la comprendre à New York, Londres ou Paris.
Si je m'installais à Beijing, nous deviendrions amis : je vois en BeiYe et Nengtao de grands frères. Il y a vingt ans, alors que le monde entier tournait les yeux vers la Chine, j'avais vingt-quatre ans, et eux, à peine plus. Enfants de la génération Deng Xiaoping, ce sont les premiers à avoir pénétré un autre monde, à avoir opéré la bascule ; ils arrivent d'ailleurs, d'un continent à part ; enfants, ils ont reçu une éducation collectiviste ; adultes, ils jouissent de l'aisance libérale. A leurs yeux, l'étranger que je suis n'est plus un ennemi, ils ont appris à penser par eux-mêmes, ils sont toutefois restés fidèles à un socle commun. Dans le feu de l'échange, médiatisé et ralenti dans une langue tiers (l'anglais), en dépit de l'entente qui nous lie déjà, certaines questions, certaines réflexions, sur des sujets jugés sensibles (le parti unique, la censure, le Tibet, Falugong, etc.), ma volonté de comprendre et de me figurer, avec d'autres yeux que les miens, retombent dans le silence. Cela se produit parfois avec mes interlocuteurs au cours de ce voyage, c'est quasi subliminal : quelque chose se raidit et recule d'un pas intérieurement, sans que le corps ne bouge, la prunelle se resserre, les lèvres continuent de sourire. Il est encore trop tôt.
Qu'ai-je compris de la thèse de BeiYe ? Dans un essai paru en 2004, il élabore une théorie sur les invariants de l'histoire culturelle chinoise. Selon lui, le présent répète le passé : en croisant un faisceau de disciplines occidentales et asiatiques (dont l'histoire, l'économie, l'anthropologie et la philosophie), il entend modéliser 4000 ans de civilisation. Il a identifié des séquences de durée moyenne au fil des 22 périodes dynastiques (ou historiques) qui se sont succédées : d'abord, des cycles de 186 ans, lors des deux premiers millénaires ; ensuite, depuis 2000 ans, des cycles de 135 ans ; enfin, depuis 50 ans, une accélération de cycles de plus en plus courts. J'en déduis que BeiYe évoque un emballement de l'histoire qui pourrait entraîner non pas le choc des civilisations mais leur hybridation. BeiYe ne parle pas dans le vide : 1 million de visiteurs ont déjà consulté son site en quatre ans. J'aimerais lire son essai, tiré à plus de 6000 exemplaires, pour me forger ma propre opinion. Mais là encore, je reste à l'extérieur d'une pensée que j'effleure.
Qu'ai-je vu de la peinture de Nengtao ? Dans son atelier, je suis resté en station devant chacune de ses toiles. De grands formats carrés qui s'inscrivent dans une série : des portraits de groupes crépusculaires en noir et gris. On y retrouve toutes les grandes figures de la geste communiste, regroupées autour de Marx, le père fondateur, à l'occasion par exemple d'un dernier repas, d'une ultime "cène" révolutionnaire, ou bien en train de poser au pied d'un sapin de Noël, pour une dernière photo de groupe. En filigrane, je crois repérer les deux gestuelles que le peintre associe : l'affiche révolutionnaire, avec ses visages graves tournés vers l'avenir ; et l'affiche publicitaire, avec ses sourires forcés que le consumérisme frustre sans apaiser. Nengtao fixe sur la toile le recouvrement d'une époque par une autre.