Il pourrait être mon fils. Tandis qu'il parle dans un français parfait, acquis à Paris au cours des années 2000, j'observe mon interlocuteur : fin, un visage ouvert qui s'anime selon qu'il rit ou réfléchit, quelques fils argentés dans ses cheveux qui lui font dire qu'il paraît plus vieux que son âge, des lunettes bicolores lui donnant un petit air d'intello branché, un tee-shirt jaune dont je lis mal le motif, un jean droit, des souliers à bout fleuri revisité.
Un coup de vent, et la serviette en papier qui sert de napperon pour nos gobelets en plastique, s'envole ! J'allais boire une gorgée de thé glacé mais Song la rattrape d'un geste adroit. Nous sommes assis à l'ombre d'un patio commercial, depuis une petite heure. J'aperçois, d'où je suis assis, des boutiques, un écran géant qui diffuse de la pub, de jeunes arbres qu'on vient de planter, un système de jets d'eau, et sur un stand de démonstration, circulaire et légèrement penché, un coupé Audi jaune. Autour de nous, plein dejeunes gens, des enfants d'expatriés pour la plupart. Si je lorgne vers la gauche, je capte l'effervescence d'une grande avenue. C'est le milieu de l'après-midi, il fait une chaleur étouffante, le vent est retombé et la brume terne et lourde s'est reformée. Chaque jour, dans l'heure qui suit ma première sortie en ville, la gorge me brûle, je me mets à tousser, j'ai besoin de cracher. Ma paire de Puma achetée avant le départ fait moins la fière : la poussière est partout, jusque dans les intérieurs, sur les poignées de portes, sur le rebord des tasses, dans les plis des draps.
Je l'interromps :
- Ah ! autre chose encore... C'est quoi cette guimauve qu'on entend partout ? Une voix larmoyante, d'homme ou de femme indifféremment, une méchante boîte à rythmes. Dis-moi, qu'est-ce qu'elles racontent ces chansons ?
J'ai mis le doigt sur quelque chose. Il s'emporte :
- La musique est nulle en Chine ! Rien que de la pop ! Pas de rock, pas de punk. Au mieux du R&B, une belle voix qui force, genre Mariah Carey. Mais un Chinois qui écoute du reggae, faut chercher !
J'insiste :
- Elles disent quoi ces paroles que je ne comprends pas ?
Il ébauche un sourire :
- L'important c'est d'aimer... Tu m'as embrassé. Tu m'as quitté. Tu es parti. Les Chinois, ils adorent ça, les chansons tristes. Surtout si c'est un beau gosse ou une jolie fille qui les chantent. C'est encore plus triste et ça les touche deux fois plus.
Je demande des précisions :
- Souvent, ça finit mal. Il revient mais elle est avec un autre. Alors, le beau gosse dit à la fille : je ne suis pas l'homme idéal, il est mieux que moi, il vaut mieux que tu restes avec lui. Pourtant, on s'est aimés ! Voilà ce qui cartonne !
J'émets une hypothèse :
- Et tu crois que toutes ces chansons finissent par former un moule ? Qu'à force de les avoir entendues, on n'a plus la faculté de concevoir l'amour autrement ?
Il admet :
- Je pense que oui. Les Chinois sont sentimentaux. D'ailleurs, dans leur imaginaire, Paris est une ville romantique, la France, le pays de l'amour. En Chine, tous les magasins de photos s'appellent Paris. Et dans toutes les chambres à coucher, la photo de mariage qui pend au mur a été prise dans un magasin qui s'appelle Paris !
Un détail attire mon regard : les bras levés d'un homme qui se tient debout entre deux arbres, au milieu du dégagement qui sépare les voies express de l'avenue voisine. Je lève les yeux et découvre haut dans le ciel un cerf-volant qui résiste au vent. Le grand enfant est indifférent au traffic qui l'entoure.
Song rit tout seul :
- C'est l'histoire d'une photo de mariage qui a mal tourné, l'histoire d'un couple mixte qui s'est rencontré à Paris. Elle est chinoise, originaire de Pékin ; et lui français, il ne parle pas un mot de chinois. Le jour du mariage chinois en Chine, après le mariage français à Paris, arrive l'heure de la photo, dans un magasin qui s'appelle Paris... Il faut poser en habits. Ce qui veut dire pour l'homme, plier légèrement les genoux, se pencher vers le sol, tendre les bras de manière disymétrique comme pour faire signe d'avancer, ou comme dans une figure de karaté... Le Français n'est pas d'accord, il s'écrie : Mais pourquoi dois-je faire ce truc à la con ! Tout le monde s'énerve autour de lui : Non ! c'est pas du tout con, c'est comme ça, c'est un mariage ! La Chinoise est très malheureuse, elle se met à pleurer : la photo est gâchée...
Je sais que Song a lui-même épousé une Française. Ensemble, ils sont venus s'installer à Beijing, il y a six mois, pour tenter leur chance. Dans une société qui s'ouvre et change, les opportunités sont nombreuses. Vivre à deux à Paris avec 1.500€ par mois bridait leur appétit :
- J'adore Paris. Mais au bout de quelques années, tu fais les comptes : tu t'amuses bien, tu sors tous les soirs au ciné, mais tu ne peux pas faire d'économies, tu n'as même pas de chambre pour le futur enfant... Tout est bloqué ! J'ai essayé de monter une radio avec un ami... On a fait tous les dossiers, toutes les démarches, on a même reçu une aide de la Mairie de Paris. Mais rien, ça bloquait. Tu penses, un Chinois qui veut faire une radio ! La réponse est tombée six mois plus tard, mon copain avait déjà filé au Canada et moi j'avais décidé de rentrer en Chine... Ce n'était plus le moment.
Je reviens sur la question de son mariage mixte. Il explique :
- Je deviens caméléon. Avec mes potes chinois, je fais le Chinois : je trinque quand on boit de la bière et je mange ma soupe avec des baguettes. A la maison c'est impossible !
Je demande pourquoi :
- Je m'adapte. Comme moi je parle français, et que Jeanne vient seulement de se mettre au chinois, je suis plus près du français, alors je m'adapte. Au petit-déjeuner, je ne mange plus de crèpes salées, ni de bouillie au riz, ni d'oeufs, ça l'écoeure... Par contre, dès qu'on est entre potes, je reprends mes baguettes et je mange ma soupe. Comment veux-tu faire pour manger une soupe en gardant la nuque raide et les lèvres pincées, sans faire de bruit ? Tu ne peux pas : la soupe est brûlante, les nouilles sont molles, tu as faim ! Ce qui est bon, c'est de pencher le visage vers le bol, de le lever vers les lèvres, de sentir la buée salée sur tes joues. Pour le moment, je m'adapte.
Je demande s'il a noté des figures en réciproque :
- Bien sûr ! On en rigole entre Chinois qui vivent avec des Français...
Je demande des exemples :
- Les Français prennent une douche une fois par jour mais ils ne lavent pas leurs linge de corps tous les jours. Ils les jettent dans un panier à linge sale !
Je ne comprends pas ce qu'il en déduit :
- En Chine, on ne prend pas de douche mais on lave son slip tous les jours. En France, les Chinois qui viennent d'arriver s'étonnent : Comment ? Les Français prennent une douche tous les matins mais ne se lavent jamais les pieds le soir ! Pour un Chinois, ne pas se laver les pieds dans une bassine avant d'aller au lit, c'est dégoûtant...
Je demande si sa femme ménage des points de souplesse entre les usages français et les usages chinois :
- Oui ! Maintenant, elle se brosse les dents avant de prendre son petit-déjeuner, comme un Chinois à qui déplaît une bouche pâteuse, puis après l'avoir pris, comme un Français qui s'apprête à sortir... Elle a toujours les dents propres !
Tandis que Song fait quelques pas avec moi, et que nous nous promettons de nous revoir (cette fois c'est moi qui irai dans son quartier), je repense à la question qui hante le narrateur de Victor Ségalen dans René Leys, question qui nous hante tous, aussi longtemps que nous n'avons pas renoncé à la recherche de l'amour :
"Mais ceci ne résout pas mon problème : une Mandchoue peut-elle, ou non, être aimée d'un Européen, qui est moi ? Peut-elle à son tour entourer cet Européen des gestes habituels qu'on étiquette traditionnellement "amour" par simple pauvreté de notre langue, réputée riche ?"
Lorsque je me retourne, je vois le jeune homme qui s'éloigne dans la cohue, dépassant d'un pas alerte une charette tirée par un petit cheval qui ferme les yeux. Dans la remorque, je distingue ce qui semble être une cargaison de courgettes, grosses et pâles. Les parents de ce fils unique peuvent être fiers de lui. Bien qu'il ne soit pas né à Beijing ou à Shanghai, il a tiré son épingle du jeu : il a tout misé sur les études, il a passé les concours, il a opté pour son point fort : les langues étrangères. Et maintenant qu'il pourrait se contenter de les enseigner, il aspire à autre chose. Cette aspiration a été déçue en France, où tout paraît joué d'avance. Il est rentré en Chine pour voir s'il aurait mieux à faire. Juste avant de me quitter, il s'est inquiété :
- Et New York, c'est comment ? Comme Beijing ?
En me retournant ainsi, c'est un peu sur moi que je me retourne. A son âge, j'avais moi aussi vécu à l'étranger, moi aussi misé sur les études et décidé que viendrait l'heure où il faudrait m'engager ailleurs. A son âge, en revanche, je savais que je ne me réaliserai pas dans le couple, ni dans la famille, dans rien de ce qui touchait la norme familiale que je respectais mais que je trouvais dévitalisante, et à laquelle, bien que formé en son sein, je ne me sentais pas destiné. Je rêvais juste d'indépendance et d'une chose au goût nouveau. Je me sentais né pour l'amour, et j'avais l'orgueil de croire qu'il me le rendrait vite, au centuple. Dans mes rêves puis dans la vraie vie, New York devint pour moi la seule ville au monde où la vie paraissait enviable mais aussi tolérable. Paris était trop petit, comme une chaussure dans la mauvaise taille, et je m'en étais éloigné si brusquement que, chaque fois que j'y retournais, je réalisais que j'avais été à la chasse et que j'avais perdu ma place.