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Billet de blog 11 mai 2009

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Course poursuite

Je marchais d'un bon pas, à travers une cour d'immeuble, pour ne pas arriver en retard à un rendez-vous, quelque part du côté du parc Ritan. Je venais juste de les apercevoir, l'un courant après l'autre. Deux petits garçons de huit ans à peine, en tee-shirt et chaussures de sport.

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Je marchais d'un bon pas, à travers une cour d'immeuble, pour ne pas arriver en retard à un rendez-vous, quelque part du côté du parc Ritan. Je venais juste de les apercevoir, l'un courant après l'autre. Deux petits garçons de huit ans à peine, en tee-shirt et chaussures de sport.

Il y avait d'abord celui qui était poursuivi, le visage tendu dans la course, les bras et les jambes trop légers encore pour véritablement peser ; il y avait ensuite celui qui poursuivait, et que je distingais moins bien, mais qui hurlait tout en courant.

Je croyais à un jeu d'enfants.

C'est alors qu'ils m'ont dépassé et que quelque chose s'est produit.

Ils se sont immobilisés et celui qui était poursuivi s'est mis à hurler à son tour. J'ai senti que ça n'était déjà plus un jeu, qu'à ce moment-là le jeu tournait mal.

Il m'a paru que celui qui avait été poursuivi jusque-là était peu à peu envahi par la colère, et que cette colère neuve chez un être si jeune allait être terrible.
Sa voix détonna, délestée des stridences du jeune âge, pour acquérir un vibrato sinistre, comme s'il étouffait. J'ai bien vu son visage et la colère qui enflammait son regard. Et là, quelque chose de nouveau a basculé, cette fois de la colère vers le chagrin. Il a justifié quelque chose avec peine, ou il a menacé pour ruser. Quelque chose comme : "Je vais le dire à ma mère" ou "T'es plus mon copain !"

Entre eux, un moment clé.
Dans l'instant qui suivit, la poursuite a repris, mais dans l'autre sens, dans la direction d'où ils étaient venus, celui qui avait été poursuivi poursuivant maintenant celui qui l'avait poursuivi.
Les deux petits corps légers, qui n'étaient pas à la mesure des sentiments violents qui les traversaient, faseyaient comme une voile étourdie par des changements de cap.

Et c'est alors enfin que la colère du poursuivant, mais qui avait été poursuivi, a atteint sa toute puissance. L'enfant a crié, il a hurlé, mais avec une telle force, une telle rage, que j'en suis resté saisi. Je ne parvenais pas à le croire : une si grande colère dans un corps si petit ?

Ce n'était plus un jeu, c'était un règlement de compte. Un compte qui se réglait dans la course et par les paroles : des cris, des menaces, des injures, des supplications, des justifications, comment savoir ?

C'est là seulement qu'un élément de la dispute m'est apparu clairement, que j'avais négligé dans la fulgurance de la scène.

Si je ne me trompais pas, ces deux petits garçons se faisaient du tort en chinois, alors qu'ils n'étaient pas Chinois. Je le notais seulement : l'un était un enfant noir, l'autre un enfant blond. Peut-être étaient-ils nés en Chine, mais leurs parents expatriés n'étaient pas d'origine chinoise ; ces deux enfants venaient probablement l'un de l'Afrique et l'autre de l'Europe.

Je me suis dit que je devais faire erreur, que ce que j'avais pris pour du chinois était en réalité une langue européenne, que je n'avais pas identifiée.

Ma première hypothèse fut toutefois vérifiée dans les secondes qui suivirent, lorsque je vis les deux enfants se justifier auprès d'un gardien chinois, lequel tentait de les ramener au calme. L'homme et les deux enfants ne prêtèrent pas attention à moi, qui les dépassai et déjà m'éloignai d'eux.

Ces deux enfants qui sont nés au loin, ou proviennent de familles venues d'ailleurs, grandissent en Chine.

Ils préparent sans s'en douter des souvenirs d'enfance qui garderont jusqu'à leur mort les rumeurs de Beijing, les couleurs de Pékin, les parfums de la Chine. L'un venant d'Afrique, l'autre d'Europe, ils sont les jouets d'émotions premières, formidables et phénoménales, qui les saisissent dans leurs corps trop légers pour fendre adroitement l'air, et qu'ils expriment sans réfléchir dans la langue qu'ils partagent, le chinois, et qu'ils conserveront chevillée au corps.

Un instant qui n'a l'air de rien : deux petits garçons venus de loin se querellant en chinois.

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