Et voilà, j'ai donc posé sur ma toute première photo officielle en Chine. Au milieu d'une cinquantaine de personnes, ma tête dépassant de justesse au dernier rang. Nous prenions la pose dans la cour d'entrée de l'hôtel Bamboo Garden, semble-t-il un ancien palais de famille noble reconverti en hôtel de tourisme traditionnel, au détour d'un hutong à l'écart dans la vieille ville, non loin des tours du Tambour et de la Cloche. Un arbre imposant, aux branches recourbées vers le sol, dont nous étions séparés par un bassin, servait de fond de décor à la minute officielle.
Face à nous l'équipe des photographes s'agitait en réglant les focales, testant les flashs, essayant différents points de vue, dans les limites du portail d'entrée où elle avait pris ses marques. Après toute une série de préparatifs, le photographe qui avait autorité sur ses collaborateurs, un homme jeune en baskets blanches, facétieux mais autoritaire, nous imposa des rectifications sévères : tels rangs à resserrer, telles silhouettes à intervertir, telles jambes à décroiser. Ce qui me retint le plus, ce fut sa manière de rythmer le décompte jusqu'à la prise de vue - cet instant où l'on promet aux enfants de voir surgir le petit oiseau, et où ceux qui font face à l'objectif tentent à la fois de paraître le plus naturel possible et d'atteindre à une image idéale d'eux-mêmes, sans rien laisser paraître du maintien fabriqué auquel leur rectitude les assigne - : et donc, le photographe lança le compte à rebours en repliant les doigts de sa main droite en commençant par l'index, jusqu'à l'annulaire, avant de terminer par le pouce.
Je n'étais pas venu en pique-assiette mais à l'invitation de l'Attachée du Livre auprès de l'ambassade de France en Chine, avec qui j'avais été en contact depuis Paris. Christine m'avait envoyé le programme de ces journées professionnelles :
- Viens, ça t'intéressera, tu apprendras plein de choses, dont nous pourrons parler ensuite, toi fort de ton expérience américaine, et moi de mon expérience chinoise. (J'avais occupé les mêmes fonctions à New York).
Ces rencontres entre éditeurs chinois et étrangers, sous la bannière China Book Forum, ont eu lieu pendant trois jours à Beijing, à l'initiative de l'UNESCO et du magazine China Publishing Today. Une dizaine de tables rondes ont réuni une trentaine de participants venus des quatre coins du monde et leurs homologues chinois pour débattre des enjeux de l'industrie du livre dans la mondialisation. J'ai retrouvé de nombreux visages croisés au fil des ans à New York, Paris, Londres ou Berlin, et d'autres jamais vus, venus d'Italie, d'Autriche, d'Israël et d'Australie.
Surtout, j'ai fait connaissance de professionnels chinois qui participent depuis Beijing et Shanghai à la recomposition de la chaîne du livre, en intégrant ou pas les contraintes de la course aux best-sellers, la standardisation dans l'art de raconter une histoire, l'émergence d'un nouveau modèle éditorial et économique par le biais d'internet.
Au détour d'une discussion, un agent littéraire belge, famillier de l'Asie, a donné le ton :
- Un vent nouveau souffle aujourd'hui en Chine. La libéralisation de l'industrie du livre, jadis strictement étatique, entraîne une diversification des ouvrages, des genres, des points de vue. L'issue est encore incertaine mais l'ouverture est engagée. Les difficultés, les risques, existent, mais la volonté de réussir, tout autant.
Les inconnues sont nombreuses. Reste que la période est cruciale, à mi-parcours entre les Jeux olympiques de Beijing et l'Exposition universelle de Shanghai, à la veille surtout de la prochaine édition de la Foire de Francfort, dont la Chine sera l'invitée d'honneur, du 14 au 18 octobre 2009.
Les débats ont eu lieu dans une grande salle étroite, ouvrant sur une seconde cour ombragée. A l'intérieur, une longue table de conférence, aux plateaux rangés en double rectangle, et juponnée de satin rouge, des chaises traditionnelles rembourées de coussins jaunes, des tasses chinoises cylindriques à couvercle, que remplissent sans répit des assistantes qui disparaissent leur tâche accomplie dans une arrière-cuisine et d'où elles ressurgissent une théïère pleine à la main, des micros pour relayer des voix défaillantes aux accents multiples, que deux jeunes interprètes, impeccables et infatigables, restituent alternativement en chinois et en anglais, et qu'une dactylographe, discrète et prostrée par la concentration retranscrit sur un clavier minuscule, près de l'écran sur lequel une autre jeune-femme supervise la projection de documents Power Point.
Au plafond, en plein centre, encadrée de boiseries, une fresque montre dans un cercle le ballet immémorial du dragon et du phénix. De chaque côté de la table, des responsables institutionnels et professionnels de l'édition, ont répondu à l'invitation, d'accord pour réfléchir au cadre à donner à une industrie devenue concentrée et tentaculaire, via une logique de groupes et la culture des meilleures ventes. Les femmes sont élégantes, les hommes aussi, et dès le premier jour, les intervenants chinois ne portent pas de cravates (ce que les hôtes étrangers s'empresseront de faire dès le lendemain).
Du début à la fin, les intervenants chinois ne peuvent se résoudre à ranger leur téléphone cellulaire, tandis que leurs interlocuteurs étrangers oublient systématiquement de parler dans le micro...
De ce dialogue, qui m'a remis en tête les entraves et les challenges qui accompagnent la percée des romanciers français sur le marché américain, culturellement isolationniste, j'ai retenu la réorganisation progressive de ce secteur en Chine - où la logique de marché est encadrée par les pouvoirs publics - et où à la croisée de ces deux forces émerge de manière fulgurante un modèle éditorial et économique inédit en Europe et aux Etats-Unis. Ce qui s'écrit en Chine, ce qui se lit, se discute et se vend, le plus aujourd'hui, a lieu par le biais d'internet au sein de la communauté des jeunes lecteurs, ceux qui ont entre 15 et 35 ans. Ils forment le lectorat le plus vaste, le plus mobilisé, le plus productif, et le plus convoité, de toute la Chine et partant du monde entier. Pour ces jeunes, la lecture est d'abord la consommation d'un produit en ligne, cliquable et téléchargeable, dont on suit l'élaboration "work-in-progress" par un rédacteur-auteur favori, ou une équipe de rédacteurs, et dont on commente l'élaboration en continu par le biais de forums, et dont enfin on suivra en bout de chaîne, pour quelques rares textes, la version papier - les élus du Top Ten, ceux de ces textes qui se seront révélés les plus téléchargés, les plus lus, les plus commentés. A priori, les textes en question ne sont ni les mieux écrits, ni les plus créatifs, mais ce sont sans doute les plus "tendance", les plus "romance" aussi. Ainsi, les sites des écrivains Han Han et Guo Jingming sont parmi les plus fréquentés au monde.
La société SNDA Literature possède trois sites de ce type, lesquels rassemblent chaque année 250.000 rédacteurs, 40 millions de lecteurs qui consultent les pages gratuites, 4 millions d'abonnés les pages payantes. Ces forums totalisent 10 millions de clics par jour et les 10 livres les plus consultés, 50.000 clics. Enfin, les auteurs de best-sellers en ligne sont salariés par la société : 4 d'entre eux touchent un salaire de 4 millions de Yuens par an, 10 de 1 million, 100 de 100.000 Yuens. A titre de comparaison, le salaire moyen annuel à Beijing est de 25.000 Yuens (2.500€).
Evidemment, cette littérature en ligne pour jeunes lecteurs ne représente qu'un seul aspect de la scène éditoriale et littéraire en Chine. Mais elle incarne la confluence de deux dynamiques, le best-seller et internet, et génère des modèles économiques inédits. Le phénomène a frappé les intervenants étrangers à tel point qu'ils ont perdu de vue les discussions sur le copy-right ou le piratage qui dominent en général les rencontres sino-globales...
L'autre soir, alors que j'indiquais certains de ces chiffres au groupe de jeunes gens, plus jeunes que moi, avec qui je prenais un verre, sur une péniche transformée en bar, à l'est de Beijing, encerclés par la musique techno et les croassements des grenouilles, Elisa nous fit rire en rapportant la réaction d'une fille qui lui avait demandé ce qu'elle avait prévu de faire pour le weekend :
- Lire à la maison ? Tu n'as pas peur de déprimer ?