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Billet de blog 14 juin 2009

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Soie et porcelaine

D'abord, un vol au petit matin de Pékin à Shanghai, dans une cabine plongée dans le silence (sans même un message du commandant de bord), qu'une odeur de cuisine indistincte envahit soudain, avec au ventre l'excitation de descendre dans le Sud mais un point de tristesse aussi à l'idée de m'éloigner de Beijing - ne serait-ce que quelques jours -.

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D'abord, un vol au petit matin de Pékin à Shanghai, dans une cabine plongée dans le silence (sans même un message du commandant de bord), qu'une odeur de cuisine indistincte envahit soudain, avec au ventre l'excitation de descendre dans le Sud mais un point de tristesse aussi à l'idée de m'éloigner de Beijing - ne serait-ce que quelques jours -. Ensuite, dès le lendemain, en route pour Zuzhou avec Qiong-Er et Guillaume : la voiture qui file droit, la voix de Lucinda Williams qui nous dépayse, une succession de tableaux sans que l'oeil n'en privilégie aucun - une ligne de train à grande vitesse en construction, des barres d'immeubles aux couleurs de guimauve, un homme debout dans une barque et un autre assis, un camion baché qui ondule comme un dragon, un quidam allongé au sol qui se tient la tête près d'une camionette encastrée dans le terre-plain central, des panneaux publicitaires plantés tous les cent mètres, un peu comme au Texas. Et partout ou presque, des grues, des échafaudages, des poids-lourds, qui expliquent le taux de croissance et s'expliquent par la main-d'oeuvre.

Au bout de notre route, l'animation de Zuzhou : ville prospère depuis mille ans, sur la route de la soie et de la porcelaine, célèbre pour ses jardins traditionnels sous les dynasties Ming et Qing, et qui se distingue aujourd'hui encore par le salaire moyen le plus élevé de Chine. On n'est plus à Pékin : les maisons devenues blanches ont gagné un étage, les pagodes cylindriques rivalisent avec les tours, le bois sombre des charpentes apparaît plus ouvragé. Au centre-ville, le musée des beaux-arts qui est bien plus qu'une collection de chefs-d'oeuvre ; c'est aussi une invitation à éprouver de l'intérieur, par la déambulation, l'essence de l'architecture chinoise. Le dispositif est formé de quatre sections : un jardin de pierres, d'herbes et de bambous, organisé autour d'un vaste bassin d'eau, qu'animent les circonvolutions de gros poissons ; à l'entour, une galerie de murs aveugles (sans ouverture ou presque sur le jardin intérieur) serpente à la façon d'un labyrinthe le long d'un chemin d'ardoises grises, dans une tendre lumière indirecte qui filtre par les claire-voix du toit et multiplie les jeux d'ombre sur les murs - et dont les tours et les détours ouvrent sur une série de pièces à taille humaine tandis que le pied foule un parquet blond très doux ; au bout d'un long couloir, comme détaché du reste, et sur trois niveaux, un double espace d'exposition pour les projets temporaires, avec un jardin d'eau vertical qui relie l'étage le plus élevé au plus bas, dans un bruit d'écoulement mécanique ; enfin, de l'autre côté du bâtiment, pour en former le prolongement et en rappeler peut-être l'origine historique, un palais traditionnel qu'on n'a pas détruit, et dont les salles, les cours et les jardins, se découvrent et s'oublient au hasard de la progression.

Les joyaux de la collection sont exposés dans la dizaine de salles du rez-de-chaussée : certaines pièces ont plus de mille ans ; la plupart ont été conservées intactes depuis les périodes Ming et Qing, du XVème au XIXème siècle. La visite présente de purs chefs-d'oeuvre et rend sensible l'expérience sensuelle comme l'émotion intellectuelle du lettré chinois : la pratique de la musique, les échecs, la calligraphie et la peinture, la lecture. Chaque pièce paraît unique ; elle incarne un usage et une volupté révolus, elle transmet pourtant aujourd'hui encore un trouble et une émotion. Les salles se succèdent autour de motifs : la porcelaine, le bambou, le bois, l'ivoire, la soie, le jade ; l'oeil s'étonne devant un appui-tête en porcelaine, un pot à criquet de combat, une coupe à eau de ruissellement (celle qui s'écoule après la pluie en minces filets dans les sous-bois), un pendentif dont la masse de jade représente deux singes recroquevillés tête-bèche dont l'un caresse la joue de l'autre, un bol et sa soucoupe en céladon qui ont réchappé à l'incendie d'une pagode. Dans l'une des premières salles, je vois une statue de Bouddha : des visiteurs redevenus fidèles ont déposé de l'argent dans le creux de ses bras. Un musée offre tant à voir : non seulement les objets qui illuminent les salles mais les visiteurs qui s'absorbent devant chaque vitrine. La visite du musée de Zuzhou rend attentif puis méditatif, comme si l'exposition au raffinement et la sensualité de la déambulation invitaient le regard à se tourner vers l'intérieur. Chacun semble en porter l'éclat sur le visage ; à un moment, assis sur un banc, alors que je prends des notes, je relève le nez et tombe dans le regard d'un jeune-homme qui porte un chapeau de paille et me sourit - son sourire est lumineux et bon, il dure longtemps. Plus tard, dans le vieux bâtiment, nous - Qiong-Er, Guillaume et moi - nous dépouillons de nos habitudes dans le silence d'une cour bordée de massifs délicatement parfumés : nous sommes trois amis de coeur, le temps est suspendu, tout est immobile, le regard s'élargit dans la vision des toits aériens, deux voix de femmes trouent parfois le silence avant qu'il retombe plus intensément encore, un petit garçon s'avance aussi tout craintif (il a les cheveux coupés ras mais porte une touffe au-dessus du front, comme dans la peinture classique).

Qu'est-ce qui explique la magie de ce lieu ? L'ensemble matérialise la vision d'un grand architecte, qui a prévenu que ce serait là sa dernière réalisation, qu'il désigne comme sa "petite fille" pour cet ultime grand-oeuvre, I. M. Pei est revenu à Zuzhou, la ville de ses ancêtres. Il a aujourd'hui plus de quatre-vingt-dix ans et vit à New York. Au soir de sa vie, il se compare à un bambou qui a dansé dans le vent sans jamais rompre. La douceur du grand-âge compte probablement pour beaucoup dans la félicité qui nous accompagne.

(J'ai commencé à écrire un peu avant six heures : par la fenêtre je voyais un rideau de brume grise, les frondaisons des arbres trouées par les pagodes, un groupes de gens âgés qui pratiquaient le Chi Qong, une cinquantaine peut-être, en musique ; je vois maintenant deux hommes, âgés également, qui s'entraînent au sabre, une cloche vient de marquer l'heure).

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