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Billet de blog 17 mai 2009

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Le nez au vent

J'ai trouvé refuge à Beijing depuis pas loin de deux semaines. Je n'ai encore rien vu ; je commence seulement à voir. Il aura fallu que mon regard, et peut-être mon âme, s'accommode à ce nouvel environnement.

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J'ai trouvé refuge à Beijing depuis pas loin de deux semaines. Je n'ai encore rien vu ; je commence seulement à voir. Il aura fallu que mon regard, et peut-être mon âme, s'accommode à ce nouvel environnement. Pour la première fois, mon oeil n'a pas sursauté en tombant aujourd'hui sur les caractères chinois des encarts publicitaires qui habillent la paroi de l'ascenseur. Depuis mon arrivée, j'ai couru d'un rendez-vous à l'autre, à l'intérieur d'une bande rectangulaire, sur l'axe est-ouest, longue d'une trentaine de kilomètres, et large d'une dizaine. Les acacias ne sont plus en fleur et leur parfum s'est dissipé.

Du tissu urbain, j'ai une vision approximative : six périphériques contiennent le centre ville de Pékin, comme la cible d'un jeu de fléchettes. Trois époques architecturales en forment la trame : l'habitat traditionnel avec ses maisons-cours de plain pied, l'architecture monumentale de l'ère communiste qui laisse de glace, la surenchère des prouesses contemporaines auxquelles sont invités à se joindre les grands noms internationaux.

Comme à Chicago, marcher tient ici du cauchemar, le corps s'épuise à ne pas rejoindre la ligne d'horizon, tant les distances sont immenses, l'échelle brouillée ; le corps avance, se fatigue mais n'atteint rien : l'objectif fixé demeure hors de portée. Ce n'est pas un vent glacé venu du lac qui souffle sur la ville, comme dans la capitale du Middle-West, ce sont des bourrasques chaudes, allourdies de poussières jaunes, balayées depuis la plaine voisine, qui brûlent la gorge et piquent les yeux.

Débarqué de Manhattan, les repères, si l'on en éprouve le besoin, révèleront des différences dans la masse de ce qui est construit, et repose au sol, et la ligne du ciel, qui court de la crète d'une tour à l'autre. Les grattes-ciel dont les lignes surprenantes sont des trouvailles d'ordinateurs, disposent d'un terrain qui paraît démesuré lui aussi, comme si chaque réalisation était une oeuvre unique, à l'abri derrière un cordon de protection, sans interaction immédiate avec les oeuvres voisines ; à l'inverse, les tours de New York, dessinées par les mêmes noms, se pressent les unes contre les autres, et s'étirent vers le ciel, avec la détermination hardie des plantes des sous-bois.

A Beijing, l'architecture se développe en parterre, comme un lierre qui court sur le sol. La place ne manque pas, la ville dès lors s'étale, les axes vertical et horizontal semblant s'épanouir à la même cadence.

A l'intérieur de cet ensemble, les urbanistes ont recomposé un réseau de circulation diversifiée à l'occasion des récents Jeux olympiques. Les périphériques, dont les boucles sont situées à équidistance, s'approchent ou s'éloignent du centre ville, selon qu'on arrive ou qu'on reparte. De larges avenues aèrent d'est en ouest, et du nord au sud, ce conglomérat gigantesque de briques, de béton et de verre, tout en formant des unités carrées, qui sont comme des blocks new-yorkais, mais en infiniment plus vastes. A l'intérieur de chaque block, un fin maillage de rues et de ruelles répète le modèle majeur.

Lorsqu'une voie en croise une autre, ou plutôt se superpose à elle, la logique ne conduit pas nécessairement à la confluence via un carrefour, elle favorise souvent la juxtaposition latérale comme dans le cas des avenues où une contre-allée est réservée à la famille des cycles et assimilés, ou bien l'élévation des avenues ou des périphériques sous forme d'autoponts quand ils se croisent.

La gestion des flux préfère l'écoulement fluide en canaux parallèles ; c'est au degré le moindre, lorsque la voiture ou la bicyclette quitte le traffic pour se garer, que l'intersection permet de sortir du jeu et de faire une pause. Engagé dans le flux, le corps ne marque pas d'arrêt, jusqu'à destination, nul besoin de se presser, on finira bien par arriver, la vitesse n'étant pas forcément le mode le plus judicieux pour arriver à l'heure. Ce qui prime c'est donc tenir la cadence et éviter les heurts : circuler dans Beijing, c'est se mouvoir environné d'un concert de klaxons, avancer tout en voyant s'écarter plus petit que soi, ou plus lent, avant de s'effacer à son tour, devant plus grand que soi, ou plus rapide encore.

Les caractères chinois font de moi un analphabète à Beijing. Face à la plupart des panneaux de signalisation, je régresse à un état d'isolement et de dépendance, je m'accroche aux principaux noms traduits en anglais que j'identifie ensuite sur le plan de la ville dont je ne me sépare plus.

En revanche le vélo est pour moi un instrument précieux, il conforte mes vélléïtés d'intégration et respecte un souci ancien d'indépendance. C'est à lui que je dois, dans cette ville, mes premières émotions d'appartenance, curieusement. Marcher, comme je l'ai dit, est vite décourageant ; en revanche, circuler à vélo, non seulement permet de parcourir des distances importantes, mais surtout, donne très vite l'illusion de rallier l'énergie de la ville, son pouls, de s'immiscer dans la logique des fluides qui l'irriguent, d'intégrer un vaste organisme vivant.C'est tout à la fois, se jeter à l'eau, entrer dans la danse, être emporté par la foule, aller là où mène le vent, faire partie du groupe, trouver sa place.

Car il est impossible ou presque de circuler seul dans cette ville : faire du vélo c'est d'abord rejoindre le peloton au moment favorable, quand une brèche s'ouvre dans le débit des cycles, et puis s'y tenir. Au bout de quelques instants, le regard s'agrandit et mesure le rang qu'on tient dans la file qui s'étire.

En accord avec les autres, les jambes actionnent les pédales, les bras tiennent le cap, le regard voit enfin l'horizon approcher, la brise caresse la peau, le soleil perce tendrement à travers la travée d'acacias, le souffle circule lui aussi, les pensées se taisent et l'on peut enfin voir Beijing comme il convient.

Dans la course, l'oeil saisit tout ce qu'il peut surprendre, c'est-à-dire tout ce qui s'offre à la vue, strictement : la façade, la rue, la vision d'ensemble. Par contre, impossible pour qui est encore neuf de départager l'espace d'habitation de l'espace de bureau. L'oeil ne plonge pas dans les intérieurs, butte sur un rideau ou un store, quand il avait l'habitude d'en apprendre plus en filant le long de Park Avenue ou de Madison.

C'est encore à vélo que le plus grand nombre de détails saute aux yeux.

Pas plus tard que tout à l'heure, j'ai vu, je le vois encore, un massif d'oeillets d'Inde au pied d'un arbre, comme on les forme ici par entassement de petits pots, sans rien planter ; le ballet des grues au-dessus d'un chantier en activité, dans la rumeur voisine d'une messe en anglais (c'est dimanche) ; l'abandon confiant d'un enfant dont tout le corps se relâche, la tête reposée contre le dos de son père, et qui me regarde, assis à l'arrière du vélo ; un autre enfant, en bas-âge qui donne la main à une vieille femme, pour être exact qui entoure de ses doigts l'index de l'adulte, et dont je vois qu'il porte une culotte au fond ouvert dans la longueur pour le laisser faire à sa guise la petite et la grosse commissions, sans se salir ni porter de couche ; une escouade de serveurs, une autre de cuisiniers, en tenue de travail et comme au garde-à-vue, en train d'être brieffés avant de prendre leur service, sur le trottoir ; un chauffeur de taxi à l'arrêt en train de vérifier dans la lumière du soleil le filigrane d'un billet de banque ; un homme de mon âge, de l'autre côté de la rue, qui ramène à lui un cerf-volant que le vent chahute ; un groupe d'amis qui jouent aux cartes, assis par terre, leur jeu étalé sur un carré de toile noire ; et partout, qui m'enchantent, des pots de pétunias roses, des corbeilles de pensées jaunes, des plates bandes de giroflées blanches, des grappes de rosiers de toutes les couleurs qui grimpent le long des rembardes séparant les axes de circulation.

Le plan urbanistique de Beijing mélange trois époques successives. Entre ce qui est ancré dans le sol, pierre ou végétal, et ce qui circule entre les masses, sous le soleil et dans la poussière, piétons et véhicules, se dégage puis se ménage une ville sereine en devenir, où il est bon de poser un temps sa valise, d'ouvrir l'oeil et le coeur.

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