Juste avant de claquer la portière de mon taxi, Ken avait résumé les choses :
- J'appartiens à la génération qui suit le mouvement : j'ai tiré un trait sur la France. J'ai bien fait : ils sont tous en train de rappliquer. Même Dior, le symbole de la France, produit ici maintenant : tu ne peux pas être Dior, incarner la France, et produire ailleurs ! La Chine tient le monde entier. Elle poursuit une politique d'accueil, elle invite toutes les marques. Si tu vas dans le Jiangsu, tu traverseras des villes qui ne sont faites que d'usines dans lesquelles on produit absolument tout. La Chine va bientôt contrôler le monde sans sortir de chez elle.
C'était au début de mon séjour. Je venais de passer deux heures avec lui : je l'avais rencontré dans le restaurant universitaire où il prend ses repas tous les jours ; je voulais voir à quoi ressemble un campus chinois et j'étais tombé sur lui. Dans le taxi qui me ramenait au centre de Beijing, je reçus un sms dans lequel il me faisait promettre de lui raconter ma vie la prochaine fois.
De la sienne qu'avais-je appris ? D'abord, le temps des études :
- Mon prof de maquillage m'a appris à toucher une femme. Il faut la mettre à l'aise, chaque geste doit être assuré, rien ne peut être ambigu. Si tu touches son visage, il faut le faire avec la douceur d'une plume. Il faut lui parler au maximum ; par ses réponses, tu cernes sa personnalité. Quand tu la maquilles, ce n'est pas un jeu de séduction, même si ton visage est tout près du sien, même si ses lèvres tremblent.
Et aussi, un premier contact avec l'Asie :
- Quand j'ai préparé mon diplôme international à Paris, j'ai copié les Chinois et ça m'a beaucoup aidé. L'école ouvrait à 7h du matin mais eux ils étaient devant la porte dès 6h. J'ai commencé à bûcher avec eux, à apprendre des rudiments de chinois, puis j'ai pris des cours de dessin avec une Coréenne. La beauté s'apprend, ce n'est pas un carnaval, c'est quelque chose de sublimé : un embellissement.
Enfin, les premiers pas dans la vie professionnelle :
- J'ai fait un BTS d'esthétique puis j'ai travaillé chez Dior. Dans un milieu de femmes, les hommes deviennent féminins. Or nous, les Antillais, nous sommes très virils. C'était déplaisant mais ce fut instructif : les femmes entre elles sont très cruelles.
Ken connut l'ivresse des commencements :
- Le matin, tu te réveilles et tu as rendez-vous avec la beauté. Je portais un costume, une belle chemise, une cravate rose. Dans le métro, les gens me taquinaient gentiment : Alors, on se fait beau ? J'étais le black, le séducteur, et en plus je les conseillais elles, les clientes. Elles viennent te voir, te confient leur visage : c'est un honneur, c'était l'euphorie, au début du moins.
Ce réfectoire était vaste, suffisamment pour accueillir 200 étudiants. Je lui faisais face assis à une table de 4. Sur son plateau, un bol de soupe, un plat de nouilles, un soda. Selon lui, il n'y aurait pas une mais deux Chine : celle d'avant et celle d'après les J.O.
Quelle avait été sa première impression dans ce pays ?
- C'était en 2006, j'avais 24 ans - ce qui m'a le plus étonné, ce sont les Chinois eux-mêmes, des gens comme nous. Les jeunes ici veulent sortir danser, nouer des relations libres. Je suis revenu pour les J.O.
Quel souvenir gardait-il des Jeux de Pékin ?
- En gros, les paroles de l'hymne disent ceci : "Beijing t'accueille depuis la nuit des temps. Beijing te souhaite la bienvenue ! Je t'aime, un coeur s'éprend d'un autre coeur. Même si tu ne parles pas le chinois, même si tu viens en Chine pour la première fois, on trouvera des sujets de conversation. Ensemble, on ira vers la victoire !" C'est une belle chanson : quand tu la chantes, ça fait une boucle, les tons montent et descendent. Les athlètes chinois ont été motivés par la force de tout un peuple. Côté français, les bénévoles n'ont reçu aucune aide : comment veux-tu que nos athlètes gagnent ?
Autour de nous, les tables ne désemplissaient pas ; les étudiants avaient un bon coup de fourchette, les conversations allaient bon train.
Et de la France, quelle image gardait-il ?
- En France, on est éduqué dans la douleur. En France, quand tu naîs pauvre, tu n'as pas d'argent, et en plus tu n'as pas d'avenir. Tu finis par le croire : les infos expliquent que tout s'écroule, et la télé abrutit les jeunes. En Chine, la censure à la télé va dans le bon sens, elle porte le peuple vers l'avenir, les Chinois s'expriment en tant que Chinois. Il faut viser la lune pour atterrir dans les étoiles...
N'était-il pas un ingrat ?
- La France, bien sûr, a fait beaucoup pour mon éducation ; mais la France m'a aussi rendu très malheureux : pendant six ans, je ne me suis pas senti une seule fois français. Moi, je suis fier d'être black, mais en France, les blacks, on préfère qu'ils soient paresseux, qu'ils fassent du sport et du rap mais pas d'études. En plus, il n'y a pas de valeurs communes, chaque communauté impose ses valeurs au lieu de servir la nation. Mon père m'avait prévenu : quand tu es noir, la lumière est sur toi, tu dois en faire plus, toujours ! J'aurais dû l'écouter mais chacun mijote un petit rêve à Paris...
La Chine serait-elle un pays plus jeune ? Les jeunes y seraient-ils mieux considérés ?
- La Chine s'intéresse aux ressources de l'Angola : le pétrole, l'or. Alors, elle fait tout pour aider les étudiants angolais : j'en connais une trentaine qui sont arrivés en début d'année. Ils resteront 6 ans pour apprendre le chinois. La Chine en profite pour construire des routes en Angola. Quand deux pays dialoguent, la jeunesse en bénéficie.
Au fond du réfectoire, un groupe d'étudiants italiens - de plus en plus nombreux, de plus en plus bruyants - fêtent la quille. C'est leur dernière soirée à Beijing, après deux mois de stage en Chine. Ils ont apporté de la bière, une sono. Je les regarde, ils ont l'air d'avoir 4 ans ; mais je me souviens aussitôt qu'à leur âge j'avais déjà toute une vie derrière moi.
Et tes projets, quels sont-ils ?
- Je ne me vois pas retourner en France. La vie ici est si belle ! L'étranger, surtout s'il parle le chinois, est placé sur un piédestal. Pour un Chinois, être servi par un étranger, il n'y a rien de plus flatteur. Après l'université, j'aimerais travailler dans le luxe ou à la télévision, j'aimerais maquiller les stars chinoises. En France, les gens n'ont pas d'argent, ça ne vaut pas la peine d'investir.
Une chose encore, un détail auquel je n'avais pas tout de suite prêté attention : lors qu'il parlait de "son pays", Ken faisait référence, non pas à la France, mais aux Antilles. Qu'est-ce qui avait pu le blesser autant dans la métropole, lui qui avait "mijoté un rêve" à Paris ?