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Billet de blog 28 mai 2009

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Ciel de brume

Quitter Beijing, prendre la route, c'est entrer dans le paysage. C'est oublier aussi les habitudes récemment acquises, et si vite. L'oeil, puis l'esprit, après quelques minutes de vacillement face à l'inconnu, finissent toujours par s'accommoder. Monter dans la voiture, s'enfoncer dans le fauteuil, descendre la vitre, déplier une carte, caler une bouteille d'eau à ses pieds, et sentir le moteur qui chauffe peu à peu. Ce matin-là, il est huit heures, la circulation en ville est ralentie ; où que l'oeil se porte, il rencontre un véhicule, il en oublie les barres et les tours. Au-delà du sixième périphérique, le traffic redevient fluide, l'axe de construction s'inverse, les tours s'allongent sur le sol, le bâti se répand, les arbres aussi gagnent du terrain. Enfin, on rejoint l'autoroute de Chengde qui conduira vers le nord-est.

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Quitter Beijing, prendre la route, c'est entrer dans le paysage. C'est oublier aussi les habitudes récemment acquises, et si vite. L'oeil, puis l'esprit, après quelques minutes de vacillement face à l'inconnu, finissent toujours par s'accommoder. Monter dans la voiture, s'enfoncer dans le fauteuil, descendre la vitre, déplier une carte, caler une bouteille d'eau à ses pieds, et sentir le moteur qui chauffe peu à peu. Ce matin-là, il est huit heures, la circulation en ville est ralentie ; où que l'oeil se porte, il rencontre un véhicule, il en oublie les barres et les tours. Au-delà du sixième périphérique, le traffic redevient fluide, l'axe de construction s'inverse, les tours s'allongent sur le sol, le bâti se répand, les arbres aussi gagnent du terrain. Enfin, on rejoint l'autoroute de Chengde qui conduira vers le nord-est.

Le revêtement paraît neuf, les voies sont larges, les panneaux de signalisation de couleur verte, bilingues aussi, en chinois et en anglais. Des marquages au sol distinguent trois couloirs de circulation, selon la vitesse : 120, 90 et 60, sans compter la bande d'arrêt d'urgence. Autour de nous, de belles voitures qui paraissent sortir de l'usine, allemandes ou japonaises pour la plupart. Chaque jour, dit-on, 10.000 nouveaux véhicules feraient leur entrée dans les rues de la capitale. Le rétroviseur côté passager est précieux, car on peut doubler à droite ici, comme on le fait aux Etats-Unis. Les cinquante premiers kilomètres, on traverse une plaine qui fait penser à l'Ile-de-France, parcelles vertes et rideaux de peupliers, à condition bien sûr de ne pas prêter attention aux maisons traditionnelles qu'on voit reparaître.

Lorsque surgit le premier massif montagneux, à l'est je suppose, il faut quitter l'autoroute, fermée pour travaux. La petite bagnole s'engage alors sur une double voie qui conduit aux portes de Simataï, dans le comté de Miyun, à 120 km de Beijing. Au fur et à mesure, on quitte la plaine, on rentre dans la petite montagne, la route devient plus serrée, selon une progression chaotique qui fait alterner accélérations et ralentissements, du fait des nombreux poids-lourds qui précèdent. C'est parfait, on a le temps de voir : les murs aveugles des corps de fermes ; un massif de rosiers rouges par un portail ouvert ; une brochette de restaurants qui croulent sous les bannières et les lanternes dans un gros bourg (et dont on entrevoit les salles à travers un rideau à franges en plastique) ; un quartier qu'on pourrait croire en démolition à l'entrée d'une ville mais où des gens vivent (du linge pend à un fil dans une ruelle) ; une femme qui noue un ruban rose à une cargaison de bambous à l'arrière d'une remorque ; un âne qui paraît épuisé dans l'attente de son maître ; et tout le long, sur le bas-côté, des paysans, hommes et femmes, pieds nus sous un parasol, qui pointent du doigt les pannières de fruits qu'ils sont venus vendre, de petites pastèques en particulier, mais aussi des oeufs (je reverrai les mêmes au retour en fin d'après-midi) ; des pécheurs sur la rive, le ventre à l'air (les hommes se dénudent volontiers, à l'inverse des femmes pudiques) ; un homme qui bat du linge dans un cours d'eau. Et partout, à l'ombre desquels nous filons, pilotés par Yang, des acacias, des pins, des sorbiers, du moins ce que je crois tels, plantés dans une terre brune puis rouge, et tout au loin, un ciel de brume, qui rend à la fois le visible plus précis et nape tout d'irréalité. Enfin, à un carrefour, le visage terrifié et en colère d'une femme, qui protège sa fille, et refuse de croiser nos regards, et dont nous espérions qu'elle nous confirmerait notre chemin.

Deux heures et demie après avoir quitté Beijing, le téléphérique nous dépose aux pieds du premier sentier escarpé que nous aurons à gravir pour rallier la Grande muraille. Nous venons de balancer au-dessus du vide, dans un incroyable paysage de montagne qui multiplie les monticules plissés et les massifs énormes. Il est encore tôt, la montagne est à nous, l'autoroute fermée ayant découragé le gros des touristes. Le pied s'essaie pour la première fois au sentier de terre sèche, aux blocs de pierres dont on a fait des marches, dans des parfums qui rappellent l'arrière-pays varois. A flanc de montagne, la végétation est dense, riche, généreuse, tout un fouillis d'arbustes et de buissons, qui protège les corps alanguis des marchands à la sauvette, leur journée n'ayant pas encore commencé. L'air est sec et déjà chaud, le souffle s'installe, il le faut car jusqu'à la fin de l'après-midi, Katia (qui est venue passer deux semaines en Chine, à l'occasion de mon séjour, et qui arrive de Shanghai) et moi allons monter et descendre des volées de marches, sous le soleil et dans le vent, entre deux escarpements, et parfois en longeant le vide.

Soudain, après avoir passé un porche, et monté quelques marches, tout en haut du sentier que nous venons d'emprunter, le regard éclate et se disperse à travers l'étendue. Il est vaste comme le site qui se découvre, et ample comme le vent qui le balaie. Le ruban de pierres, ingénieux et féérique, et qui bien sûr appelle la comparaison au serpent ou au dragon, - qui se love, glisse et ondule -, sur la ligne de crète, à l'infini, est bien visible, et nous porte sur son dos. Le passage sur lequel nous marchons est étroit, aucun garde-fou pour atténuer l'emprise du vide, et son tracé s'élève puis redescend. Le regard précède le corps dans la visite, il anticipe et apprivoise la coulée de grosses briques grises, qui dans la lumière et le lointain paraissent blanchâtres, sur laquelle nous progressons. Durant plusieurs heures, sans avoir le sentiment que le temps s'écoule, notant toutefois la course du soleil, nous allons remonter puis redescendre un chemin de garde au pavement inégal, traverser des tours d'observation bâties en briques brunes, il y a deux mille ans, dont l'ombre rafraîchit et les fenêtres en ogive donnent de l'air, puis longer des murs simples et aveugles, avant de rejoindre un autre escalier, un autre dégagement, une autre échelle en acier. A un moment, un gamin de quinze ans peut-être, en tenue verte de gardien, vient vers nous, le sourire aux lèvres, une radio de poche collée à l'oreille : un joyeux vacarme qui siffle et grésille envahit l'immensité, repris par l'écho, avant de se taire. Comme la tête du marcheur qui peu à peu se vide pour se confondre avec ce qui l'entoure et le ravit.

Etre dans le paysage c'est entrer dans la peinture chinoise. Je retrouve pour de vrai ce que j'ai toujours pris pour une stylisation d'école. Les artistes chinois n'ont rien inventé, ils ont reproduit à l'identique. Le paysage chinois c'est ça, que j'avais vu sur les estampes et que je retrouve sous le soleil, dans la brume et le vent : la roche plissée et coupante qui se dégage des mousses et des arbustes, les branches qui ploient vers la terre, les petits filets d'eau, et impossible à croire vrais, à l'infini, des chapelets de pins coniques plantés par la main de l'homme à intervalle régulier sur les lignes de crète. Bref, tout un lacis de "dents" qui se répondent, - naturelles, végétales, architecturales -, en surplomb et en contre-bas. Se trouver là, au contact d'un haut-lieu de mémoire, sur cette ligne défensive qui ne protégea jamais vraiment l'empire, mais imprima durablement aux esprits la fantasmagorie d'une prouesse inouïe qui serpente entre terre et ciel, c'est rentrer dans le paysage, c'est rentrer dans la peinture, c'est surtout laisser affleurer une série d'images inconscientes qu'on portait en soi, grâce à la photo et au film, et qui se confrontent à la réalité avant de s'y amalgamer. Comme souvent en Chine, la démesure reproduit à l'infini, sur des milliers de kilomètres et à travers des centaines de siècles, quelques fondamentaux : la brique, le mur unique ou double, la tour de garde. Partout, là où la main peut atteindre, des graffitis en caractères chinois ramènent toutefois à l'échelle de l'individu et de la durée humaine. Et pour l'oeil contemporain, la mémoire emprunte aussi au documentaire pour situer les chantiers qui percent dans le paysage, au-delà des cultures en terrasse : les remblais de l'autoroute en construction, la flaque émeraude d'un barrage.

Séjourner un peu longuement en Chine, comme je suis en train de le faire, conduit aussi à ça : voir surgir à la lumière des représentations intérieures dont on n'avait pas conscience d'être le porteur, empruntées à la peinture, à la tv, au film, puis les laisser se fondre à la réalité, pour enfin les faire vraiment siennes. Le processus se passe presque totalement de mots, pour qui comme moi, ne parle pas chinois. Même les relations de service les plus simples conduisent vite à une ligne de communication infranchissable : si le chauffeur de taxi ne comprend pas où je veux aller, bien que je montre l'endroit sur le plan, je dois appeler un tiers qui parle et l'anglais et le chinois, et servira d'intermédiaire entre nous deux. Les amis chinois avec qui je parle en anglais ont déjà vécu à l'étranger, à l'époque de leurs études ou à l'occasion d'un détachement professionnel, nos échanges sont donc informés de culture globale. Pour être en Chine avec les Chinois, il faut user de raccourcis poétiques... Comme dans l'instant où par exemple j'ai débarqué dans la salle d'attente de la gare de Beijing, en haut de l'escalator, le soir où Katia prenait le train pour Shanghai, et où soudain j'ai eu l'impression que se tournaient vers moi un milliard de paires d'yeux, tout le milliard de regards qui peuplent ce pays-continent.

La langue fait barrière dans toutes mes interactions, mais il peut arriver que je glisse d'un degré dans la compréhension de quelque chose. Au beau milieu de la nuit, je m'éveille sans plus savoir où je suis, et je perçois distinctement le morceau de variété qui passe à la radio, un couple qui chante en duo. Je cultive ces moments dérisoires, grâce à la petite radio que Sonia m'a offerte l'an passé et dont je ne me sépare plus : j'entends chuinter l'air qui roule dans les poumons et s'élève dans la gorge, je crois comprendre de l'intérieur une émotion qui m'étreint, mais que j'invente probablement. De même, l'autre soir, pendant un cours de yoga, j'ai tout suivi des enchaînements sans rien entendre des directives. Beaucoup de douceur, de mots chuchotés, rien à voir avec les cadences relayées au micro dans les salles de New York. Ces instants sont minuscules, ils m'aident pourtant à ne pas passer à côté des autres.

Si souvent, en effet, je ne comprends rien, je suis le jouet de ce qui se produit : ainsi, l'autre jour au supermarché, pourquoi n'ai-je pas pu acheter une bouteille de shampoing comme le reste ? J'ai dû la laisser au rayon parfumerie, recevoir un reçu, payer à la caisse, laisser mon sac de courses au vigie, puis revenir sur mes pas, donner mon reçu, en recevoir un autre et enfin repartir avec mon bien, et découvrir chacune de ces étapes en temps réel, au fur et à mesure, sans m'inscrire dans aucune "perspective". Et l'autre jour, je me suis senti tout bizarre chez le coiffeur, au moment du shampoing, encore une fois ! Je voulais juste une coupe à la tondeuse, mais je me suis retrouvé impuissant entre les mains de trois personnes, dont la première m'a demandé de choisir entre différents flacons, sans que je comprenne rien à ses explications. Finalement, je me suis vu interdit, droit dans mon fauteuil, face au miroir, sans cuvette ni pomme à eau, la tête pleine de mousse, le coiffeur actionnant derrière moi une pipette à eau ...

Que je reste français c'est à l'occasion ce qui plaît ici. Comme là fois où, me tenant le ventre -après un repas épicé-, avec une envie furieuse de rentrer à la maison, au plus vite, le chauffeur de taxi voulait me serrer longuement la main, à chaque feu rouge (l'usage est de monter à l'avant à Beijing). Il répétait enthousiaste : Faguo ! Faguo ! Et j'acquiesçais modeste, plutôt perplexe. Je voulus rendre l'amabilité et prononçais : Beijing ! en levant le pouce, avec de grands sourires. Nous nous sommes alors mis à applaudir le mot Beijing, tous les deux, dans son petit taxi. Au carrefour suivant, l'échange prit un tour politique : le regard du chauffeur s'approfondit, et il prononça le mot : Meiguo (Amérique) ! en marquant du dépit. Là, je ressentis de la tristesse, New York représentant beaucoup pour moi ; aussi j'essayai d'introduire une nuance, en reprenant toutefois sa grimace de désaveu et en rectifiant : George W. Bush... Je ne semblai pas le convaincre ; ce qui lui plaisait, c'était que je sois français et que j'aime Beijing. A chaque arrêt, j'avais le droit à un coup de coude dans les côtes, à une tape sur l'avant-bras. Faguo ! Faguo ! s'émerveillait-t-il. Si j'avais parlé le chinois ce soir-là, deux inconnus comme nous en auraient-ils dit beaucoup plus ?

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