Nous sommes à l'étroit : le salon individuel forme un rectangle, deux tables de massage et deux gros fauteuils l'encombrent ; un jeu de guéridons et de poufs condamne à l'immobilité. Grâce à des commandes, on peut varier la luminosité, allumer la télé, éteindre la musique. Une jeune femme entre avec un plateau : elle sert des rafraîchissements ; j'ai pris un jus de pastèque.
A ma droite, dans un fauteuil pareil au mien, Jim : ses pieds trempent dans un baquet. A ma gauche, sur une table, Elisa : elle est sur le ventre, la tête passée dans une ouverture. Derrière elle, sur une table également, le frère de Jim, débarqué de Bruxelles le matin même : lui est sur le dos, les yeux clos, il dort déjà. Quant à moi, je suis dans un fauteuil, les pieds dans un baquet, une main dans une coupelle, l'autre sur un coussin, une veilleuse en équilibre sur la cuisse gauche. Drôle de tableau : nous avons tous les quatre passé des pyjamas en papier...
Le jeune homme qui me coupe les ongles porte un jean déchiré, un T-shirt de marque italienne, un tatouage : il est concentré mais son visage s'illumine dès que j'exprime ma satisfaction. L'homme qui soigne mes pieds est trentenaire, plus costaud ; il a passé une vareuse blanche, une sorte de blouse médicale mais en plus élégant : il suit nos échanges, sans tout comprendre - seuls Elisa et Jim parlent chinois ; dans le feu de la conversation, ils ne traduisent pas tout -. Quand il relève la tête, et si j'ai les yeux ouverts, nous rigolons : il aime surtout les petits cris que pousse Elisa dès que son masseur lui écrase les mollets. Le massage chinois est une partie de plaisir qui inclue la douleur (le principe de base étant qu'il faut avoir mal pour ensuite aller mieux).
Un portable sonne et vibre : je vois la main d'Elisa qui fouille sur la table basse ; Jim sort de sa torpeur et me prend en photo avec le sien (je préfère ne pas voir). Son petit frère lui, n'a pas bougé, en dépit des doigts qui exercent des pressions le long de ses trajets musculaires, des mains qui désarticulent ses blocages osseux. Il faut redevenir souple, il faut redevenir fluide : cela se produit à son insu. Jim ne parle plus, il se concentre tout à coup : la jeune fille qui lui masse les pieds attaque le morceau délicat de la voûte plantaire...
Après avoir répondu à un sms, Elisa est maintenant sur le dos :
- Je me méfie des expats qui disent préférer Shanghai à Pékin ; Shanghai ce n'est pas la Chine, c'est New York ! Dans le fond, ça veut dire qu'ils n'aiment pas les Chinois, qu'ils ne s'habituent pas à leur culture. Ils tournent tout en dérision.
En l'occurence ?
- Les cartes de visite : en Europe, on les échange sans faire attention ; en Chine, on les donne mais on les reçoit aussi des deux mains, en se courbant légèrement. On lit le nom, on prête attention au nom écrit - car ce qui est écrit est également une image qu'on observe -, on réfléchit à la signification de ce nom. Il existe une centaine de noms chinois qui forment le peuple des Cent Noms, certains plus rares, d'autres originaires du nord ou du sud.
Par exemple, que signifie le nom de tel ami ?
- Le silence de l'aube. Ou bien : la lumière vient avec le silence. Ou encore : la clarté mentale suit le silence.
Un autre exemple ?
- La société chinoise reste très hiérarchisée, c'est lié au confucianisme : le petit-fils sera toujours plus important que la grand-mère. Dans mon équipe, j'ai beaucoup de mal à déléguer : je ne peux pas demander à mon assistante d'appeler l'un de mes homologues, encore moins d'organiser ou de tenir une réunion avec lui. Ce n'est pas qu'elle ne veut pas, c'est qu'elle ne peut pas : là n'est pas son rôle ; elle passera par un inférieur. Si pour être sympa j'accorde un congé, parce qu'on sort de charrette, je vois bien qu'à ses yeux je perds la face, je me montre faible en tant que chef. Avec les étrangers, ça coince...
Une jeune fille apporte un plateau de dumplings. Le frère de Jim ne réagit pas aux tapotements de son masseur qui aimerait bien qu'il se retourne : la fatigue du voyage et le décalage horaire l'ont englouti.
Elisa poursuit :
- En Chine, on ne dit jamais non. On trouve un moyen déguisé de l'exprimer, sans manquer de respect à l'autre, sans risquer la dispute. Les expats, ça les rend dingues !
Puis, tournant son visage vers moi, alors que son masseur lui malaxe le crâne, et que le mien martelle mes tibias de ses poings, comme s'il utilisait un maillet (l'un et l'autre chuchotent et gloussent) :
- Prends ces raviolis : leur forme n'a pas changé depuis 6000 ans ; et ces baguettes : on les utilise depuis le Xème siècle - elles prolongent les doigts, laissent la main souple pour que le sang circule tandis que le corps s'immobilise sur une chaise. Je trouve ça mille fois moins agressif que la fourchette et le couteau qui reproduisent la pique et l'arme dont on s'est servi pour tuer et rôtir une bête...
Il nous en coûtera environ 15€ par personne, snacks et boissons compris. On trouve des salons de massage à tous les coins de rue, à travers tout le pays ; on peut même se faire masser dans la rue (la tête et les épaules, assis sur un pliant). Les Chinois aiment bien l'idée de se faire masser par un aveugle.