Il souffle un vent à décorner les boeufs. Un rideau de poussière ocre fonce sur le district de Chaoyang. Trois vieux, du comité de surveillance du quartier, reconnaissables à leur brassard rouge barré de caractères or, bavardent au soleil. Chose rare, le ciel est bleu. Les mauvaises langues disent que la récession y serait pour quelque chose, certaines usines de Beijing ayant mis la clef sous la porte. Ce tumulte naturel tranche avec la quiétude de l'avenue : c'est jour férié. Trop de vent pour moi, je décide de prendre le métro à Changhong Qiao.
L'agent de sécurité accepte que je garde mon ordinateur portable, sans que j'aie à le glisser dans la machine à détection. Un préposé me donne la monnaie d'un billet de 5 Yuens, pour que je prenne un ticket au distributeur, dont la valeur est de 2 Yuens. Le plan du métro ressemble à un Mondrian : sur fond blanc, deux rectangles l'un au-dessus de l'autre, légèrement décalés, bleu et jaune, plus diverses lignes, horizontales et verticales. J'emprunte l'escalator, et dans la descente, je repère les caméras de surveillance, les écran digitaux pour la pub, la signalétique bilingue, le marquage au sol, les dalles rutilantes. La voie est protégée par une cloison transparente. La foule est clairsemée, jeune, paisible.
Dans la rame, je joue des coudes, j'attrape une poignée. Les visages sont baissés, absents ; rien de commun avec les faces fendues de rire en surface. Là-haut on s'anime ; en-bas on se fige. Sur les banquettes, ou debout, des tas de jeunes, leurs parents aussi qui font jeunes, et pas que des citadins, mais des familles venues des provinces. Je vois une adolescente qui dort à poings fermés sur les genoux de sa voisine, le corps basculé en avant ; deux gars de la campagne qui s'émerveillent de voir arriver la station suivante, à travers la vitre de la cabine de pilotage ; une mère qui s'agenouille pour parler à son petit garçon. Personne ne lit, sauf des textos : on s'isole en fermant les yeux, ou bouche bée devant un écran digital (des stars toutes jeunes, qui racontent leurs succès, un micro à la main, avec des coupes de cheveux à la Star'Ac). Les corps chinois sont rarement grands, mais ils sont toujours minces, menus, juvéniles. Autour de moi, une foule d'ados, pas tous jeunes à y regarder à deux fois, qui se couvrent de marques, authentiques ou de contrefaçon : je repère les logos Dolce & Gabanna, Diesel. Tout autour de la terre, une classe de privilégiés, qui font jeunes, de 15 à 65 ans, même en Chine. Soudain, quelqu'un me regarde : je me retourne : les yeux de velours du modèle d'Estée Lauder.
Je ressors à Wangfujing, les rafales n'ont pas faibli. Aussitôt après, je m'engouffre dans Oriental Plazza, la galerie marchande. Suis-je à Beijing ? ou dans un mall à Dallas, Texas, voire à Parly-II ? Un couloir immense, sur plusieurs niveaux, d'une avenue à l'autre. Du marbre, des luminaires, et des vitrines en enfilade. On peut acheter tout ce qu'on veut, si on le peut. Deux slogans me sautent aux yeux (Adidas, et une ligne de prêt-à-porter allemande) : "Me, Myself" et "My Life, My Way". L'ouverture à l'économie de marché doit bien créer une ligne de faille dans la psyché chinoise, informée par le communisme : comment ces deux slogans résonnent-ils intérieurement pour ceux que je croise ? A deux reprises, une jeune femme m'agrippe pour que je la suive dans une galerie d'art : elle dégage une voracité inquiète. Des couples, de jeunes adultes, des parents en weekend, qui se tiennent par le bras, des mères avec leur fille, qui se donnent la main. J'avance et je regarde : prêt à porter, accessoires, luxe, soins du corps, produits de bouche. Je rentre chez Moschino : 1.400 renminbis le polo. L'image qui se vend ici, celle qui se consomme, c'est une appellation européenne et américaine. Tout à coup, en face de moi, sur une pub Mont-Blanc, le visage d'Eva Green, à qui j'avais donné des petits cours de français, l'année de son bac. Derrière elle, la boutique BMW : j'ignorais que le constructeur déclinait une ligne de streetwear : "Lifestyle".
Je me retrouve dehors, dans le vent. Un employé municipal, vêtu d'orange, interdit à la foule de traverser : il engueule une femme qui n'en fait qu'à sa tête. Tout autour de nous, du ciel bleu, des enseignes rouges, de la musique world qui provient d'un restaurant musulman. Je pousse la porte de chez McDo : la même odeur écoeurante que partout ailleurs et qui prend à la gorge... Le petit panneau jaune "Wet floor" m'accueille comme si j'étais à New York. Une femme passe un balai à franges. Une clientèle jeune et populaire fait la queue aux caisses, mange au rez-de-chaussée ou à l'étage, à une table seule ou sur un comptoir commun. Ambiance de fête et de famille, comme dans un restaurant d'autoroute, un jour de grand départ. Au mur, un autre slogan : "Fresh, Fun, Smile, Enjoy!". Partout, des ballons de couleur, et des écrans de tv : une jeune vedette répond à une interview sur un plateau de tournage. Sur ma gauche, ma voisine plonge les doigts dans un cornet de frites. Je bois de l'eau et j'observe. Ma voisine de droite, une adolescente coquine, se penche pour lire ce que je prends en notes, avant d'éclater de rire, puis d'embrasser son copain. Un homme, qui ne mange rien, regarde sa femme, qui mange une crème glacée. L'endroit est bruyant : un type pourtant s'est endormi, le visage sur la table. Au-dessus des caisses, les prix : le premier menu est à 10 Yuens, le dernier à 20 ; en promotion, une sorte d'oeuf Bénédict avec un café. Je retrouve dans le McDO de Wangfujing le frisson qu'on éprouvait au début des années quatre-vingt quand la firme américaine venait d'ouvrir une enseigne à Paris. Et je note aussi une différence avec la clientèle américaine : encore une fois, les corps chinois sont dans leur grande majorité petits, fins, menus. La suralimentation n'est pas encore un problème de masse ici. Pourtant, à vue de nez, 80 icônes du M jaune et courbe sur fond rouge clignotent sur le plan de Beijing déplié sous mes yeux...