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Billet de blog 31 mai 2009

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Management à la chinoise

On les voit tous les jours, vers dix heures du matin ou dix-sept heures en début de soirée (les Chinois dinent tôt), aux quatre coins de la ville.

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On les voit tous les jours, vers dix heures du matin ou dix-sept heures en début de soirée (les Chinois dinent tôt), aux quatre coins de la ville. Je l'ai vu faire plusieurs fois, et quand je me suis arrêté pour les observer, en trois occurrences distinctes au moins, je me suis fait le plus petit possible, comme si les regarder allait les gêner, ce qui de leur point de vue est probablement un scrupule inutile : une fois, dans une petite rue près de la tour de la chaîne publique CCTV ; une autre vers Dongzhimen ; enfin, près de chez moi, devant la galerie marchande 3.3. Chaque fois, des petites formations de vingt à cinquante personnes, en tenue de travail, garçons et filles, tous très jeunes.

Généralement, ils font face à leur établissement, en rangs espacés, par catégories de fonction (l'usage est importé du Japon) : serveurs, vendeurs, cuisiniers, chargés d'entretien, voituriers, etc. Un cadre seul se distingue du lot, par sa situation face au groupe, par son âge aussi (un jeune senior d'environ trente-cinq ans), avec micro-cravate et oreillette : il se tient debout face à eux, en haut des marches qui conduisent au restaurant ou au magasin, sa voix est retransmise et amplifiée. Il fait le point sur la veille, ce qui allait, ce qui n'allait pas, ce qu'on doit prendre en compte, ce qui ne doit plus se reproduire. Il anticipe aussi le service qu'on va prendre : les plats du jour, les réservations notées, la venue de tel ou tel client. La journée ou la soirée s'inscrivent donc dans une durée manageuriale qui vise l'excellence et l'efficacité. Le groupe écoute au garde-à-vous dans le silence. Parfois, un employé rejoint le chef, son expression remplace tous les interprètes : il baisse les yeux, retient un sourire, fait le modeste, il a été distingué ; il regarde devant lui, au-dessus des autres, a l'air absent, il est réprimandé. Des applaudissements peuvent éclater, bras et mains tendus, petits coups secs et rapides. L'un après l'autre, les bons et les mauvais sortent du rang, s'installent près du manageur puis retournent vers le groupe.

La musique est omniprésente, le volume à la limite de couvrir la voix. A un moment, pourtant, durant lequel le silence se fait, puis la musique augmente d'un degré et écrase tout : le groupe se met alors à danser, le manageur redescendu au milieu du premier rang, l'employé du jour ayant pris sa place pour donner l'exemple. Chez 3.3, un écran géant a été placé au-dessus de l'escalier d'accès : trois moniteurs, dans la même tenue que les autres, montrent les enchainements que chacun aura à accomplir dans les succursales du groupe. En zoom, des sourires forcés, des pas de deux sautillants, des arabesques toniques. Selon les entreprises, l'esthétique varie de la séance de remise en forme à la finale de la Star'Ac. Les parties dansées sont de vrais morceaux de bravoure, avec des enchainements longs et complexes qui exigent de s'engager tout entier. Tous jouent le jeu, avec plus ou moins d'énergie, plus ou moins de grâce. Il y en a toujours pour traîner la jambe, faire un mouvement à contre-sens, ou se décaler complètement dans le rang. Mais la plupart se donnent vraiment, la sueur coule sur les visages.

Selon le degré d'investissement palpable, je me sens plus ou moins gêné, j'ai plus ou moins envie de disparaître, en tant qu'observateur. C'est à la fois fascinant et effrayant : cela me rappelle ma surprise en Californie, au début des années quatre-vingt, en découvrant les tableaux d'honneur pour les employés du mois. Je ne peux m'empêcher de penser aux équipes auxquelles j'ai appartenu, placé sous les ordres de quelqu'un ou donnant des ordres moi-même. Tel boss que j'aimais plus ou moins, selon les jours, tout raide dans son costume, ou telle autre plus physique, mais cassante en tailleur, puis-je les imaginer en train de nous briefer, à l'extérieur devant nos bureaux, dans une musique de karaoké ? Comment aurais-je réagi à leur verdict sur mes performances ? Aurais-je mis tout mon coeur à danser avec le groupe ? Je crois que je suis trop vieux ou trop français pour imaginer ça. Non pas qu'il n'y ait pas de mises au pas là-bas comme ici, mais d'autres modes les régissent, dont le protocole désuet et mortifère des réunions de service.

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