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Billet de blog 14 sept. 2020

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La crème de jour de Narcisse

Une beauté déformée par la presse féminine, une image de l'autre fantasmée par les réseaux sociaux, des artifices cosmétiques produits à la tonne et dont les victimes de cette propagande s'affublent, le charlatanisme élevé au rang d'art. C'est aussi cela la société industrielle.

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Propagande marketing

L'Oréal dépense 3% de son chiffre d'affaire dans la R&D, ce qui est très peu pour une boite de chimie et à plus forte raison vu la technicité prétendue de leurs produits. Or à côté de cela ils dépensent 30% de leur chiffre d'affaire dans le marketing. C'est assez croustillant de savoir que les étudiants en chimie qui veulent pour beaucoup rejoindre cette firme prestigieuse, pleine de promesses technologiques, doivent y découvrir une réalité un peu différente de leurs attentes, avec un service commercial et marketing dix fois plus important que le service laboratoire.

Les laboratoires cosmétiques font ainsi la course à la publicité, basant leur communication sur le mieux-disant technologique et sur toujours plus de promesses. Et comme la propagande ça marche plutôt bien, le message finit par rentrer dans la tête des consommateurs, qui lors de leurs courses saisissent l'article qu'ils ont vu à la télé pour le mettre dans leur chariot, le chiffre d'affaire de celui qui a fait le plus de pub augmentant alors significativement. Ce phénomène est tellement marqué dans le domaine cosmétique qu'il écarte systématiquement les acteurs du marché qui communiquent moins, créant un cercle vicieux et poussant les plus gros à la surenchère (source: www.telos-eu.com/).

Le phénomène se vérifie assez bien sur une marque comme Aroma-zone, un site de vente de cosmétiques bio, proposant des formules avec très peu de composants et un emballage minimaliste. Voici à quoi ressemble maintenant leur packaging sur les produits pour colorer les cheveux: aroma-zone.com/ : un beau carton laqué, une impression léchée, des allégations invérifiables ("efficace", "véritable", "facile", "en direct", …), un vocabulaire suivant l'inflation sémantique du marché ("châtain miellé"). La pression du marché a fait son œuvre, cette marque qui voulait à la base faire de l'épicerie avec des produits sains finit par faire de l'esbroufe, du suremballage et du marketing. La main invisible comme auto-régulation de la concurrence? La preuve ici que ça ne marche pas comme ça.

Il est assez croustillant aussi de regarder le procédé de fabricants comme Clarins ou Dior et de comprendre pourquoi ils mobilisent des moyens colossaux en communications pour faire accepter un prix de vente stratosphérique. Car, à bien y regarder il s'agit de formulation, c’est-à-dire le mélange de matières premières industrielles pour vendre un produit fini à plus forte valeur ajoutée.

Illustration 1
La crème de jour à 2500€ le kilo © Guerlain

La recette de la potion magique

Heureusement pour nous il existe des réglementations internationales qui ne sont pas faites uniquement pour enrichir les multinationales mais pour protéger les consommateurs, comme le fait d'apposer une étiquette avec le pays d'origine (le fameux "made in China") ou le fait de décrire la composition d'une préparation dans l'ordre décroissant en terme de pourcentage. A la lumière de cette information, on peut déjà prendre trois crèmes de jour au hasard (Biotherm, Clarins et Dior) et constater que les deux principaux ingrédients sont l'eau et la glycérine.

Ensuite, dans des proportions moindres, on trouve des produits comme le propane-diol, un conservateur utilisé par les entomologistes pour éviter la raideur cadavérique, ou des propylène glycol, très répandu dans une multitude de domaines. Ou encore le dimethicone plus connu sous l'acronyme PDMS dans la fabrication des joints silicone. On trouve aussi de la cire synthétique, de l'alcool. En sixième position au mieux, et parfois plutôt en dixième, on commence à trouver les produits "actifs" communs, c’est-à-dire des agents hydratants naturels comme le karité, des extraits d'algue, des huiles végétales.

Et bien après on commence à trouver dans la composition le produit star vanté par la publicité ou l'emballage. Chez Clarins il s'agit de l'extrait d'escine, ("issu du marronnier d'Inde reconnu pour son action sur le réseau micro-nutritif de la peau. Mieux nourrie, elle recouvre toute sa vitalité et sa luminosité"). Il se trouve dans la composition juste après l'EDTA, un conservateur bien connu efficace à 0.1%. Chez Dior il s'agit de différentes fleurs ("La Science Dior a décodé la puissance de revitalisation naturelle de 4 fleurs d’exception pour créer la Bio-Cellular Technology TM brevetée"), soit des extraits de limnanthes alba, pivoine, lis blanc et jasmin se trouvant juste derrière le tetraisostearate, un tensioactif avec sans doute un dosage de l'ordre du pourcent.

On voit donc que le gros de la formule est composé par des matières premières standard, des diluants destinés à former une émulsion d'eau et de graisse. La suite est un assemblage de composés courants comme des épaississants, huiles, stabilisants, alcools gras. Et bien après se trouvent les fameux composés précieux, à des doses sans doute voisines du pourcent ou même du millième. Une recette qui ne doit pas excéder le prix de revient de 10€ par kilo. Dior et Clarins vendent leur pot de 50 mL à plus de 100€, soit 2000€ le kilo. Je sais bien qu'on n'a pas l'habitude de parler comme ça chez les consommateurs de produits cosmétiques, et pour cause c'est d'une vulgarité prolétarienne comme si on parlait de kilos de tomates, mais quand même ça fait une belle culbute. Et le fabriquant lui, comme n'importe quelle usine qui fait du produit fini, regarde de très près son prix de revient.

Illustration 2
Un fut de 250kg de Glicérine, composant principal des crèmes, pour environ 2.30€ le kilo, numéro CAS 56-81-5 © Arcane Industries

L'injonction misogyne: "sois belle et tais-toi"

Le confinement a été l'occasion de mettre en évidence la vacuité de la presse féminine qui continuait de jouer sa petite musique: rester belle et élégante malgré l'absence de contacts sociaux et les masques sur les visages, relayer la communication des grandes marques sans aucun scrupule ni aucune contradiction (https://www.acrimed.org/). On peut faire le parallèle avec les publicités pour les voitures, non que ça soit une obsession sur ce blog, mais c'est bel est bien un des marchés les plus présents dans les médias et dans la vie quotidienne, c'est aussi le domaine dans lequel le regard citoyen subit la plus grande distorsion: difficile de s'extraire du conditionnement moderne et de réaliser que la vie entière est tournée vers la bagnole, de l'infrastructure routière à l'industrie automobile en passant par la pétrochimie et les jouets pour enfants. Bref, c'est bien pareil donc dans les pubs pour les bagnoles: il suffit de regarder le nombre de pages de publicités auto dans la presse pour mesurer la bienveillance du journal envers les constructeurs et plus généralement l'absence de remise en question de la voiture individuelle. Laissez traîner chez vous un journal qui n'est pas financé par Mercedes (le choix est assez restreint) et vous passerez presque pour un dangereux marginal.

La pertinence et l'indépendance d'un journal télé à propos du féminisme et de la chimie se mesurent donc aussi au nombre de publicités pour Séphora, Lancôme ou Channel. La brillance des cheveux, la longueur des cils, la rougeur des lèvres, la blancheur des dents, autant d'éléments arbitraires qui servent l'hégémonie de la cosmétique industrielle.

Illustration 3
L'actrice Angelina Jolie, égérie de Guerlain (LVMH) © Martin Schoeller (Close Up)

La blogueuse mode ou l'illusion de la popularité

Pour peu qu'il ait un petit rôle dans un film, l'acteur masculin devra faire de la gonflette afin d'être raccord avec les stéréotypes bodybuildés des publicités qui viendront brutalement entrecouper le récit de son film. De même l'actrice doit être naturelle et faire ressortir sa personnalité, du moment que son visage et son corps sont conformes et interchangeables selon les canons imposés par les marques et les magazines féminins.

Si la publicité classique est déjà envahissante dans les médias, les annonceurs comptent désormais sur une méthode indirecte de marketing qui consiste à s'appuyer sur les influenceurs. L'effet prescripteur ne repose plus sur le faux témoignage d'acteurs ou de personnalités, dont on sait qu'elles sont payées pour cela, mais sur le témoignage de blogueurs qui se sont fait une réputation sur Youtube ou Instagram jusqu'à représenter une alternative crédible comme vecteur de propagande. Il s'agit toujours d'un quidam payé par la marque pour en dire du bien, mais cette fois ça échappe un peu au spectateur qui croit recevoir un précieux conseil en toute sincérité.

Cette appropriation du marketing publicitaire par des amateurs n'est pas sans rappeler l'uberisation des services de livraison ou des taxis, de AirBnB à Deliveroo. Sur la promesse de gains faciles et rapides (tarif à la course, cadeaux ou contrats aux influenceurs, loyers à la journée pour les loueurs), beaucoup d'amateurs sont prêts à abandonner leur emploi pour devenir "entrepreneurs", misant tout sur leur popularité et sur les désirs capricieux de leurs nouveaux "clients". Il est plus facile de vendre son c*l au capital que d'exercer un travail collectif, de collaborer avec des gens. Ainsi, l'ancien salarié devient coursier à vélo, esclave d'un algorithme dont les règles demeurent arbitraires et secrètes, lui faisant miroiter quelques euros à la course auxquels il devra soustraire un certain nombre de charges (congés, retraite, chômage, sécurité sociale, assurance, source: www.cidj.com/). Ainsi le propriétaire devient rentier en louant son bien à la journée à des touristes plus riches que lui, sans aucune garantie ou caution, participant au phénomène de hausse des loyers et à la gentrification. Ainsi l'étudiante branchée devient blogueuse mode, transformant sa vie en vidéo publicitaire, modelant son libre arbitre au gré des contrats de sponsoring, soumettant son amour propre à l'annonceur le plus offrant.

Illustration 4
Photo parodique issue de la série ID 1 © Metra Bruno - Laurence Jeanson

Bref, le fantasme d'une peau parfaite matraqué par les industriels a bien infusé parmi les utilisateurs, ceux qui sont les plus sensibles et aussi les plus avides sont devenus les relais de cette propagande et en font un art de vivre avec force pédagogie et tutos maquillage. Le contenu des flacons étant prétendument précieux, le marché de la crème a rejoint celui du luxe et les grands groupes tels LVMH n'ont plus qu'à déployer leur réseau tentaculaire et omniprésent (avec une certaine stratégie mêlée de cynisme): la crème Guerlain, le réseau de distribution Séphora, la publicité pour Guerlain et Séphora dans Le Parisien et sur Radio Classique. De la poudre de perlimpinpin vendue au centuple de sa valeur, sauf qu'on n'est pas face à un camelot sur le marché mais bien devant une organisation internationale. 

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