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Billet de blog 1 déc. 2020

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L'effet caustique de la chimie minérale

Derrière l'agriculture industrielle se cache une industrie chimique massive qui produit principalement des engrais chimiques, mais aussi des substances corrosives, socle de la chimie minérale et de nombreuses applications industrielles.

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Comment ça marche la chimie minérale ?

La chimie minérale est l'une des deux branches principales de la chimie industrielle, elle s'applique à la matière inorganique, c’est-à-dire principalement les sels et les roches. L'autre branche est la chimie organique, basée sur les molécules carbonées issues des animaux et végétaux.

L'histoire de la chimie minérale est ancienne, elle est basée sur l'alchimie et l'utilisation de certaines substances dans les usages artisanaux: les acides dans le traitement des métaux, tannage des peaux, préparation des teintures; et la soude dans la fabrication de détergents et le traitement de la laine (1). Lors de l'expansion de l'industrie au XIXe siècle, on chercha à dépasser les limites des méthodes artisanales en employant des procédés lourds, utilisant les nouvelles ressources du charbon et, plus tard, du pétrole et du gaz.

Les principaux produits de la chimie minérale sont:

  1. L'acide sulfurique (anciennement le vitriol) fabriqué en chambre de plomb à partir de dioxyde de soufre provenant du salpêtre ou de la combustion du charbon ou de roches soufrées. L'importance de l'acide sulfurique dans l'industrie chimique est comparable à l'importance du fer dans la métallurgie (2). Depuis le milieu du XXe siècle le procédé en chambre de plomb est abandonné pour le procédé de contact à partir de trioxyde de soufre, produisant un acide sulfurique plus concentré avec un meilleur rendement.
  2. L'ammoniac fabriqué selon le procédé Haber Bosch à partir du méthane du gaz naturel.
  3. La soude (carbonate de sodium) fabriquée selon le procédé Leblanc à partir de craie (carbonate de calcium), de sel (chlorure de sodium) et d'acide sulfurique.
  4. L'acide nitrique (anciennement l'eau forte) fabriqué selon le procédé Ostwald à partir de l'ammoniac.

On peut déjà voir qu'à chaque produit de la chimie minérale correspond un procédé industriel breveté, symbolisant déjà la démarche autour de la propriété intellectuelle. Les produits de la chimie minérale sont des matières premières intermédiaires, représentant une étape indissociable des produits finis que nous connaissons et que nous achetons.

Illustration 1
Mines de phosphates de Khourigba au Maroc © Yann Arthus Bertrand

A quoi ça sert la chimie minérale ?

Principalement à fabriquer des engrais.

Pour fertiliser les cultures, on peut utiliser directement le minerai de phosphate broyé en épandage (la roche jaune qui est extraite dans les mines par exemple au Maroc), mais les ions phosphore sont alors faiblement assimilés par les plantes. On recourt alors au superphosphate, un fertilisant de synthèse produit par l'attaque de l'acide sulfurique sur les roches phosphatées. La fabrication de superphosphate (engrais phosphaté) et de sulfate d'ammonium (engrais azoté) est le plus gros consommateur d'acide sulfurique avec environ un tiers de la production mondiale (3).

Pour fabriquer les engrais azotés, on utilise non seulement l'acide sulfurique mais aussi l'autre principal produit de la chimie minérale: l'ammoniac. Combiné à l'acide sulfurique, il donne le sulfate d'ammonium, combiné à l'acide nitrique, il donne le nitrate d'ammonium.

Il est à noter que ces procédés seront détournés de l'usage agricole pendant la première mondiale pour fournir des explosifs, notamment grâce à l'acide nitrique.

L'autre grand domaine de la chimie minérale est la fabrication de pigments minéraux. Le plus connu d'entre eux est le dioxyde de titane. On extrait du minerai (le rutile) que l'on purifie d'abord par voie mécanique, par tamisage, et enfin par voie chimique, par traitement à l'acide (4). Le TiO2 est utilisé dans toutes les peintures, dans la coloration des polymères, des colles, des mastics. C'est le colorant blanc le plus utilisé, le principe est le même pour les autres couleurs, mais avec des oxydes métalliques différents (autrefois le plomb, mais aussi le nickel, le fer, le cadmium, etc…).

On utilise aussi l'acide sulfurique comme électrolyte dans les batteries au plomb.

Pour la soude, la plus grosse utilisation se fait dans l'industrie du verre, ensuite dans la production chimique, puis la détergence et la métallurgie.

Si on prend en compte l'ensemble des impacts écologiques en remontant jusqu'aux intrants chimiques, on doit alors considérer pour la fabrication d'une baguette de pain la part de nitrate d'ammonium qu'il a fallu pour faire pousser le blé industriel, et donc une certaine quantité d'acide nitrique et d'ammoniac, et donc l'extraction de méthane puis l'eau et l'électricité qui vont avec. On peut faire de même avec la barquette de blanquette de veau et ajouter aux engrais pour les pommes de terre le craquage de l'éthylène pour faire la boite en plastique en passant par le phosphate, l'eau et à nouveau les engrais pour le fourrage de l'alimentation animale. D’où l'écart d'impact écologique entre la barquette de nourriture transformée et la courgette qui a poussé dans un potager, écart qui peut paraître à première vue important, mais qui est en réalité gigantesque. Faire pousser soi-même ses légumes, ou les acheter au paysan du coin, c'est non seulement une démarche vertueuse d'autonomie, mais c'est aussi surtout éviter de solliciter une immense chaîne de traitement industrielle avec ses ramifications productivistes infinies.

Illustration 2
Chargement de sacs "big bags" de 600kg de nitrate d'ammonium © Jean-christophe Sounalet

Qu'est-ce que ça génère comme pollution ?

L'acide sulfurique est produit dans le monde à hauteur de 270 millions de tonnes en 2017, c'est un liquide corrosif très miscible à l'eau, donc potentiellement très polluant s'il est rejeté dans la nature.

L'ammoniac est toxique et dangereux pour les organismes aquatiques. La production d'ammoniac représente 137 millions de tonnes en 2012, c'est 3 à 5% de la consommation mondiale de gaz naturel (donc basé sur l'extraction gazière) et 1 à 2% de la consommation mondiale d'énergie (principalement par le charbon donc, avec l'extraction minière et les rejets massifs de CO2 qui vont avec).

Illustration 3
Rejets miniers chargés d'acide sulfurique sur le site de l'ancienne mine de cuivre de Levikhinsky en Russie © nashural.ru

Exemples de catastrophes industrielles

Oppau 1921:

Dans les années 1910 en Allemagne, une usine de fertilisant azoté exploitée par BASF fabrique un mélange de nitrate d'ammonium et de sulfate d'ammonium qu'elle stocke dans d'énormes silos. Du fait de ses propriétés hygroscopiques (la matière absorbe l'humidité), le mélange s'agrège en masse et durcit, si bien qu'il nécessite pour le manipuler de forer des trous à la barre à mine et de le désenrocher à coup d'explosifs. Jusque-là cette manipulation ne posait pas de problème, puis un beau matin de Septembre 1921, dans le silo 110 qui renferme 4500 tonnes de mélange, le tir fait exploser l'ensemble du stock. L'explosion laissera un cratère de 100 m de diamètre et 20 m de profondeur et sera entendue jusqu'à Munich, à presque 300 km de là, l'équivalent à 500 tonnes TNT. L'onde de choc tuera plus de 500 personnes sur place, touchera trois trains qui passaient à proximité et des bateaux qui naviguaient sur le Rhin, brisant des vitres jusqu'à 30 km. Après l'explosion, l'air se chargera d'une odeur d'ammoniac et d'une fumée verdâtre. Après expertise, il s’avérera qu'une déviation dans la proportion du mélange nitrate/sulfate de 50/50 à 60/40, ainsi que la baisse de taux d'humidité avaient augmenté considérablement son explosivité et sa puissance (4).

Tessenderlo 1956:

Dans l'usine PCT (Produits Chimiques de Tessenderlo), un tir d'explosif dans la masse pour désenrocher du nitrate d'ammonium déclenche l'explosion de 150 tonnes de matière, faisant 200 morts et 900 blessés. L'usine sera reconstruite au même endroit contre l'avis des habitants.

Texas City 1947:

Le port sert au transport de fret, alors que des bateaux sont chargés d'engrais, un incendie se déclare dans une cale, peut-être déclenché par une cigarette mal éteinte ou par la forte chaleur, et couve toute la nuit, faiblement alimenté en air. Le lendemain matin, à cause de l'ouverture de la cale, le feu est attisé et propagé au compartiment de nitrate d'ammonium, le bateau en contient plus de 2000 tonnes. Il s'en échappe une fumée orange alors que la coque du bateau devient brûlante et que les issues sont calfeutrées tant bien que mal. A 9h12 le bateau explose, provoquant un raz de marée sur les berges, faisant exploser le bateau voisin, lui aussi chargé de nitrate d'ammonium, environ 1000 tonnes. L'accident fait plus de 500 morts et 3500 blessés, provoque des incendies dans la ville qui est ravagée. Une ancre pesant 1.5 tonnes sera retrouvée à 3 km du quai (4).

Toulouse 2001:

L'usine AZF (pour AZote Fertilisant) est située à 3 km du centre-ville de Toulouse, elle est à l'époque détenue en majorité par la branche chimie du groupe Total Fina Elf. Le site est voisin de la SNPE (Société Nationale des Poudres et Explosifs). L'usine fabrique de l'ammoniac, des engrais azotés et des produits chlorés. Un beau matin (le 21 septembre 2001 à 10h17) une violente explosion soulève le hangar numéro 221, elle sera mesurée à 3,4 sur l'échelle de Richter. Le seuil létal de 130 mbar de surpression est atteint jusqu'à 350 m, équivalent à 30 tonnes de TNT, faisant 30 morts et plus de 200 blessés.

L'expertise conclura que l'origine de l'accident chimique est un premier mélange malencontreux de quelques kilos de chlore choc (du DCCNa vendu pour désinfecter les piscines) avec 500 kg de nitrate d'ammonium, lui-même déversé sur un tas de nitrate d'ammonium reclassé dans le hangar 221 qui servait d'entrepôt pour la matière non conforme, versée directement au sol. On pourrait croire à la mauvaise fortune ou à l'incompétence quand à réunir ces deux substances incompatibles et explosives au même endroit, s'il ne s'agissait pas des deux principaux produits commerciaux de l'usine. Tout ça à 3 km d'une ville de 400 000 habitants (4).

Tianjin 2015:

L'entreprise Ruihai Logistics exploite un entrepôt de stockage de produits chimiques de 46 000 m² dans l'un des plus grands ports du nord de la Chine. Curieusement, elle rassemble beaucoup de produits dangereux au même endroit, même s'il sont dans des bâtiments séparés: gaz naturel (méthane), solvants inflammables (acétate d'éthyle), poudres inflammables au contact de l'eau (nitrocellulose), comburants (peroxyde), produits toxiques (cyanure, isocyanate), produits corrosifs (acide, soude). En tout il y transite 1 million de tonnes par an.

Le stock de nitrocellulose ne contenait pas d'agent stabilisant comme c'est l'usage, alors le 12 Août 2015 il entre en combustion spontanée dans son conteneur. Il explose (équivalent de 3 tonnes de TNT) et provoque un incendie qui se propage au stock de nitrate d'ammonium provoquant une deuxième explosion beaucoup plus forte (21 tonnes de TNT), et un incendie de grande ampleur. Les secours étant constitués principalement de jeunes employés du port inexpérimentés et peu formés, ils ignoraient la nature de certains produits, inflammables au contact de l'eau, si bien qu'en l'arrosant ils ravivaient le feu au lieu de l'éteindre avec des poudres ou du sable. Au total l'accident a fait 173 morts, 720 blessés et 70 disparus.

L'entrepôt était situé à seulement 500 m de grands immeubles d'habitation, un actionnaire aurait utilisé ses relations pour obtenir le permis d'exploitation malgré la réglementation. Les 700 tonnes de cyanure de sodium ont sans doute été vaporisées par l'explosion, et pourtant le site sera dépollué et transformé en "écoparc" l'année suivante… (4)

Beyrouth 2020:

Depuis 2013, un cargo chargé de 2700 tonnes de nitrate d'ammonium est abandonné dans le port de Beyrouth suite à une avarie puis suite à une interdiction de naviguer après inspection par les autorités du port. La compagnie propriétaire ayant laissé tomber son bateau, la justice libanaise le saisit et transfert la cargaison dans un entrepôt du port. (5) Ce sont des travaux de soudage au voisinage de cet entrepôt qui déclencheront l'explosion le 4 Août 2020, faisant au total 200 morts et 6500 blessés, et qui pourrait avoir été l'équivalent de 1000 tonnes de TNT.

Illustration 4
Le port de Beyrouth entièrement rasé par l'explosion © AFP

Pendant ce temps là

En dehors des produits pétroliers, l'acide sulfurique est le produit le plus fabriqué par l'industrie chimique.

Le groupe Glencore produit de l’acide sulfurique au Canada à partir du grillage de minerais sulfurés de cuivre, nickel, plomb et zinc, avec 2 millions de tonnes par an. En Europe, les principaux producteurs sont Aurubis avec 2,1 millions de tonnes en 2018-19, et BASF en Allemagne et en Belgique avec, en 2016, 920 000 tonnes par an (6).

Orica en Australie produit 400 000 tonnes de nitrate d'ammonium par an et stocke autour de 10 000 tonnes de nitrate d'ammonium dans le port de Newcastle, à 800 m des premières habitations (7).

UralChem dont le siège est à Moscou produit 2,8 millions de tonnes d'ammoniac et 2,5 millions de tonnes de nitrate d'ammonium par an (8).

L’usine Yara de Sluiskil en Belgique est l’un des plus grands sites de production d’ammoniac et d’engrais en Europe, et le plus grand site de production d’AdBlue (un additif à base d'urée employé pour réduire les rejets des moteurs diesel de camions et autre gros SUV) au monde. L’ammoniac est utilisé dans 2 unités de production d’acide nitrique avec une capacité de production de 1,4 millions de tonnes par an. La production de nitrates est de 1,9 millions de tonnes par an (9).

Le groupe Yara produit aussi en France avec 400 000 tonnes d'ammoniac par an dans l'usine du Havre, mais aussi 450 000 tonnes par an d'acide nitrique à Ambès en Gironde et 300 000 tonnes à Montoir dans en Loire Atlantique.

La plus grande usine au monde est celle exploitée par CF Industries, aux État-Unis en Louisiane, à Donaldsonville, avec une capacité de 4 millions de tonnes par an d'ammoniac.

Ciner Group, société turque produit en 2018 2,4 millions de tonnes de carbonate de sodium.

Genesis Energy exploite aux Etats Unis dans le Wyoming des mines situées à 490 m de profondeur, avec plus de 4 000 km de galeries. En 2018, les ventes ont porté sur 3,3 millions de tonnes de carbonate de sodium.

Illustration 5
Usine Yara de Sluiskil aux Pays Bas © Yara

Comment s'en passer

En se procurant des fruits et légumes cultivés sans engrais chimiques. En n'achetant pas de produits préparés industriels (dont on ignore la plus part du temps la composition et la provenance). En cuisinant soi-même. En évitant de systématiquement peindre et repeindre tous les murs de son logement en blanc. Cela dit je ne suis pas sûr qu'il suffise de se placer en consommateur averti pour limiter l'usage de tous ces intrants chimiques, alors il faudrait se demander, au delà de comment s'en passer, comment militer. Il conviendrait de sortir de la vision malthusienne de la société, qui voudrait que l'industrie soit nécessaire pour nourrir le monde à cause d'une envolée démographique. Ça n'est vrai que dans un monde ou les uns se gavent et les autres meurent de faim. Ça n'est vrai qu'à l'intérieur d'une vision paternaliste qui voudrait posséder les moyens de production, que ce soit par un actionnariat capitaliste ou par un Etat totalitaire, et qui voudrait que les citoyens ne disposent que du droit d'y travailler et d'en acheter les produits. N'a-t-on vraiment le choix qu'entre le fordisme et le stalinisme? La profusion imposée par le libre échange ou l'austérité imposée par la force? Cette société est basée sur une économie de l'offre, produisant d'abord, trouvant des débouchés ensuite, que ça soit pour vendre du gaz, des hamburgers ou des smartphones. La course au rendement (kilo de production par hectare) et à la productivité (kilo de production par paysan) a eu surtout pour conséquences de déposséder les agriculteurs et les citoyens et de mettre l'agriculture entre les mains des hommes d'affaire à la faveur du business des engrais, des pesticides et des machines agricoles. Nous sommes faits pour mettre les mains dans la terre, la question centrale de la politique économique n'est pas de savoir si on préfère le salariat ou le chômage mais si on préfère la servitude ou l'autonomie.

(1) L'age des low tech - Philippe Bihouix

(2) Les procédés modernes de fabrication de l'acide sulfurique. L. Pierron

(3) https://www.universalis.fr/

(4) https://www.aria.developpement-durable.gouv.fr/

(5) https://www.lexpress.fr/actualite/monde/proche-moyen-orient/beyrouth-le-nitrate-d-ammonium-etait-stocke-depuis-six-ans-dans-un-entrepot-lezarde_2132404.html

(6) https://www.lelementarium.fr/

(7) https://www.vice.com/en/article/pkyxmv/beirut-explosion-australia-ammonium-nitrate-stockpile

(8) https://www.info-chimie.fr/uralchem-accroit-ses-investissements,52105

(9) https://www.yara.fr/a-propos-yara/yara-dans-le-monde/sites-production-monde/

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