Il faut lire l’œuvre de Belaïd Abane. C’est non seulement un trésor de références historiques mais aussi une fondation assurée sur laquelle sont appuyées des réflexions d’une extrême pertinence sur les événements liés à la guerre et à l’histoire de l’Algérie. 529 pages condensent, sous une plume vivante, une période de 132 années.
Bélaïd Abane n’entreprend pas une œuvre intime sur son proche parent, Abane Ramdane, cerveau de la révolution algérienne, tacticien politique qui unifiera et structura le FLN, il édifie au contraire un merveilleux travail de recherche sur le processus d’abolition du privilège colonial. Ce livre, remarquablement référencé, éclaire les origines de la guerre d’Algérie.
Belaïd Abane met en exergue, tout d’abord, la guerre d’Empire à laquelle collabore Bonaparte. Les comptoirs commerciaux d’européens sont florissants à Alger depuis le XVIIe siècle. Pendant que les Anglais occupent les autres parties du monde, étendre sa puissance économique en transformant la mer méditerranée en un prolifique lac impérial devient une affaire d’Etat. La monarchie, au bord de la faillite, qui lui succèdera, trouvera l’aventure trop avantageuse pour l’abandonner à d’autres. La violence est banalisée. Le malheur cataclysme des Algériens est institutionnalisé au profit de la grande épicerie coloniale. L’horreur coloniale étend la mort dans les gorges du Rhummel et les grottes enfumées du Dahra avant d’exterminer les collines de Larbaa Nath Iraten. La puissance meurtrière est telle que les quelques survivants seront dissouts en haillon. Ils deviendront ombres, invisibles jusqu’à leur disparation programmée dans des textes littéraires et sur les bancs des jurés. Il s’agit, selon la fameuse expression du lieutenant colonel Montagnac, « d’anéantir tout ce qui ne rampera pas à nos pieds comme des chiens. »
Alger est mise à sac. Cette ville dont Amédée de Bourmont affirme qu’elle « ressemble à une vraie ville de France, avec ses cafés, ses restaurants, ses hôpitaux, son bureau de poste et même son imprimerie », n’est au bout de quelques mois, que l’ombre d’elle-même. (…) Autour d’Alger (Dely Brahim, Kouba…) et dans la Mitidja, s’installent les premières colonies. De vastes domaines sont concédés à des nobles désargentés, les fameux « gants jaunes », qui deviennent des colons capitalistes comme le Baron Vialar qui fonde Boufarik en 1834, le premier village européen entre Alger et Blida. Précise Bélaïd ramdane.
On ne peut mesurer l’importance de l’insurrection algérienne si on ne rend pas compte des atrocités commises durant la colonisation. Les textes rapportés par notre auteur sont la plupart méconnus par l’ensemble des lecteurs. J’y ai appris des pratiques que ma simple imagination aurait eu beaucoup de mal à produire. L’une d’entre elles consiste à porter au bout de sa lance des têtes qui servaient à boucher les conduites d’eau crevées ou à d’horribles festins… Blida est encombrée de cadavres juifs et musulmans, massacrés par les hommes du colonel Rullière. Les colonels choisissent la vocation d’enfumeurs, de chasseurs d’innocents et de violeurs.
Pour minimiser d’ailleurs les pertes démographiques, l’historiographie coloniale compte trois millions d’habitants en 1830, mais selon le conseiller du Régent Hamdan Khodja dans un livre publié en 1833, l’Algérie en comptait en réalité dix millions pour les trois beylicats d’Oran, d’Alger et de Constantine.
Le recensement de 1872, fait les autorités coloniales elles-mêmes, évalue la population indigène à 2,1 millions d’habitants. Cela signifie qu’entre 1830 et 1872, l’Algérie n’a pas perdu le tiers mais plus des trois quart de sa population. (…) Cela signifie enfin que la population algérienne n’a réellement pu retrouver son niveau de 1830, qu’à la veille de la guerre de libération nationale algérienne, soit au bout de 132 ans.
Pourtant le pays est beau. Le pays des Béni-Menasser est superbe et l’un des plus riches que j’ai vu en Afrique… Chez les Sidgads, c’est un vrai grenier d’abondance, rapporte l’officier de Saint Arnaud. Le commandant Westée écrit que « le nombre de douars incendiés et la quantité de récoltes détruites est incroyable. Sur les deux flancs de la colonne, on ne voyait que des feux. »
Belaïd Abane retrace aussi le parcours des premiers nationalistes algériens en luttent pour leur liberté politique. Ce n’est qu’après les massacres du 8 mai 1945, et après l’effroi et la stupeur vécus par leurs pères, que les futurs chefs historiques de la révolution algérienne décideront d’abattre le système colonial, en balayant les gardiens de la suprématie raciale. Un sentiment national se radicalise dans l’âme algérienne.
L’Apartheid règne partout : dans la topologie urbaine, à l’école, dans les loisirs, etc. Partout, une misère, criarde et agressive, partout « la clochardisation » que, pourtant, personne ne semble voir. En réponse à cette misère, le cynisme : Camus invoque le surpeuplement.
Alors, il n’y a qu’une seule réponse au cynisme : « vaincre ou mourir ». Car, Aveuglés, même « les petits blancs » en sont arrivés à ne plus distinguer leur propre devenir de celui de Borgeaud, des Gratien Faure, des Schaffino, des Abbo et autres potentats coloniaux.
Les impostures historiques sont des prétextes pour réduire l’ampleur des crimes commis par le colonialisme. En considérant l’industrie de la mort et de la torture comme une bénédiction française, les partisans qui osent penser que le génocide mémoriel et humain est un bienfait, ont choisi le camp de la criminalité.
La loi du 23 février 2005, « portant reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des français rapatriés », recommande dans son artcile 4 aux pédagogues d'élaborer des programmes scolaires reconnaissant « le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord ».
Que répondre alors à ceux qui assènent sans vergogne que la colonisation a joué un rôle positif en apportant aux colonisés le progrès et les bienfaits de la civilisation ? Ecrit Bélaïd abane. Que cela relève du cynisme de ce violeur qui légitime son crime en soutenant, sûr de sa suprématie machiste, que sa victime a pris du plaisir.
Bélaïd Abane s’interroge : si le 17 octobre 1961 et le 8 mai 1945 sont au palmarès de l’historiographie, peu de français et d’algériens connaissent l’impensable cruauté du système colonial. Pourquoi cette indifférence ? Les autorités algériennes elles-mêmes emmurent les terribles événements du passé. Ben Bella continuera même d’institutionnaliser les méthodes de ses anciens tortionnaires avec sa police spéciale.
Bélaïd Abane ne cherche pas à faire le procès du colonialisme en vue d’une réparation. « Ce serait dérisoire. Signale-t-il. Car la saignée démographique, les souffrances incommensurables, l’abaissement et les humiliations subies, sont irréparables ». Il tente seulement de comprendre pourquoi une folle amnésie a emparé le cœur de deux Etats.
Pourtant une révolution a bel et bien eu lieu :
Révolutionnaire », la démarche l’est assurément, car les « rebelles » algériens investissent l’univers rationnel dont le colonisateur avait jusque là le monopole : organisation, planification, dépassement du passé et projection dans un avenir à construire sur des bases nouvelles avec le projet de faire émerger un homme libre, donc un homme nouveau. »Ecrit Belaïd Abane.
BelaId Abane, L’Algérie en guerre, Abane Ramdane et les fusils de la rébellion, Histoire et perspective Méditerranéennes, Editions L’Harmattan, 2008.